Incipit de L’Archiviste de Dublin, traduit par Patrick Reumaux et inclus dans les Romans et chroniques dublinoises de Flann O’Brien, en librairie depuis le 24 août 2015.
Dalkey est une petite ville sur la côte à environ douze milles au sud de Dublin. C’est une ville ahurissante, repliée sur elle-même, tranquille, faisant semblant de dormir. Les rues sont étroites, pas évidentes comme rues, avec des croisements qui paraissent accidentels. Les boutiques ont l’air fermées mais sont ouvertes. Dalkey ressemble à une modeste colonie qui doit être (se dit le voyageur) très proche d’un endroit fameux par son importance et sa distinction. Et c’est le cas : vestibule d’une synopticité divine.
Regardez. Grimpez une route ombreuse, sombre, semblable à un chemin, en quelque sorte per iter tenebricosum, qui vous saute dessus comme si un rideau avait été miraculeusement escamoté. Oui, la route de Vico.
Bon Dieu !
La route elle-même s’incurve doucement vers le haut et, sur la gauche, au-delà du mur bas qui longe le sentier, c’est l’enchantement : des prairies rocailleuses dégringolant vers une voie ferrée semblable à un jouet, loin en dessous, et, plus loin encore, l’incommensurable mer immanente ondulant lentement dans l’immense étendue de la baie de Killiney. À l’imprécise couture où le ciel la rejoint, une caravane de légers nuages se déplace silencieusement vers l’est.
Et à droite ? Monstrueuse arrogance : une puissante épaule de granit monte toujours plus loin, sous un manteau d’ajoncs et de fougères piqué d’austères rangées de pins, d’épicéas, de sapins et de marronniers, remplacés dans les hauteurs par de jolis bosquets de sveltes eucalyptus méticuleux – tout cela dans un étincellement de feuilles tremblantes, un méli-mélo de lumière, de couleur, d’air et de brume, une merveille toujours verte, verdoyante, verticale, verticilée, vertigineuse à l’ombre des branches vespérales. Bon Dieu ! quelque chose a-t-il échappé au lexique du sergent Fottrell ?
Mais pourquoi ce nom : la route de Vico ? Y a-t-il dans cette magnificence quelque chose qui rappelle certain schéma philosophique traduisant le lot de l’homme sur terre : thèse, antithèse, synthèse, chaos ? À peine. Et doit-on comparer cette baie avec la baie de Naples ? Il ne faut pas y penser ; à Naples une chaleur sévère travaille au corps les Italiens desséchés, il n’y a pas le doux ciel irlandais, pas de brises qui ont presque l’air colorées.
Extrait de la page 467.
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