Figures de l’errance et de l’exil chez Du Fu : Au bout du monde, Œuvre poétique III

Dans ce troisième volume de l’œuvre poétique de Du Fu (712-770) figurent 95 poèmes composés entre le printemps et l’hiver 759, une année charnière dans la vie du poète qui le vit renoncer à sa carrière gouvernementale et prendre la route de l’exil vers la province occidentale du Gansu.

Tout au long de cette pérégrination, marquée par des conditions de vie extrêmement précaires et des sentiments lancinants d’errance, Du Fu chante l’abandon, l’indignation, la souffrance, l’ironie, la tristesse et parfois la consolation. Déterminé à préserver son intégrité morale face aux turpitudes des temps, il recherche aux confins de l’Empire un sanctuaire où se mettre à l’abri et, du moins l’espère-t-il avant de réaliser l’inanité de son entreprise, une situation lui permettant de faire vivre sa famille…

Textes traduits, présentés et commentés par Nicolas Chapuis

Ce volume contient une introduction de 22 pages suivie des sources primaires. Chacun des 95 poèmes est donné en chinois et en français en vis-à-vis, et s’accompagne d’un commentaire en fin de poème. En fin de volume, vous trouverez une large bibliographie, la table des poèmes et un index des noms propres.


Il est dit de la poésie de Du Fu qu’elle a évolué de manière significative au cours de cette année d’épreuves (en 759)

(Extrait de l’introduction de Nicolas Chapuis. Les notes de bas de pages présentes dans le volume ont été ici retirées)

La tonalité est plus sombre, plus personnelle aussi. Si le poète reste tributaire de ses références (il a pris soin de prendre avec lui ses livres), l’abandon, volontaire ou non, de toute fonction officielle élargit son inspiration.

Ce tournant poétique peut être abordé de multiples façons, et est à la source de nombreux articles d’universitaires chinois spécialisés dans les études Tang, dont le lecteur retrouvera les principaux arguments dans l’appareil critique des poèmes de ce volume.

Il me semble toutefois intéressant d’examiner de quelle manière Du Fu énonce l’errance et l’exil : on appréciera mieux ainsi la manière dont le poète parvient à exploiter un fonds classique pour lui donner de nouveaux atours lexicaux, destinés à demeurer gravés dans la poésie classique chinoise.

Visiteur (客 ke), vagabond (遊 you) et banni (逐 zhu)

En déplacement, logé en auberge ou chez une relation, le sujet devient 客 ke ou 客子 kezi, l’invité, le visiteur ou le voyageur (poèmes 234 et 261), termes que je préfère à « hôte », dont la polysémie crée une ambiguïté en français qui n’existe pas en chinois ; pour marquer l’éloignement, Du Fu écrit 遠客 yuanke (visiteur venu de loin), et pour la durée du voyage, 久客 jiuke (voyageur au long cours, poème 239).
L’expression, attestée depuis le Shijing, n’implique a priori ni errance ni exil, et c’est une exagération que de traduire comme le fait Georgette Jaeger, 客 ke par « homme errant » (comme dans le poème 278, qui fait le titre de son recueil : « il y a un homme errant, un homme errant qui s’appelle Zimei » 有客有客字子美.) À sa décharge, la manière dont Du Fu emploie le mot dans ses poèmes invite à y relever une connotation de tristesse : l’éloignement, le fait de ne pas être chez soi mais ailleurs (voir infra), fait que le poète se sent plus « étranger » que « visiteur ». Du Fu écrit ainsi « le voyageur au long cours serait-il sans larmes ? » 久客得無淚 (poème 239) et « une flûte claire arrache des larmes au visiteur » 客淚墮清笳 (poème 234). Partir, c’est mourir un peu.

L’errance est, elle, désignée sous le vocable de 遊 you, avec ses dérivés 遊子 youzi (« vagabond », assurément le terme le plus utilisé en 759) et 遠遊 yuanyou (« long voyage », poème 221). Cette dernière expression est utilisée dans le Chuci pour décrire des périples lointains, parfois imaginés ; Zhuangzi l’emploie également dans ce sens. Du Fu fait bien la différence entre 遠遊 yuanyou et 遠行 yuanxing (« long voyage », poème 253), quand il souhaite une locution plus neutre. Là où le poète innove, c’est quand il affirme que « le vagabond a une destination à atteindre » 遊子有所之 (poème 267), sans que l’on ne sache très bien si ce point d’arrivée suffit à compenser l’éloignement : ainsi, arrivant finalement à Chengdu, Du Fu dit en regrettant être si loin de son pays natal : « cela fait longtemps que le vagabond est parti » 遊子去日 長 (poème 292). De même, il s’interroge où il pourra bien se rendre, c’est-à-dire où il se sentira enfin arrivé à destination (欲何適, au poème 282).

Du Fu ne parle jamais de lui comme « exilé » ou « banni » (逐客zhuke ou 放逐fangzhu, poèmes 215 et 225): il applique le terme à Li Bai et au Révérend Zan, qui ont tous deux fait l’objet de décisions de bannissement, alors que Du Fu a démissionné et est, par conséquent, un exilé « volontaire », donc au mieux un « voyageur » 客子 kezi, au pire un « vagabond », 遊子 youzi. En revanche, Du Fu aime utiliser des dérivés de 逐 zhu pour évoquer des images de dérive : 雲逐 yunzhu (nuages chassés, poème 221), 逐流 zhuliu (dérive, au fil du courant, poème 260)

Chez soi et ailleurs (故鄉 guxiang, 他鄉 taxiang)

La poétique de l’exil ou de l’errance exprime par essence une souffrance d’être loin des siens; Du Fu forge l’expression 他鄉 taxiang (littéralement « le pays d’ailleurs ») par opposition à 故鄉 guxiang (le pays natal). Le 故鄉 guxiang de Du Fu est Luoyang au Henan, parfois élargi à l’ensemble de la région des deux capitales, la plaine centrale, 中原 zhongyuan ou 關 中 guanzhong. Le 他鄉 taxiang est le reste, un « ailleurs-que-chez soi », que je traduis, faute de mieux, par « loin de chez moi » pour conserver le rapport sémantique avec 故鄉 guxiang, « chez moi » (poème 262). Cet ailleurs, parfois qualifié de « lieu étranger » (異縣 yixian), lorsque le poète évoquait en 757 le village de Fuzhou où Du Fu avait mis sa famille à l’abri (poème 135), est ici extrême, « au bout du monde ». Le poète, qui y dort mal (他鄉饒夢寐, poème 262), se raccroche autant qu’il le peut à ce qu’il lui reste de lien avec Luoyang : « la lune a la clarté de mon pays natal » 月是故 鄉明, écrit-il dans un vers qui a fait date par son originalité, dans la mesure où jusqu’alors le clair de lune était partagé par des amants séparés ; là, le poète, dans la solitude extrême d’un ailleurs lointain, trouve consolation dans la globalité du cosmos (poème 222).

Partir (去 qu / 出 chu) ou rester (住 zhu / 處 chu)

Baudelaire a écrit dans « Les Fleurs du Mal » : « faut-il partir ? Rester ? Si tu peux rester, reste ; pars s’il le faut. » Pour Du Fu, il n’y a pas de choix : « En partir ou y rester, c’est contre mon gré » 去住與願違 (poème 281). Il ne cesse de dire que les circonstances matérielles l’ont poussé au départ, tout en admettant à mots couverts qu’il ne se reconnaît plus dans le service de la maison impériale ; mais quand il tombe sur un paysage qui lui semble idyllique et où il pourrait, à l’instar des poètes des siècles précédents, se retirer humblement, il finit par s’y refuser, blamant soit le manque de soutien qui pourrait lui être apporté pour s’installer, soit ses charges de famille qui l’empêchent de devenir un ascète ou un ermite. Cette tension est augmentée par la quasi synonymie en chinois classique de partir (去 qu) avec servir (出 chu), et de rester (住 zhu) avec se retirer (處 chu). Ainsi, Du Fu écrit-il avec ce double sens au poème 265 : « Courage à celui qui part comme à celui qui reste » 出處各努力.
Tout au long de sa longue marche, le poète est taraudé par la perspective de devoir rompre avec la politique : il fuit les troubles et la faim, mais il ne se résigne pas à couper les ponts avec ses collègues ou mentors lettrés, comme en témoignent les poèmes qu’il continue de leur adresser tout au long de cette errance.

Écoulement (流 liu) et flottement (浮 fu), dérive (飄 ou 漂 piao) et dépérissement (枯 ku)

L’eau qui coule et le nuage qui passe (« flotte » sur le ciel, préfère-t-on dire en chinois, même si l’expression plus terne 行雲 xingyun existe également, comme dans le poème 213) sont les figures traditionnelles du voyage et de l’errance. On trouve dans les Dix-neuf Poèmes anciens : « Nuages flottants masquent le clair soleil : le vagabond n’a cure de rentrer » 浮 雲蔽白日, 游子不顧反。Li Bai, écrivait également : « Nuages flottants, état d’âme du vagabond ; soleil couchant, sentiment du vieil ami » 浮雲游子意, 落日故人情。Ce « flottement » a donné lieu à l’expression 浮生 fusheng, littéralement « une vie de flottements », que je traduis par « une vie errante » ou « une vie d’errance » (poème 263). Li Bai avait écrit : « une vie errante est comme un rêve, combien de temps s’en réjouit-on ? » 浮生若夢, 為歡幾何 ? Du Fu est moins enthousiaste : « une vie errante n’est faite que d’heurs et malheurs » (on pourrait dire aussi « de hauts et de bas ») 浮生有屈伸 (poème 263), ou encore « le lot d’une vie d’errance est garanti » 浮 生有定分 (poème 285), ce qui est encore plus prosaïque. Si « à l’infini dérivent les nuages et la brume » 蒼茫雲霧浮 (poème 266), Du Fu perçoit dans ce mouvement plus que le défilement des nuées : « le vent propage la tristesse jusque dans les nuages » 風散入雲悲, écrit-il ainsi au poème 221 ; les nuages finissent même par s’immobiliser dans le ciel : « on ne voit pas les nuées d’automne bouger » 不見秋雲動 (poème 246), « des nuages ocres si haut qu’ils ne bougent pas » 黃雲高未動 (poème 251) : cette capacité à figer une dérive inéluctable est unique à Du Fu.

L’écoulement, lui, ne peut être interrompu, et comme les joncs sur la rivière, le poète dérive (浩蕩逐流萍, poème 260), au point que le ballotement dans les flots (漂蕩 piaodang) devient synonyme d’errance : « toute ma vie j’ai souffert de l’errance » 我生苦漂蕩, dit-il au poème 265. Du Fu puise également dans l’image des aigrettes emportées par le vent pour décrire sa dérive : 飄蓬 piaopeng (poème 268) ou 飄零 piaoling (poème 240) ; en chinois, le ballotement dans l’eau et dans le vent se prononcent pareillement : piao (漂, 飄). Mais, à la différence de l’eau qui coule, le ballotement du vent est aléatoire : évoquant des lucioles dans le vent, Du Fu s’interroge : « où rentreront-elles ballotées de ci de là ? » 飄零 何處歸 (poème 240). Dès lors, l’être peut disparaître, dépérir, comme les feuilles qui tombent des arbres (零落 lingluo, au poèmes 214) : « déjà pauvre et malade, à présent perdu » 貧 病轉零落 (poème 267). Ce dépérissement est autant celui de l’âme que celui de la chair : ce ne sont pas seulement les feuilles mortes emportées par le vent qui troublent le poète, mais la flétrissure même des arbres (枯林 kulin, au poème 218) qui symbolise la fragilité du vivant et, par analogie, l’amertume de vivre : Du Fu reprend de Tao Yuanming l’expression 枯 槁 kugao (frêle et flétri, aux poèmes 213 et 218) : « quoique leur nom subsiste après leur corps, flétrie en fait et sèche fut leur vie » 雖留身後名, 一生亦枯槁。

Le seul salut est alors la force de l’âme. Il en tire une leçon générale au poème 213, en invitant ses amis à ne pas désespérer dans la mesure où les circonstances ne devraient pas compromettre leur talent :

Je vous exhorte, lettrés habitant des masures,
Ne vous attristez pas d’être secs et flétris.
Le temps viendra de révéler talent et force,
Tôt ou tard, pas du fait du bien ou du mal.

La nature sauvage (野 ye) et la réclusion (幽 you)

Jamais Du Fu ne s’était aventuré hors des aires de la civilisation chinoise avant son périple au Gansu en 759. Il observe des comportements exotiques qui paraissent l’amuser (comme au poème 221, « les barbares dansent, le chapeau de travers »), mais ne suscitent chez lui aucune empathie. En revanche, il est de nouveau confronté à la tentation de l’érémitisme. Affirmant ne pas vouloir socialiser avec des inconnus (« socialiser n’est pas dans ma nature » 應接 非本性, au poème 266), il recherche un « val isolé » (空 谷 konggu) où il pourrait se retirer et « vivre reclus » (幽 居 youju, poème 214) ; il prétend alors ne pas craindre la pauvreté, car « se contenter de peu est aussi propre au lettré » 安貧亦士常 (poème 261), et dit aspirer à devenir un homme de la campagne, déclinant les variations du terme 野 ye, un endroit sauvage, rustique, peu habité : 野客 yeke (poème 256), 野人 yeren (poème 270), 野老 yelao (poème 221), tous ici synonymes de « campagnard ». Cette rusticité n’est pas seulement un retour à l’état de nature, c’est surtout un « sanctuaire », à l’abri des poussières du monde. Le « désir de réclusion » (幽意 you yi) est si fort que Du Fu écrira même : « être de passage va contre mon désir de réclusion » 羈栖負幽意 (poème 288). Mais cette aspiration est plus intellectuelle que réelle, et l’envie, instruite par des siècles de tradition érémitique taoïste, ne résiste finalement pas aux contraintes de la solitude : Du Fu regrette d’avoir été « des mois durant coupé de toute vie » 累月斷人煙 (poème 254) et finit par avouer que « privé de compagnons, je tourne en rond, bloqué » 失侶自屯邅 (poème 262). (…)


Extrait des poèmes


DU FU

Au bout du monde (759). Œuvre poétique III

Edition et traduction de Nicolas Chapuis – Bilingue chinois / français et commentaires

12.6 x 19.2 cm – couverture à rabats

XXVI + 566 pages – Bibliothèque chinoise n°32

Paru le 11 juin 2021 – 45 €

Disponible en librairie ou sur notre site internet


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