Pourquoi lire Alexander Pope, et comment traduire un tour de magie ?

Pierre Vinclair propose une nouvelle traduction de The Rape of the Lock, célèbre poème du XVIIIe siècle, et nous dévoile son tour de magie. Guillaume Métayer, dans l’étude ouvrant cette édition bilingue, analyse la virtuosité de cette traduction pour nous conduire au cœur de ce classique d’Alexander Pope.

Le Rapt de la boucle est une nouvelle traduction de The Rape of the Lock (1714), qui fut, comme le rappelle l’étude substantielle de Guillaume Métayer, l’un des poèmes anglais les plus traduits en français au XVIIIe siècle. Dans cette épopée en cinq chants, Alexander Pope (1688-1744) se moque autant des mœurs frivoles des courtisans que des postures poétiques à la mode. Mais au-delà de sa dimension parodique, c’est surtout un remarquable poème héroï-comique, dont la traduction virtuose de Pierre Vinclair rend magnifiquement la drôlerie comme la beauté.

The Rape of the Lock / Le Rapt de la boucle

• Extrait de l’étude « Le rivage des sylphes » de Guillaume Métayer, ouvrant notre édition •

« Il est extraordinaire qu’il ait fallu attendre l’année 2022, plus de trois siècles après la parution du poème en Angleterre (1714 pour la version revue avec sa «machine» cabalistique des Sylphes et des Gnomes), et presque aussi longtemps après sa première traduction française (1728), pour que le titre de ce célèbre poème d’Alexander Pope, rien que son titre, reçoive une forme un tant soit peu consonante à l’original: Le Rapt de la boucle, pour The Rape of the Lock. On est heureux d’y retrouver non seulement cinq monosyllabes qui claquent presque aussi sec que l’anglais, mais aussi des mots en miroir, visiblement trempés dans la même eau latine (rapio): «the rape» et «le rapt». Plus encore, par l’effet d’une capillarité poétique (si j’ose dire), deux termes pourtant sans liens linguistiques réels, the lock et «la boucle», semblent presque refléter leurs phonèmes jumeaux. (…)

Le nouveau titre que propose Pierre Vinclair est, à ce jour, le plus exact, et l’on ne peut que se féliciter qu’une nouvelle traduction commence sur une note aussi juste.
Cet accord parfait du titre annonce, du reste, le bon ton de la traduction tout entière. Tout est toujours possible bien sûr, mais le parti pris de s’imposer plus de contraintes formelles que la pratique ordinaire des traducteurs français de poésie, dédaignant le plus souvent la rime au nom d’une histoire linéaire de la littérature française marquée par le schème moderniste, tout en relâchant la pression de certaines règles classiques d’autrefois, semble sagace. Il permet de donner une idée de l’original, de ses unités de rimes plates, sans pour autant recourir à des contorsions qui étrangleraient toute poésie, en réduisant l’écart que signalait jadis le traducteur des Moulins entre les pratiques plus libres du vers anglais et plus strictes de la prosodie française. En un sens, le vers de Vinclair, qui ne s’embarrasse pas plus qu’il ne faut de la question des rimes masculines ou féminines, singulier et pluriel, ni d’ailleurs de parfois fastidieuses diérèses, bref qui prend en compte un autre état de la prononciation que celle des siècles anciens ne saurait être blâmée, bien au contraire. Malgré quelques libertés, on aurait mauvaise grâce d’appeler cette version une « belle infidèle», dans la mesure où il s’agit de la seule traduction en vers français que l’on pourrait dire isostiche, attentive à traduire vers par vers et à respecter la construction en distiques, à rendre les moments dans la logique poétique de leur succession endiablée, au lieu d’en diluer le sens dans des adaptations qui, comme celle de Marmontel, font parfois un peu l’effet de la lecture globale par rapport à la lecture alphabétique. On sent bien – c’est là, par excellence, le travail poétique du traducteur – que chaque séquence est traduite dans une unité de souffle, tout comme l’exige la calligraphie chinoise. On croit entendre le halètement du versificateur français qui emboîte le pas au rythme du poème, le tempo à bride abattue de l’héroï-comique. On le voit tout aussi soucieux du registre, du ton, du lexique. »

• Pourquoi lire Alexander Pope ? •

Guillaume Métayer, interrogé dans nos locaux, livre quelques pistes :


Extrait du chant V

’Say, why are beauties praised and honoured most,
The wise man’s passion, and the vain man’s toast?
Why decked with all that land and sea afford,
Why angels called, and angel-like adored?
Why round our coaches crowd the white-gloved beaus,
Why bows the side-box from its inmost rows?
How vain are all these glories, all our pains,
Unless good sense preserve what beauty gains:
That men may say, when we the front-box grace:
’Behold the first in virtue, as in face!’
Oh! if to dance all night, and dress all day,
Charm’d the smallpox, or chased old age away;

Who would not scorn what housewife’s cares produce,
Or who would learn one earthly thing of use?
To patch, nay ogle, might become a saint,
Nor could it sure be such a sin to paint.
But since, alas! frail beauty must decay,
Curled or uncurled, since locks will turn to grey,
Since painted, or not painted, all shall fade,
And she who scorns a man, must die a maid;
What then remains but well our pow’r to use,
And keep good humour still whate’er we lose?
And trust me, dear! good humour can prevail,
When airs, and flights, and screams, and scolding fail.
Beauties in vain their pretty eyes may roll;
Charms strike the sight, but merit wins the soul.’

«Pourquoi donc les beautés gagnent toutes faveurs
De la passion du sage au clin d’œil du poseur ?
Pourquoi s’orner de tout ce qu’offrent terre et mer,
Être appelé mon Ange, être objet de prière ?
Pourquoi lords à gants blancs, massés à nos carrosses,
Se penchent du balcon tel un grain de sa cosse ?
Comme sont vains la gloire et l’ardu don de soi
Si l’esprit ne retient ce que beauté reçoit :
S’ils ne disent de l’une, en la loge aperçue :
«Elle est belle en visage — et aussi : en vertu.»
Oh ! Si danser la nuit, parader la journée
Exorcisait et la variole et les années,
Qui ne mépriserait tout le soin domestique,
Ou apprendrait quelconque activité pratique ?
Reluquer, entremettre aussi deviendraient sages —
Aucun péché à se couvrir de maquillage !
Mais puisque la beauté est fugitive, hélas !
Et que bouclées ou non, le brun des mèches passe —
Toutes mourront (fardées, pas fardées, c’est tout comme),
Et vieille fille celle qui dédaigne l’homme —
Il ne restera rien, sauf ce qui nous rend fortes :
De l’esprit, face aux coups que le destin nous porte.
Croyez-moi, les amis ! Seuls les bons mots vaincront —
Mais airs, vols, gronderies et cris disparaîtront.
Roulez, belles, vos yeux, en vain dans vos orbites !
À l’œil tape le charme — à l’esprit le mérite.»


Comment traduire un tour de magie ? Par Pierre Vinclair

Si un texte était un ensemble de signes (représentant dans la matière sonore ou paginée, selon des conventions arrêtées dans des dictionnaires, des idées existant indépendamment d’eux) reliés par des rapports syntaxiques répondant à des règles grammaticales (permettant l’intégration dans chaque langue des significations locales des mots en un «sens» existant lui aussi indépendamment d’elles) et exemplifiant un répertoire de figures codées (par lesquelles l’expression s’éloigne du sens «propre»); si d’autre part il allait de soi que les mots ne sont que des composants inessentiels de la phrase, les procédures d’intégration des opérations non seulement instrumentales mais dont on peut aussi postuler l’équivalence dans toutes les langues, et les figures des opérateurs mécaniques — alors traduire ne poserait pas de problème. Mais prenez l’ouverture de The Rape of the Lock d’Alexander Pope :

What dire offence from am’rous causes springs,
What mighty contests rise from trivial things, I sing —
This verse to Caryll, Muse! is due:
This, ev’n Belinda may vouchsafe to view:
Slight is the subject, but not so the praise,
If she inspire, and he approve my lays.

Si vous acceptez d’avaler les sept couleuvres que j’ai soulignées plus haut en italiques, vous obtiendrez quelque chose comme :

Quelle terrible offense de causes amoureuses jaillit,
Quels combats puissants naissent de choses insignifiantes,
Voilà ce que je chante — Ce vers à Caryll, Muse ! est dû :
Ceci, même Belinda condescendra à le regarder :
Léger est le sujet, mais pas tant l’éloge,
Puisse-t-elle inspirer, et lui approuver mes lais.

Or, que se passe-t-il? Vous avez, en traduisant, remplacé six vers malicieux, drôles et bien frappés en anglais, par une succession de lignes poussives, aussi ternes que biscornues. Pourquoi donc? Parce que rien de ce qui rend le poème savoureux n’a été conservé.

En premier lieu, l’intrigue prosodique : chaque distique fonctionne sur une métrique régulière et une rime — si bien que le lecteur retient son souffle (comme en face d’un numéro de trapèze dans lequel un partenaire doit rattraper l’autre in extremis) dans l’attente du mot qui le conclura. En deuxième lieu, l’humour: dans « Slight is the subject, but not so the praise» ce dernier mot concerne l’éloge que réclame Pope. Il s’agit évidemment d’une boutade («même si je ne dis presque rien, louez m’en beaucoup!»), dont la traduction littérale ne rend pas compte de la malice. Pour la conserver, il faudra ajouter des mots absents dans l’original. En troisième lieu, le relief, lié aux accents anglais. L’iambe consiste en effet en l’alternance d’une syllabe non accentuée et d’une syllabe qui l’est. Pris dans ce système prosodique, des mots qui normalement ne seraient pas mis en valeur le sont s’ils se retrouvent à la place d’un accent. C’est ainsi que dans le dernier des vers cités, « she » et «he » sont tous deux accentués, ce qui crée un contraste contribuant à la saveur du texte.

Intrigue, humour, relief: le texte à traduire n’est pas une structure subtile de signifiants incarnant une signification idéale, mais un ensemble de gestes par lesquels l’auteur capte l’attention de son lecteur et joue avec — pour lui en faire voir de toutes les couleurs. Un poème n’est pas un texte: c’est un tour de magie dans la langue.

Comment donc traduire une telle chose ? Heureusement, la magie n’existe pas : les soi-disant tours de magie sont en réalité le résultat de mouvements reproductibles, dont l’exécution est suffisamment rapide et précise pour que le spectateur n’en ait pas conscience, si bien qu’il s’imagine (à tort!) que sans médiation un lapin fut tiré d’un chapeau.

Quel spectacle! «Traduire un tour de magie» ne peut dès lors signifier autre chose qu’exécuter dans sa propre langue un ensemble de gestes suffisamment rapides et précis jusqu’à tirer un autre lapin, de son propre chapeau cette fois — même si ces gestes n’ont en fait rien à voir avec ceux de la langue originale. De toute façon, ils sont par principe destinés à ne pas être perçus par le spectateur. Ainsi arrivai-je à ces vers :

Quelle terrible offense a eu l’amour pour cause,
Quelle querelle énorme est née de pauvres choses,
Je chante — ce poème à Caryll, Muse ! est dû :
Que même Bélinda daignera avoir lu :
Petit est le sujet, pas l’éloge à me faire !
(Elle puisse inspirer, lui approuver mes vers).

L’opération est-elle réussie, le tour apparaît-il aussi naturel que dans l’original? Y a-t-il un lapin dans mon chapeau? Faites-m’en s’il vous plaît le crédit, chère lectrice, cher lecteur. Et demandez-moi pour voir: quels gestes avez-vous accomplis ?

— Ah, mais s’il y a une chose que l’on sait des prestidigitateurs, n’est-ce pas qu’ils refusent de partager leurs secrets ? Notez que ce n’est pas par coquetterie, d’ailleurs, mais par nécessité professionnelle : car si le rare public, qui se doute déjà qu’il n’y a pas de magie, connaissait en plus le truc à l’avance, viendrait-il encore au spectacle ?

Pierre Vinclair, article écrit pour notre bulletin « Écrire l’éphémère en tous caractères », que vous pouvez vous procurer en librairie ou sur notre site internet.


Alexander Pope, Le Rapt de la boucle

Traduction de Pierre Vinclair • Introduction (45 pages) de Guillaume Métayer

Édition bilingue anglais-français

120 pages sous couverture à rabats – 12 x 19 cm – Paru le 24 janvier 2022 – 17 €


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