Grande et petites histoires… des Goths : la liste de la semaine + extrait

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Procope, Histoire des Goths. Deux volumes sous coffret. Édité et traduit par Denis Roques et Janick Auberger. Coll. La Roue à Livres, 2015, 880 pages, 45 €

La liste de la semaine est tirée de l’introduction à Histoire des Goths, de Procope de Césarée, par Janick Auberger, 2015 :

La guerre et ses souffrances, la gravité des situations n’empêchent pas Procope de souligner au fil du récit de plaisantes anecdotes, comme cette apparition d’un poisson qui rappelle à Théodoric le visage de Symmaque récemment assassiné (I, 1, 34) ; on pense bien évidemment à Hérodote et au poisson qu’on apporte au tyran Polycrate qui retrouve ainsi son anneau d’or, provoquant la panique du roi égyptien Amasis. On est témoin de cette rencontre inattendue entre un Romain et un Goth tombés dans un silo et qui pactisent (dans quelle langue ?), le temps de leur mésaventure (II, 1). On voit une chèvre s’occuper d’un nourrisson abandonné, le nourrir et le défendre avec le plus grand dévouement (II, 17), deux femmes cannibales qui survivent en dévorant dix-sept hommes (II, 20) [voir extrait plus bas], une biche qui aide de jeunes chasseurs à traverser à gué le Bosphore cimmérien (IV, 5), un éléphant déstabilisé par les cris d’un porc, et un prodige qui voit une femme mettre au monde un bébé à deux têtes (IV, 14). On assiste en Lazique à un phénomène climatique inusité, avec une arrière-saison exceptionnelle qui voit refleurir les roses et réapparaître les fruits (IV, 15), on voit des moines sortir d’Inde des vers à soie et apprendre la technique de la sériciculture aux Romains (IV, 17). On assiste à des guérisons miraculeuses (II, 2), on voit des blessures extraordinaires, dont Procope semble vouloir suivre l’évolution (II, 5), et surtout le récit historique sait magnifiquement faire alterner de grandes batailles et des combats singuliers, des conflits politiques et des querelles d’alcôve dont les conséquences sont parfois bien aussi graves que les champs de bataille (par exemple le roi Théodahat meurt sous les coups d’un amant jaloux).
Les ruses et tactiques sont mises en valeur (utilisation des ponts, aqueducs, machines de guerre comme le bélier et autres balistes, ou « l’huile de Médée »…) et rien n’interdit de découvrir, dans ces paysages du VIe siècle, les traces d’un passé mythique qui permettent de se réapproprier et de s’imprégner de cette culture gréco-romaine qu’on souhaite évidemment sauvegarder encore longtemps, malgré ce monde qu’on voit changer et ces cultures barbares qui la mettent en danger : Procope rappelle à Bénévent le mythe de Diomède et du sanglier de Calydon dont les dents sont encore visibles à son époque (I, 15), on retrouve le navire d’Énée (IV, 22), on se rappelle les aventures d’Ulysse chez les Phéaciens, chez Calypso, on s’incline devant le tombeau d’Anchise (IV, 22). C’est une lutte culturelle bien autant que guerrière qui semble se jouer dans cette reconquête de l’Italie qui pose bien d’autres questions que celles des frontières et du pouvoir temporel : il s’agit – aussi – de sauver tout un patrimoine culturel et d’assurer sa transmission. (Pages XLV – XLVI)

Famine et cannibalisme (extrait du Livre II, chapitre 20)

21. Dans le Picenum pourtant il mourut, parmi les paysans romains, au moins cinquante mille hommes, dit-on, à cause de cette famine, et encore beaucoup plus à l’extérieur du golfe Ionien. 22. Mais quelle apparence extérieure les gens prenaient-ils, et comment mouraient-ils ? C’est ce que, pour l’avoir vu moi-même, je vais dire à présent. 23. Les malades maigrissaient et pâlissaient tous, car la chair, qui manquait de nourriture, s’attaquait à elle-même, pour reprendre l’antique expression; et la bile qui, en raison de sa surabondance, régnait désormais en maîtresse sur les corps, leur donnait sa propre apparence. 24. Mais avec les progrès du mal les malades voyaient leurs corps perdre toute hydratation et leur peau, complètement desséchée, ressemblait tout à fait à du cuir et donnait l’impression qu’elle était plaquée sur les os. De livide qu’elle était, la peau des malades virait au noir, et ils ressemblaient à de petits flambeaux qui eussent excessivement brûlé. 25. Leur visage ne cessait de trahir l’effroi, tout comme leurs regards ne cessaient d’exprimer une sorte de terrible démence. Puis ils mouraient, les uns par manque de nourriture, les autres parce qu’ils s’en gavaient jusqu’à satiété ; 26. car comme toute la chaleur de leur personne s’était trouvée consumée – la nature l’avait précisément brûlée de l’intérieur –, chaque fois qu’on les nourrissait non pas progressivement, comme c’est le cas pour les petits enfants qui viennent au monde à terme, mais jusqu’à satiété, ces malades, faute de pouvoir encore digérer les aliments, mouraient beaucoup plus rapidement. 27. Certains malades, sous la contrainte excessive qu’exerçait la famine, s’entre-dévorèrent. On raconte même que, dans une campagne située au-dessus de la cité de Rimini (Ariminum), deux femmes avaient mangé dix-sept hommes. Le sort avait voulu qu’elles fussent les seules à survivre sur leur domaine. 28. Aussi en résultait-il que les étrangers qui passaient dans ces parages descendaient dans la petite maison où elles habitaient et, tandis qu’ils dormaient, elles les tuaient et les mangeaient. 29. Or, poursuit-on, le dix-huitième étranger s’était brutalement réveillé au moment où ces femmes allaient porter la main sur lui : il bondit de son lit, apprit d’elles toute l’histoire et il les mit toutes les deux à mort. 30. Telle fut bien la manière dont, assure-t-on, cet événement se produisit. Mais la plupart des gens, accablés qu’ils étaient par la famine, se précipitaient sur l’herbe partout où il s’en trouvait qui fût à leur portée, il s’accroupissaient et tentaient d’arracher cette herbe de la terre. 31. Alors, comme ils ne pouvaient pas y parvenir, puisque toute force les avait abandonnés, ils tombaient dans l’herbe sur les mains, et ils mouraient. 32. Pour les ensevelir dans la terre il ne se présentait strictement personne, car il n’y avait personne qui allât se préoccuper de leur sépulture. Quant aux oiseaux, que la nature pousse souvent en grand nombre à se nourrir de cadavres, aucun d’eux ne touchait aux morts, parce qu’ils n’y trouvaient absolument rien qui pût satisfaire leur convoitise : 33. le sort voulait en effet qu’antérieurement déjà toutes les chairs, comme je l’ai dit précédemment, eussent été consumées par la famine. Telle fut donc à peu près la manière dont elle se manifesta. (Pages 218-219, Tome I)

Traduit par Denis Roques et Janick Auberger.

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