Dans le tourbillon du savoir éclectique de Marc Fumaroli

Magistral essai posthume, *Dans ma bibliothèque, la guerre et la paix*, de Marc Fumaroli nous entraîne dans « ce tourbillon qui n’est ni désordre, ni confusion », « immense monologue illuminé de fulgurances. »

Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue.
Pascal


MARC FUMAROLI, DANS MA BIBLIOTHEQUE, LA GUERRE ET LA PAIX

« On retrouvera Marc Fumaroli tel qu’en lui-même dans ce livre océanique, livre-testament, livre de grande santé gagné in-extremis sur la maladie, livre dont le pessimisme foncier est vaincu par la politesse, cette «danse dans les chaînes», pour emprunter après lui la métaphore que le philosophe du gai savoir tenait de l’auteur de Candide.

Un prodigieux savoir repose justement dans cet ouvrage, nourri, par celui que son ami Jean d’Ormesson qualifiait de «lecteur magnifique», de plusieurs décennies de recherche de première main, entée naturellement sur le XVIIe siècle (il regardait comme sa patrie cette époque labourée par la guerre et par la famine, mais aussi apogée de la République des Lettres et des Arts et trouvant dans les ressources spirituelles de la mémoire antique revisitée le recul et le jugement nécessaires pour s’élever au-dessus de son propre chaos), —puis rapidement étendue au siècle suivant, «le Grand Siècle, Messieurs, le XVIIIe». Et ce n’est pas par hasard qu’au cœur de cette vaste méditation, lui donnant sa colonne vertébrale, se place ce mouvement de bascule entre les deux règnes qui ont particulièrement sollicité l’attention de l’érudit: celui de Louis XIV, qui, sur le modèle du Ex utroque Caesar, se flatte de mener de front une politique martiale et une politique apollinienne de protection des arts, mais avant tout le roi de guerre et de gloire, servi par Louvois, soutenu par Bossuet, célébré par Le Brun au plafond de la Galerie des glaces mais fustigé par Fénelon dans sa terrible Lettre au Roi, écrite en lettres de feu à l’adresse du proche entourage du prince mais ignorée de lui (elle sera publiée seulement en 1787), — et celui du Bien-Aimé, lecteur des Aventures de Télémaque (1699), œuvre d’un Homère chrétien, splendide exemple d’imitation créatrice de l’antique, où le personnage de Mentor prépare les sujets de Louis XIV à goûter les arts de la paix avec le dauphin, élève du cardinal de Fleury. Et voici qu’en échange du grand goût versaillais («Il est temps de passer du côté du bonheur»), avec Boucher, Fragonard, la Pompadour, le style parisien rocaille apparu dès la Régence, ressuscitent, sous la plume de l’enchanteur Fumaroli, escortant le prodigieux itinéraire d’un grand seigneur des plus cultivés de son temps, jeune défroqué de l’armée entré dans le monde des savants et des artistes, le comte de Caylus, les portraits de Jeanne Quinault, animatrice de la Société du Bout du Banc, de l’abbé Du Bos, du banquier et collectionneur Pierre Crozat, du sculpteur Bouchardon, de Bernard de Montfaucon, ces derniers réveillant le goût de l’antique et attestant l’interpénétration de la politique, des loisirs, de l’art et de l’érudition. Se renoue ici pour le plaisir du lecteur le fil rouge qui reliait aux conférences données au Collège de France, les étincelantes introductions à L’Europe des traités de Westphalie. L’esprit de la diplomatie et la diplomatie de l’esprit (2000) et aux Arts de la paix dans une Europe en guerre (2012).

Mais désormais l’enquête (la rêverie?) s’élargit en triptyque, d’un côté, au-delà d’Érasme et Vivès, vers l’Antiquité mère et nourricière et les deux grandes épopées fondatrices: l’Iliade, qui n’ignore pas les malheurs de la guerre, mais où celle-ci est d’abord palestre de gloire pour l’élite des héros des deux camps, tout comme l’Énéide, même si l’amor ferri est exécré par le héros virgilien. Et symétriquement, ou dirai-je inexorablement et offrant à ce livre une sévère et sublime péroraison, la réflexion, glissant vers les dernières années du règne de Louis XV, travaillées par les défaites, explore à la fois le retour en force du grand style, grec avec Winckelmann et bientôt romain avec David, et, corollaire du désengagement du second ordre que la politique pacifique a exempté de l’«impôt du sang » et, sans déroger, sauvé de l’ennui par les plaisirs, les arts, l’érudition ou l’antiquariat, les progrès de l’idée nouvelle d’une armée de citoyens, esquissée par Folard dans son Traité des colonnes (1715), inspiré par Charles XII de Suède et admiré par Frédéric II, et par Guibert dans son Essai général de tactique (1772), avant d’être mise en œuvre par la Révolution française et perfectionnée par Napoléon; enfin chemine vers ces témoins de la formidable accélération de la violence qui caractérise la guerre moderne, celle de la nation en armes, que freinera un instant seulement l’éphémère triomphe de la diplomatie et pousseront aux extrêmes les progrès terrifiants de l’industrie: d’abord, dans l’après Clausewitz, objet de l’attention de Raymond Aron, Guerre et Paix de Tolstoï, nouvelle Iliade chrétienne, ensuite et surtout Vie et destin, l’inépuisable épopée en prose de Vassili Grossman, témoin de deux régimes concentrationnaires, faisant de la bataille de Stalingrad, avant Dresde et Hiroshima et Nagasaki («ce Fiat lux négatif»), le symbole de la folie et de la férocité dont sont susceptibles l’humanité moderne et ses Prométhées.

Ce qu’on vient de dire laisse entendre que nous sommes devant tout autre chose qu’un ouvrage de pure érudition, un objet de musée littéraire, une archive. S’il fallait classer ce livre, un des plus personnels légués par son auteur, ce serait donc à côté de l’Essai sur les mœurs de Voltaire, lui aussi hanté par le problème du Mal et procédant à un recensement de la souffrance infligée par la cruauté humaine, révolté lui aussi devant l’Histoire telle qu’il la présente; à côté de Regards sur le monde actuel et de la Crise de l’esprit de Paul Valéry, exprimant l’angoisse de l’intellectuel dans l’entre-deux guerres avec son fameux aphorisme, «Nous autres civilisations, savons maintenant que nous sommes mortelles». Avec lucidité, un grand intellectuel, vigie ou lanceur d’alerte, relève le défi lancé en 1932, l’année de sa naissance, par Paul Nizan qui n’était pas de son bord: «Que font les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements?»

Cela pour le fond. Pour la forme, le nom qui vient à l’esprit est, après Valéry, celui de Montaigne. L’auteur des Essais aurait pu se reconnaître dans cet immense monologue illuminé de fulgurances (tel le rapprochement entre le comte de Caylus et le Quélus proustien), dont l’enchaînement ondoyant est scandé par quelque deux cents intertitres, matière alluvionesque, procédant sans plan arrêté d’avance, par reprises, allées et venues, laissant place, par l’insertion d’un « à développer», d’un «insérer une note», à de nouveaux allongeails, confiant au lecteur le soin de récapituler et saisir les lignes de force. Dernier point de rencontre: comme le livre de Montaigne fut redevable des soins pieux d’une filleule, celui-ci doit d’être arraché à l’oubli grâce à la fidèle entremise de Sébastien Fumaroli.

En conclusion, ce mot de Claudel : « Mettez ça dans votre pipe et fumez-le!». »

Pierre Laurens • PRÉFACE


Marc Fumaroli, Dans ma bibliothèque, la guerre et la paix

Préface de Pierre Laurens.

Ouvrage publié en coédition avec les éditions de Fallois.

16 x 24.1 cm • 468 pages • Paru le 26 mai 2021

23,50 € (existe en e-pub) • 9782251452043


RÉPUBLIQUE DES LETTRES • UNE ANTHOLOGIE

Dans un cours sur ce thème au Collège de France, comme dans son maître-ouvrage, Marc Fumaroli a évoqué une notion largement inaperçue jusque-là, celle de la République des Lettres, restituant ainsi à l’Europe une de ses dimensions les plus incontestables.
Parti de ces réunions de savants, philologues, juristes, physiciens, naturalistes, tous des pairs, qui se reconnaissaient entre eux (cabinets, cénacles lettrés, académies), se choisissaient pour converser ou entamer un commerce de lettres dans un espace de liberté, il était remonté à l’origine : Pétrarque, créateur dans sa Correspondance d’une société de laïcs et de clercs qui partageaient sa vue d’une république chrétienne augmentée du meilleur de l’antiquité païenne, c’est-à-dire la civilisation, la capacité de sortir de la brutalité, la vertu des Humanités. Puis il avait suivi leur développement dans l’Europe des Lumières, jusqu’au moment où l’essor des nationalismes devait faire perdre le sens d’une communauté d’idées assez féconde pour qu’on en puisse nourrir la nostalgie.
Une enquête aussi vaste reposait sur l’analyse et le dépouillement d’une variété tant chronologique que thématique de textes de plus de cent auteurs dont la force et la beauté méritaient d’être partagées.
Offrir ces textes fut la tâche pour laquelle se portèrent volontaires trois amis proches de l’auteur. Le résultat est cette anthologie, qui donne à lire, dans le texte, la République des Lettres, depuis Richard de Bury et Pétrarque jusqu’à Leibniz et Mme du Châtelet.


République des Lettres. Une Anthologie

Textes réunis, présentés et annotés par Pierre Laurens, Colette Nativel et Florence Vuilleumier Laurens

Avant-propos de Marc Fumaroli, de l’Académie Française

Livre relié sous jaquette • 17 x 24.7 cm • 700 pages • Paru le 26 mai 2021

35 € (existe en e-pub) • 9782251451886


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