Dans la ville de Jiankang 建康(1), aux Ve-VIe siècles, il existait à la cour des Liu-Song (420-479), des Qi (479-502) et des Liang (502-557) une société d’hommes de lettres qui nous a laissé une quantité inestimable de textes. Parmi ces textes recopiés pendant des siècles, édités de nos jours par les grandes maisons d’édition et étalés dans nos bibliothèques, nous trouvons encore une anthologie, la Sélection de textes raffinés (Wenxuan), qui a été compilée au VIe siècle et a fait l’objet de multiples lectures et relectures tout au long de l’histoire impériale chinoise. Il suffit d’ouvrir cette anthologie pour se faire une idée de la variété des genres et des styles pratiqués jadis à Jiankang : on y découvre, entre autres, des épîtres, des poèmes en style galant ou laudatif, des commentaires des livres canoniques, des proses métriques à caractère descriptif ou narratif, des mémoires au trône, des édits, des questionnaires d’examen et des discussions sur toutes sortes de questions, historiques, administratives, morales et politiques. Plusieurs de ces genres peineraient aujourd’hui à se trouver dans une même anthologie. Et pourtant, ils ont été placés là, tous confondus sous le mot wen que l’on lit dans le titre.
Comment pouvait-on regrouper des textes aussi disparates, où le littéraire coexiste avec l’administratif, le poétique avec le politique, le privé avec le public ? L’anthologie ne peut qu’étonner le non-initié.
Mais lorsqu’on a passé des journées entières à étudier les textes de Jiankang aux Ve-VIe siècles, et que l’on s’est habitué à cette unité entre le « littéraire » et le « politique », ce sont plutôt nos classifications modernes qui prennent l’allure d’un étiquetage arbitraire. C’est cet étiquetage qui, dans bon nombre de nos bibliothèques spécialisées, sépare en deux ensembles distincts les études sur la Chine médiévale en général, et sur Jiankang en particulier : le premier rayon rassemble les travaux sur la « littérature chinoise », qui se concentrent presque exclusivement sur les poèmes et les rhapsodies ; le second rayon correspond aux études « politiques », qui dissocient soigneusement le « politique » du « littéraire » et formulent leurs hypothèses sur la base des documents institutionnels, historiques ou biographiques. L’unité des classifications anciennes est ainsi déchirée : les textes qu’elles reliaient dans une sorte d’union spirituelle se voient soudainement répartis en deux domaines strictement différenciés qui scindent notre vision de l’ensemble. Et lorsqu’on s’aperçoit de l’étrangeté de cette différenciation spatiale et conceptuelle qui a lieu non seulement dans nos bibliothèques, mais aussi dans la façon dont est produit le savoir historique, on évite difficilement l’impression que les prétentions d’objectivité inhérentes à certaines de nos classifications modernes produisent un obscurcissement subrepticement normatif des phénomènes historiques.
Si l’on veut étudier les fondements de l’unité entre le « littéraire » et le « politique » à Jiankang, il ne faudra donc pas considérer les distinctions anciennes comme des versions confuses des distinctions modernes : il faudra plutôt les étudier dans leur complexité et leur singularité, et prendre pour objet de recherche, avec ses consensus et ses discordes, la société d’hommes de lettres qui les rendait opératoires.
Quelles pratiques, quelles institutions, quels discours ont façonné cette unité entre le « littéraire » et le « politique » – ou plutôt entre écriture et pouvoir ? Seule l’étude approfondie du monde lettré de Jiankang nous en fournira la clef. Un monde lettré où l’on trouve les hommes de lettres de la cour impériale, de la cour des princes et de l’entourage des grands ministres ; mais où l’on trouve aussi tous ces membres du pouvoir impérial qui, sans forcément avoir une bonne maîtrise de l’écriture, sont à même d’imposer des règles aux hommes de lettres : les empereurs, les princes et les grands ministres – bref, les grands de la cour. C’est dans ce monde singulier, où le lettré et le ministre se côtoient jusqu’à s’incarner parfois dans la même personne, que l’on trouvera des façons de relier écriture et institutions que nous ne connaissons plus.
(1). Actuelle Nanjing 南京, dans la province de Jiangsu 江蘇.
>> Pablo A. Blitstein, Les Fleurs du royaume. Savoirs lettrés et pouvoir impérial en Chine (Ve-VIe siècles), coll. L’Âne d’or, 2015, pages 21-22.
>>> Lire un extrait de la préface de Christian Jacob.
Source:

Pablo A. Blitstein. Les fleurs du royaume. Savoirs lettrés et pouvoir impérial en Chine, Ve – VIe siècle. Préface de Christian Jacob. Coll. L’Âne d’or, 2015, 432 pages, index, bibliographie, 35 €