Joseph Kessel, Tous n’étaient pas des anges, avant-propos :
En lisant ces récits on se demandera peut-être si un écrivain qui n’a été ni soldat de fortune, ni aventurier de profession, qui n’a pas fait partie de la pègre et pas davantage de la police, a véritablement pris part à tant de péripéties singulières, souvent d’une brutalité intense et s’est donné pour camarades ou amis tant de gens en marge de la société, des lois, de la vie et de la mort.
Je n’y puis rien : il en est ainsi. Ces pages ne doivent pas un trait à l’imagination. Chacune de ces histoires qui ressemblent à des nouvelles ou à des romans en puissance, je l’ai vécue.
En fait, le contraire eût été surprenant, lorsque d’année en année et pendant un demi-siècle ou presque on a couru le monde, à la recherche, par métier et par goût, d’événements dramatiques et de figures d’exception. La chance a fait le reste, qui va toujours selon la pente des tempéraments. Et mes expériences sont loin de se borner aux souvenirs ici rapportés.
Pourquoi les ai-je préférés à d’autres ? À dire vrai, il n’y a pas eu de choix. Il s’est opéré tout seul. Au hasard de la mémoire. En recueillant les images, qui, d’elles-mêmes, filtraient jusqu’à la surface.
Mais était-ce le hasard ? On accorde trop facilement son nom aux courants secrets qui, par-delà la conscience, ont beaucoup plus de pouvoir sur nous que la lucidité.
Un simple jeu fortuit, un caprice des ombres du passé auraient-ils réussi à lier des personnages qui s’égrènent sur plus de quarante ans et sous tant de cieux divers par une sorte d’unité dans la violence et la liberté sans frein ?
Je l’ai cru longtemps. Et j’ai cru, en outre, que seuls m’avaient attiré chez mes héros de rencontre leur haut relief, leur poésie de force et de risque.
C’était vrai. Mais pas tout à fait. Et superficiellement.
Quand je pense, aujourd’hui, aux cosaques sauvages du train blindé, à Moussa, le tueur noir, à Hippolyte le bataillonnaire, à Stiopa le massacreur et que je me revois tel que j’étais alors, je me rends compte que je leur ressemblais dans une part de moi-même. Leurs instincts débridés, déchaînés, leur frénésie à ne connaître pour leurs désirs, leurs plaisirs, leur défi au destin, ni convention, ni loi, ni mesure, ni limite, je les portais bien dans mon sang. Mais la peur du gendarme et l’étau des principes acquis dès l’enfance m’empêchaient de plonger jusqu’au fond.
Eux, mes compagnons des grands chemins, des ports, des guerres, des sables perdus et des bouges, ils avaient le courage, entier, terrible, de leurs exigences effrénées. Par leur truchement, je vivais celles que je n’osais, moi-même, affronter.
C’est pourquoi je suis allé à eux avec tant d’ardeur et de persévérance.
C’est pourquoi ils sont venus à moi en amis, en complices et, pour ainsi dire, à nu.
Du moins, il me semble…
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