De la parole poétique à la production artisanale : entretien avec Jesper Svenbro

Jesper Svenbro Wikipedia


Il y a plus de 40 ans, Jesper Svenbro, membre de l’Académie suédoise, poète, historien et philologue, soutenait une thèse intitulée La Parole et le marbre, qui mettait en lumière l’évolution de la parole poétique depuis ses origines archaïques (Homère et Hésiode) jusqu’aux poètes choraux. Son titre y dévoile avec beaucoup d’éloquence le cœur de son propos, c’est-à-dire le glissement de la parole poétique, don des Muses pour les aèdes, vers une production artisanale et rémunérée, à la manière d’un monument taillé dans un bloc de marbre. Aujourd’hui, la vision de Svenbro a porté ses fruits : on ne peut parler de poésie, dans quelque discipline que ce soit, sans rappeler sa parenté étymologique et métaphorique avec le mot grec poieîn.


Camille Pech, Les Belles Lettres — En publiant à nouveau votre travail de thèse, vous avez choisi de ne rien modifier, ni retrancher. Quel regard portez-vous sur cette première enquête ? Et quelles ont été vos principales sources d’inspiration ? Vous citez beaucoup Jean-Pierre Vernant mais aussi Marcel Détienne et même Bourdieu. Comment vous ont-ils guidé dans la si grande diversité méthodologique qu’impose un champ d’étude comme celui de la Grèce ancienne ?

Jesper Svenbro — Dans la petite préface, je dis en effet que cette thèse a été le lieu où j’ai appris mon métier de chercheur. La modifier serait lui enlever sa vérité documentaire. Mais il y a peut-être plus important, parce que je me suis reconnu dans le texte : à la fois dans mon projet d’antan mais aussi dans ses conclusions. Autrement dit, même si mon expérience actuelle aurait pu me faire choisir ici et là d’autres manières de procéder, je pense que l’ensemble tient toujours bon. Du moins je l’espère ! 

En ce qui concerne mes sources d’inspiration, j’aimerais insister sur l’une d’entre elles car elle risquerait d’être oubliée, qui est littéraire plus qu’universitaire. Au moment-même où j’ai commencé la rédaction de ma thèse comme boursier à l’institut Suédois, en août 1973, j’ai acheté à Rome dans la librairie Rizzoli les Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers. C’est grâce à Ponge que mon projet s’est cristallisé. Je m’explique. Ponge s’est opposé à la définition de la poésie comme effusion de sentiments. Il ne se considère même pas comme poète. Dans les Entretiens (p. 27) il dit avec humour et sarcasme “Je pleure dans mon mouchoir, je m’y mouche et puis je publie ce mouchoir et voilà une page de poésie”. Or, pour moi, Ponge était définitivement un poète. Et c’est par ce biais-là que je suis revenu au terme grec poietès qui n’évoque pas d’effusion de sentiments car il signifie “artisan, producteur”. Ma thèse propose une explication de ce choix des anciens Grecs. 

C’est Vernant lui-même qui m’a orienté vers lui et cela dès notre première rencontre au début 74, Les Maîtres de vérité de Detienne avait déjà frayé mon chemin, je m’en suis rendu compte après coup. Mais c’est au musée du Bardo, à Alger, que le romancier Mouloud Mammeri, qui en était alors directeur, m’a montré Esquisse d’une théorie de la pratique de Bourdieu, paru en 1972. Ce livre était placé sur sa table de travail, à Alger. C’est un livre structuraliste et en même temps anti-structuraliste, qui s’est avéré utile pour mon travail notamment pour ses lumières sur le don et le contre-don.


En parallèle de la réédition de La Parole et le marbre, Les Belles Lettres se réjouissent de voir paraître une nouveauté au titre tout aussi évocateur : Le Tombeau de la Cigale. En quoi ce livre répond-il ou prolonge-t-il le précédent ? Avez-vous suivi les mêmes chemins de traverse qu’à vos débuts pour aborder cette grande et passionnante question qu’est celle du lire chez les Grecs anciens ? 

Si ma thèse pose la question de la sincérité en étudiant la poésie chorale écrite contre rémunération, elle explore par là un problème constitutif du poème commissionné par autrui. Peut-on faire vraiment confiance au je / ego qui signe un poème choral ? Dans mes recherches sur la lecture et en particulier la lecture à haute voix à l’époque archaïque, je me suis rendu compte que lorsqu’un texte comporte la première personne du singulier je, on ne sait pas si ce je désigne l’auteur ou le lecteur qui lit le texte à voix haute. Chez Aristophane il y a d’ailleurs des plaisanteries autour de cette confusion possible. Il y a donc une parenté entre ces deux problématiques, celle de ma thèse et celle du Tombeau de la cigale. Et il n’y a pas de rupture entre les deux, bien que la sociologie cède la place à la microsociologie de la relation entre le scripteur et le lecteur dans mon dernier livre. La différence principale entre les deux livres, c’est peut-être que ma thèse se situe dans un champ de recherche intensément explorée, qui est celui de l’écriture en Grèce ancienne, tandis que la lecture n’avait pas attiré grand monde au moment où j’ai commencé à m’y intéresser, dans les années 1980. 

Dans le livre que j’ai publié en 1988 Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, je m’appuie sur Vernant en tant que représentant de la psychologie historique, discipline fondée par Ignace Meyerson. Je vois volontiers mon projet de recherche comme un projet meyersonien sur la lecture. Vernant était du reste très proche de Meyerson. J’ajoute aussi que Foucault suivait les enseignements de Meyerson dans les années 1950. Ses enquêtes sur la folie sont des projets meyersoniens par excellence. 


Comment reconstituer leurs conditions de lecture, pour nous Modernes, qui n’avons que des écrits pour les deviner ? N’est-ce pas vertigineux de bâtir ainsi une théorie de la réception en Grèce ancienne ?

Dans le Tombeau de la cigale, je reviens souvent sur la dizaine de verbes signifiant lire en grec ancien. Les Grecs ne se sont pas encore décidés pour un verbe seul. C’est par l’analyse poussée de ces verbes que je crois être parvenu à une compréhension du lire ancien. Je vous donne un exemple : un de ces verbes, nemei, signifie littéralement “distribuer” en grec ancien. C’est-à-dire qu’un lecteur qui sait lire distribue un texte à un auditoire devant lui. De la même façon, lorsque le grec emploie “nemetai”, c’est pour signifier qu’il emploie sa propre voix pour avoir accès au texte ; il distribue le texte à ses oreilles. 

Je cite à plusieurs reprises la phrase qui introduit Zazie dans le métro de Raymond Queneau, “DOUKIPUDONKTAN”. Quand on rencontre ce texte au début du roman, on est désorienté. C’est écrit d’une façon très grecque, sans intervalles et avec la lettre “k” qui appartient à l’oralité. On est obligé d’avoir recours à la prononciation orale pour saisir le sens de cette phrase, comme si un grec archaïque avait noté cette phrase ! Je trouve que c’est un exemple très instructif qui nous introduit à la problématique du lire archaïque, avec ou sans vertige. 


Je ne peux m’empêcher, peut-être à tort, de penser à la fable de La Fontaine, qui oppose à l’insouciance charmante mais délétère de la cigale, la prévoyance scrupuleuse de la fourmi. Comment interprétez-vous cette rivalité entre l’oralité, ici représentée par la cigale mélodieuse, et l’écrit aux pattes de fourmi : l’une a-t-elle définitivement pris le pas sur l’autre à l’époque moderne ? Il est d’ailleurs intéressant d’avoir puisé cette image dans une fable, qui est de tradition orale et qu’on récite toujours avec la même constance dans nos écoles !

Je crois que c’est la fourmi qui a triomphé à l’époque moderne, et je suis hélas côté fourmi ! C’est terrible, mais dans le livre je souligne que ce que La Fontaine nous transmet, c’est une fable à laquelle il ne donne pas la même interprétation que le faisait tel ou tel ancien fabuliste. Pour avoir accès à la tradition antique, il faut probablement oublier la charmante interprétation de La Fontaine. Pour les traditions antiques, la cigale est sonore, vocale, apollinienne. Tandis que les fourmis sont comme des signes écrits, marchant presque de façon militaire, en colonnes. Evidemment, ça porte loin pour nous Modernes. Ce qui s’est passé avec les enregistrements nous fait peut-être croire qu’on vit dans une culture orale comparable à celle des Grecs anciens mais je ne crois pas que c’est le cas. Parce qu’à l’arrière-plan il y a tout de même la pratique de l’écriture. 

Je me rappelle avoir traduit un article par Pierre Vidal-Naquet pour un quotidien suédois. Il répondait à un autre article plus ancien. Il m’a dicté au téléphone cet article. Et moi je copiais la réponse à la main et j’étais émerveillé de découvrir que tout sortait comme si c’était déjà un texte écrit : virgules, paragraphes. Il parlait comme il écrivait. 


Vous êtes très attentif à l’étude du vocabulaire dans vos recherches, qui nous rapproche de la façon grecque de penser et de toutes ses nuances impalpables dans des langues étrangères. Peut-être pourriez-vous prendre l’exemple frappant de la distinction lexicale entre grammata et stoikheia que le mot français “lettre” échoue à rendre ? 

Si l’étude du vocabulaire a pris une telle place dans mes recherches, c’est que je l’ai apprise de mes maîtres à penser, Vernant, Detienne, E. Havelock aux Etats-Unis mais aussi Jean Rudhardt en Suisse, historien de la religion (sa phénoménologie religieuse se base sur des études très poussées du vocabulaire). En ce qui concerne la distinction entre grammata et stoikheia, que nous traduisons par lettre (au sens de lettre alphabétique), il m’a fallu des décennies à comprendre cette distinction située comme elle l’est au fin fond de la pratique de la lecture chez les Anciens ! Le linguiste en moi pensait qu’une langue qui a deux termes synonymes pour dire la même chose va éliminer avec le temps un des deux termes. Si elle les garde tous deux c’est qu’ils ne signifient pas exactement la même chose. Or grammata et stoikheia coexistent pendant plus de 1000 ans dans la langue grecque, c’est donc bien qu’il y a une différence notoire entre eux. C’est dans les scholies à la Grammaire de Denis de Thrace que j’ai trouvé la solution au problème. Quand le scholiaste dit : si nous rencontrons la préposition grecque “pros” les signes s’alignent de façon à rendre une lecture intelligible à haute voix possible ; en revanche si nous rencontrons une orthographe erronée comme “rpos”, la lecture à haute voix échoue. Dans le premier cas, nous avons affaire à des stoikheia s’alignant de manière prononçable, intelligible. Dans le deuxième cas, ces lettres auraient pu être écrites par un singe dactylo, en désordre, et s’appellent donc grammata, ce sont des signes alphabétiques, rien de plus. En d’autres termes, grammata est le terme non marqué, général, et stoikheia, le terme marqué, spécifique, se rapportant à une séquence lisible, compréhensible. Cette distinction, au cœur de l’expérience grecque de la lecture, est vraiment ce qui a marqué l’aboutissement de ma recherche sur la lecture. 

Pour vous donner un exemple plus concret, on peut partir de “DOUKIPUDONKTAN” : on peut reconnaître chaque lettre de l’alphabet individuellement mais c’est en les mettant en mouvement dans la prononciation lente et de plus en plus accélérée qu’on comprend le sens. C’est cette étincelle qui montre la reconnaissance. On reconnaît ce qui est codé par la séquence graphique comme du langage. Pour les Grecs, la séquence graphique devient du langage quand le lecteur la fait passer en stoikheia. Sans lecteur, pas de texte comme langage. 

Paris, juin 2021. Propos recueillis par Camille Pech pour Les Belles Lettres.


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