Le « Soudan du soldat », par Winston Churchill

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Illustration hors ouvrage. Source : Wikimedia Commons

Entre Khartoum et Assouan, le fleuve [Nil] traverse 300 kilomètres de désert d’une insurpassable désolation. Le désert finit par reculer et le monde vivant refleurit en Égypte et dans le Delta. Ce sont les événements qui se sont produits dans ces régions désolées que ces pages relatent.
Humide, accidenté, exubérant, le Soudan réel, connu du politique comme de l’explorateur, s’étend loin au sud. Mais il y a un autre Soudan – que d’aucuns confondent avec le vrai – dont les solitudes oppressent le Nil, de la frontière égyptienne à Omdurman. C’est le Soudan du soldat. Privé de richesse et d’avenir, il est riche d’histoire.
Les paysages arides ont été dessinés à coups de plume et de pinceau habiles. Les déserts sans fin ont goûté le sang de maints braves. Les rochers noirs brûlants ont été témoins de tragédies fameuses. Telle est la scène de la guerre.
Cette grande étendue, que l’on appellera « le Soudan militaire », s’étend de façon apparemment indéfinie sur la face du continent. Les plaines de sable uni – un peu plus rose que l’ocre, un peu plus pâle que le saumoné – ne sont interrompues que par d’occasionnels pics rocheux – noirs, informes et désolés. Des tempêtes de sable dansent inlassablement sur la surface brûlante et poudreuse du sol. Le sable fin, charrié par le vent, forme des amoncellements qui s’agrègent aux sombres rochers des collines, de la même façon que la neige habille un sommet alpin. Seulement c’est une neige de feu, telle qu’il pourrait en tomber en enfer. La terre brûle de l’inextinguible soif des âges et, dans le ciel bleu d’acier, aucun nuage ne fait obstacle à l’implacable triomphe du soleil.
À travers le désert coule le fleuve, fil de soie bleu dans une énorme carpette brune, et même ce fil est brun pendant la moitié de l’année.
Là où l’eau lèche le sable et imprègne les rives fleurit un boulevard végétal dont la beauté et la luxuriance contrastent avec le reste. Vital pour tout ce qui l’entoure, le Nil, sur les 5 000 kilomètres de son cours, n’est jamais aussi précieux que là. Le voyageur s’accroche au fleuve comme à un vieil ami dévoué à l’heure du besoin. Le monde entier flamboie, mais ici il y a de l’ombre. Les déserts brûlent, mais le Nil est frais. La terre est craquelée, mais ici il y a de l’eau en abondance.
Le tableau, peint en terre de Sienne brûlée, est éclairé par une touche de vert bienvenue.
Pourtant, celui qui n’a pas vu le désert ou senti le soleil lui brûler les épaules aura peine à admirer la fertilité de la végétation rabougrie de la rive. Des herbes immangeables et des roseaux fétides croissent au bord de l’eau. Le sombre humus pourrissant entre les touffes se fissure à mesure que sèche la crue annuelle. La végétation a un caractère peu hospitalier. Frissonnant d’arrogance, des buissons d’épines, aussi piquants que des hérissons, ont essaimé partout, obstruant ou interdisant le chemin de leur épineux fouillis. Seuls les palmiers des rives ont l’air accueillant, et les hommes voyageant sur le Nil regardent longtemps leurs cimes où, entre les palmes, l’éclat rouge et jaune des grappes de dattes proclame qu’une généreuse moisson est en train de mûrir et proteste que la nature n’est pas toujours trompeuse et cruelle.
Sauf par contraste avec le désert, les rives du Nil offrent une grande monotonie. Leur atout est la tristesse. Pourtant, il y a une heure où tout change. Juste avant le coucher du soleil sur les falaises de l’ouest, un délicieux éclat illumine le paysage. Comme si un artiste titanesque, dans une heure d’inspiration, était en train de retoucher le tableau, peignant en pourpre sombre les ombres au milieu des rochers, accentuant la luminosité des sables, dorant et magnifiant toutes choses pour faire vivre la scène entière. Le fleuve, semblable à un lac dans ses méandres, passe du brunâtre au gris argent. Le ciel, d’un bleu terne, tourne au violet à l’ouest. Tout s’anime sous cette touche magique.
Puis le soleil disparaît derrière les rochers, les couleurs s’estompent dans le ciel, l’éclat déserte le sable, peu à peu tout s’assombrit et vire au gris, comme la joue d’un homme qui saigne à mort. On reste triste et le coeur serré dans le noir, jusqu’au moment où les étoiles s’allument pour rappeler qu’il y a toujours quelque chose au-delà.
Dans un pays où la beauté est la beauté d’un moment, et où le paysage désolé est étrangement austère, la malédiction de la guerre n’a pas ajouté grand-chose à la mélancolie. Pourquoi devrait-il y avoir des plantes corrosives là où tout est brûlant ? Dans les déserts où la soif est reine, où les rocs et le sable supplient en vain le ciel impitoyable pour un brin d’humidité, c’est un sale tour que d’ajouter l’illusion d’un mirage.

Winston Churchill, La Guerre du Fleuve, traduit par John Le Terrier, coll. Mémoires de guerre, 2015, pages 11 à 13.

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Winston Churchill (1874 – 1965), La Guerre du Fleuve. Un récit de la reconquête du Soudan. INÉDIT. Traduit de l’anglais et notes par John Le Terrier, coll. Mémoires de guerre, 2015, 328 pages, 23 €

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