Chasseurs de livres : la soif des livres dans l’Antiquité

Comment enrichir sa collection de livres lorsqu’on en raffole ? Peut-on tuer pour obtenir un exemplaire convoité ? Quels escrocs fleurissent sur le chemin de la bibliophilie naissante dans l’Antiquité ? Irene Vallejo raconte, dans le premier volet de notre série « L’invention des livres dans l’Antiquité ».

L’invention des livres dans l’Antiquité – 1/4, d’après L’infini dans un roseau, d’Irene Vallejo

« Après avoir épuisé toutes mes réserves de doutes, d’ajournements et d’excuses, j’affronte, par une chaude après-midi de juillet, la solitude de la page blanche. J’ai décidé de commencer mon texte par l’image d’énigmatiques chasseurs à l’affût d’une proie. Je m’identifie à eux, j’aime leur patience, leur stoïcisme, leurs temps morts, la lenteur et l’adrénaline de la quête. Quand j’étais chercheuse, j’ai passé des années à consulter des sources, des documents, m’efforçant de décortiquer la matière historique. Mais, à l’heure de vérité, l’histoire réelle et attestée que je découvre peu à peu me paraît tellement incroyable qu’elle envahit mes rêves et prend, malgré moi, la forme d’un récit. J’éprouve la tentation de me mettre dans la peau des chercheurs de livres sur les routes d’une Europe ancienne, violente et tourmentée. Et si, pour commencer, je racontais leur voyage ? Cela pourrait marcher, mais comment discerner le squelette de faits sous les muscles et le sang dont l’imagination les a recouverts?

Le point de départ, je crois, est aussi fantastique que le voyage à la recherche des mines du roi Salomon ou de l’Arche perdue, même si des documents prouvent qu’il a vraiment existé dans l’esprit mégalomane des rois d’Égypte. Ce fut peut-être à ce moment-là, au IIIe  siècle av. J.-C., la seule et unique fois où le rêve de rassembler tous les livres du monde sans exception dans une bibliothèque universelle put être réalisé. Aujourd’hui cela nous semble l’intrigue d’une nouvelle fascinante, abstraite, de Borges – ou, peut-être, son grand fantasme érotique.

À l’époque de l’ambitieux projet alexandrin, il n’existait rien de semblable au commerce international des livres. On pouvait les acheter dans des villes ayant un long passé culturel, mais pas dans la jeune Alexandrie. Les textes racontent que les rois abusèrent des immenses avantages du pouvoir absolu pour enrichir leur collection. Ce qu’il leur était impossible d’acheter, ils le confisquaient. S’il fallait trancher des gorges ou raser des récoltes pour s’emparer d’un livre convoité, ils donnaient l’ordre de le faire, sous prétexte que le rayonnement de leur pays était plus important que les petits scrupules.

À l’époque de l’ambitieux projet alexandrin, il n’existait rien de semblable au commerce international des livres. On pouvait les acheter dans des villes ayant un long passé culturel, mais pas dans la jeune Alexandrie.

L’escroquerie, bien entendu, faisait partie du répertoire qu’ils étaient disposés à déployer pour parvenir à leurs fins. Ptolémée III désirait ardemment les versions officielles des œuvres d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide conservées à Athènes depuis leur représentation lors des concours tragiques. Les ambassadeurs du pharaon demandèrent qu’on leur prête les précieux rouleaux pour que leurs scribes minutieux en fassent des copies. Les autorités athéniennes exigèrent la garantie exorbitante de 15 talents d’argent, l’équivalent de millions de dollars aujourd’hui. Les Égyptiens payèrent, remercièrent platement, jurèrent solennellement de rapporter les œuvres prêtées avant – disons – douze lunes, se vouèrent eux-mêmes à de truculentes gémonies si les livres n’étaient pas rendus en parfait état puis, bien entendu, se les approprièrent, renonçant à leur caution. Les autorités d’Athènes durent encaisser l’outrage. L’orgueilleuse capitale du temps de Périclès était devenue une ville de province d’un royaume incapable de rivaliser avec la puissance égyptienne, qui dominait le commerce des céréales, le pétrole de l’époque.

Alexandrie était le port principal du pays et son nouveau centre vital. Depuis toujours, une puissance économique de cette ampleur peut allègrement outrepasser ses droits. Tous les bateaux qui faisaient escale dans la capitale de la Bibliothèque, quelle que fût leur provenance, étaient soumis à une perquisition immédiate. Les douaniers saisissaient tout écrit trouvé à bord, le faisaient copier sur de nouveaux papyrus, rendaient les copies et gardaient les originaux. Ces livres pris à l’abordage atterrissaient dans les rayons de la Bibliothèque avec une brève note précisant leur origine («fonds de navires»).

Au sommet du monde, tous les privilèges sont permis. On dit que Ptolémée II envoya des messagers aux souverains et dirigeants de chaque pays sur Terre. Dans une lettre cachetée, il leur demandait la faveur de lui remettre pour sa collection simplement tout: les œuvres de poètes et d’écrivains en prose de leur royaume, d’orateurs et de philosophes, de médecins et de devins, d’historiens, et de tous les autres.

Par ailleurs – et c’est la porte d’entrée que j’ai choisie à cette histoire –, les rois poussèrent sur les dangereux chemins et mers du monde connu des agents avec la bourse pleine et la mission d’acheter le plus de livres possible, ainsi que de trouver, où que ce soit, les plus anciennes copies. Cette soif de livres et le prix qu’ils étaient prêts à payer attirèrent voyous et imposteurs. Ceux-ci proposaient des rouleaux de faux textes précieux, vieillissaient le papyrus, fondaient plusieurs œuvres en une pour augmenter sa longueur et inventaient toutes sortes d’habiles manipulations. Quelque savant doté de sens de l’humour s’amusa à écrire des textes bien ficelés, d’authentiques faux fabriqués pour susciter la convoitise des Ptolémées. Les titres étaient amusants, on pourrait facilement les commercialiser aujourd’hui. Par exemple : Ce que Thucydide n’a pas dit. Remplaçons Thucydide par Kafka ou Joyce et imaginons l’émoi que provoquerait le faussaire faisant irruption dans la Bibliothèque avec les mémoires fictifs et les secrets inavouables de l’auteur sous le bras.

La soif de livres qui régnait à Alexandrie devenait une folie collective passionnée. 

En dépit de prudentes suspicions de fraude, les acheteurs de la Bibliothèque craignaient de laisser passer un livre susceptible d’avoir une valeur et de courroucer le pharaon. Régulièrement, le roi passait en revue les rouleaux de sa collection avec le même orgueil qu’il affichait devant ses troupes militaires. Il demandait à Démétrios de Phalère, le responsable de la Bibliothèque, combien ils possédaient de livres. Et Démétrios lui donnait le nombre mis à jour: «plus de deux cent cinquante mille, ô Roi, et je fais tout pour qu’on atteigne rapidement les cinq cent mille. » La soif de livres qui régnait à Alexandrie devenait une folie collective passionnée. »

Extrait de L’Infini dans un roseau, l’invention des livres dans l’Antiquité, d’Irene Vallejo, pages 13-16, traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet.

538 pages • 23,50 € • En librairie le 10 septembre 2021


Petite promenade bibliographique complémentaire dans notre catalogue :

La semaine prochaine, dans le deuxième volet de notre série, nous évoquerons Hésiode, le premier « auteur connu » de l’Antiquité, et le rapport des auteurs et autrices à la postérité… à très bientôt !

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