“Les anges sont insatiables ” : entretien avec Nahal Tajadod à propos de l’Affamé

À l’occasion de la sortie du film d’Atiq Rahimi inspiré de l’Affamé de Nahal Tajadod, l’écrivaine répond à nos questions sur le poète Rûmi, son compagnon Shams de Tabriz, le désir, la faim des anges et l’ardente quête des mystiques…

En 2004 l’écrivaine Nahal Tajadod publiait un roman, Rûmî le brûlé, qui prêtait corps et voix à la rencontre entre Jalâl al-dîn Mohammad Balkhî, surnommé Rûmî, et Shams de Tabriz, « un vieillard errant et frileux ». De cette rencontre naquit le grand poète soufi avec lequel Nahal Tajadod chemina sa vie durant. Sans toutefois oublier Shams. Est ainsi paru en 2020, aux éditions Gallimard, sa traduction (en collaboration de Mahin Tajadod et de Jean-Claude Carrière) d’un recueil de Rûmî intitulé Cette lumière est mon désir, sous-titré Le Livre de Shams de Tabriz.
Partout où se trouve Rûmî, Shams danse en contre-jour. Mais si les poèmes de Rûmî sont aujourd’hui célébrés dans le monde entier, Shams demeure inaudible et invisible. Ou plutôt, demeurait.

Avec L’Affamé. Les dits de Shams de Tabriz, paru en novembre 2020 aux Belles Lettres et préfacé par Jean-Claude Carrière, Nahal Tajadod ranime sa flamme, nourrit les anges.

En fin d’entretien, retrouvez le court-métrage intégral réalisé par Atiq Rahimi, inspiré du livre, pour l’édition 2021 du Printemps des poètes.

« J’étais le seul à voir comment il fonctionnait.
Je connaissais ses états d’âme.
Il n’était pas moi. Je n’étais pas lui.
Et pourtant, il était tout entier sous mon ordre.
J’étais tout entier dans son sang. »

Au XIIIe siècle, alors que la Perse est à feu et à sang sous les assauts des Mongols, le mystique Shams de Tabriz (1185-1248) part à la recherche d’un maître qui saura être son disciple.
Après des années de quête infructueuse, il parvient à Konya en Anatolie et trouve Mowlana, cet homme vanté pour son enseignement et sa majesté mais prisonnier de sa renommée. Shams sera son libérateur. Par leur rencontre puis leur séparation, Mowlana deviendra l’un des poètes les plus vertigineux de la littérature mondiale, que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Roumi.

Nahal Tajadod répond à nos questions… brûlantes !

Née à Téhéran, Nahal Tajadod vit en France depuis 1977. Spécialiste du bouddhisme, du christianisme iranien et du poète Rûmi, elle a publié plusieurs essais dont Roumi le brûlé (2004), Sur les pas de Roumi (2006) et Les Porteurs de Lumière (2008). Elle a également écrit plusieurs romans, Les Simples Prétextes du bonheur (2016), Elle joue (2012), et deux ouvrages autobiographiques, Passeport à l’iranienne (2007) et Debout sur la terre (2010).


  • En quoi L’Affamé prend-il la suite de Rûmî le brûlé

Il y a presque vingt ans, lorsque j’ai commencé à écrire Rûmî le brûlé, à la demande de ma mère, grande spécialiste de Rûmî, le public occidental ne connaissait pas ou très peu Rûmî, au contraire de Hâfez, Khayyâm ou Ferdowsî. Elle m’a donc convaincu de faire de cette biographie romancée un livre non académique, pour le grand public. Et en effet, lorsque le livre est sorti en France, j’ai dû sans cesse expliquer qui était Rûmî. Une des raisons de cette méconnaissance, c’est que Hâfez, Khayyâm ou Ferdowsî ont été traduits en français et en anglais au XIXe siècle – et même avant sous Louis XIV, pour ce qui est de Hâfez. Mais pas Rûmî, qui n’a été traduit qu’au XXe siècle, y compris en anglais. Petit à petit, en relisant les écrits de Rûmî, j’ai voulu en savoir plus sur Shams. Le déclic a opéré lorsque j’ai rencontré le grand spécialiste iranien de Shams, Mohammad Ali Movahed, un « nonagénaire à l’esprit de feu ». J’ai senti que la clé de cette histoire qui passionne tant les Iraniens, c’était Shams, un homme inquiétant et mystérieux. Sans lui, Rûmî n’aurait pas pu devenir celui qu’on célèbre partout. Du point de vue dramatique, je trouve que Shams est beaucoup plus intéressant que Rûmî ! En un sens, Rûmî subit la métamorphose, c’est lui qui reçoit la lumière après leur rencontre, alors que Shams reste dans l’ombre après lui avoir tout sacrifié. Dix millions de personnes viennent chaque année se recueillir sur la tombe de Rûmî à Konya. Mais que reste-t-il de Shams ?

  • Pourquoi avoir choisi d’incarner à la première personne Les Dits de Shams de Tabriz ? Que nous dit Shams, parfois âprement, que Rûmî ne saurait nous chanter ? 

J’ai écrit Rûmî le brûlé à la première personne, par l’intermédiaire d’un de ses disciples, le scribe Hosâm. Les compagnons de Rûmî furent tout d’abord, Shams, puis Salâh, et enfin Hosâm, le rédacteur du Masnavî de Rûmî, considéré comme le Coran mystique. Je ne pouvais pas écrire Rûmî le brûlé sans choisir un personnage qui avait vécu avec Rûmî, qui l’avait connu intimement. Il m’a semblé logique de faire parler Hosâm, en sa qualité de scribe. C’est lui qui a rédigé tous les textes de Rûmî, et même, en partie, les Dits de Shams de Tabriz

Ensuite, quand j’ai commencé à imaginer l’Affamé, j’ai voulu garder cette narration à la première personne, qui me semblait plus puissante et authentique, en particulier parce qu’elle est employée dans les Dits de Shams de Tabriz. Et je dois avouer que cela m’amusait aussi beaucoup : une femme du XXIe siècle écrivant à la place d’un homme du XIIIe siècle ! D’autant que je suis l’exacte opposée de Shams : Shams est bourru, violent, et moi je suis tout le contraire. Enfin là, ce n’est plus une question de littérature, mais d’exploration intime…

  • Justement, dans votre avant-propos, vous dites avoir pris un “risque” en côtoyant Shams. Vous n’essayez pas d’enrober sa parole, vous n’apaisez pas sa colère, ni ne le rendez plus aimable aux lecteurs. Vous collez à ses obsessions, quitte à rendre le récit exclusif, volontairement répétitif. Comment êtes-vous parvenue à transposer les textes de Shams en un récit qui ne le cite jamais directement mais l’incarne totalement ? 

Le texte en persan n’est pas chronologique, on ne connaît pas toujours les interlocuteurs. Mon idée, qui n’avait pas encore vu le jour, même par sous la plume d’écrivains iraniens, c’était de me saisir des mots et des phrases de Shams, et de prendre le risque aussi d’imaginer à qui Shams s’adressait dans certaines circonstances. Écrire un récit chronologique, incarné par un narrateur à la première personne, permet aussi aux lecteurs de suivre l’évolution de Shams en dépassant le seul moment de la métamorphose de Rûmî en poète. Je voulais dépeindre l’ensemble de l’histoire, d’un point de vue différent. Pourquoi Shams a-t-il repoussé tout le monde à l’exception de Rûmî, pourquoi, aussi, a-t-il attendu tout ce temps après sa première rencontre avec Rûmî avant de le rejoindre à Konya et de s’enfermer avec lui ?

Par ailleurs, je n’ai rien voulu censurer de ce que pouvait dire Shams. Et pourtant, il est loin d’être politiquement correct ! Il injurie, et il peut même se montrer désagréable avec Rûmî, qu’il place pourtant au-dessus de tout. Je n’ai donc pas voulu me soumettre à une sorte de mythification du couple formé par Rûmî et Shams, mais plutôt me placer dans le registre d’insoumission qui caractérise Shams. J’ai pris ses armes. Quand Shams est violent, je le dis sans aucun complexe, parce que lui n’a pas voulu cacher son agressivité. Je savais que cela pouvait heurter la sensibilité iranienne, qui considère Shams et surtout Rûmî comme des saints hommes, de toute douceur. Mais je voulais aller plus loin, creuser jusqu’à leurs imperfections. Ce sont des humains avant tout. Bien sûr, ils avaient un don au départ, mais ils ont travaillé, ils ont lutté contre eux-mêmes, sur un chemin d’inquiétude, de solitude, d’incertitude, pour se réaliser. L’adoration aveugle est tout le contraire du message soufi.

  • Après la brûlure, la faim. Pourquoi avoir choisi comme titre L’Affamé ?  Et que représente la faim de plus que le désir ? 

Le titre a été choisi à partir de la citation de Rûmî, que j’ai mise en exergue du livre : « Ma parole nourrit les anges / Mais si je reste sans parole, / L’ange affamé me dit : “Toi, parle, / Pourquoi gardes-tu silence ? ». Une scène authentique explique ces vers. Rûmî, accompagné de Shams, brûle ses poèmes. Il est arrivé à un moment de sa création où il comprend que sa parole est autre, qu’elle est divine, qu’elle n’a pour autre vocation que de nourrir les anges. Mais les anges sont insatiables. Rûmî se trouve alors pris dans un mouvement infini, par lequel il doit nourrir perpétuellement les anges affamés. Pour moi, cela veut surtout dire qu’à ce point nommé, Rûmî a su qui il était véritablement. Shams n’est jamais dans l’humilité, il ne respecte pas en cela la tradition iranienne. Et il transmet à Rûmî cette conscience-là, d’une forme de supériorité. Il lui intime de nourrir les anges affamés avec sa parole. Je me le représente comme un cercle : l’ange a faim, Rûmî le nourrit, et jette ses poèmes dans le feu. À la fin du livre, Shams déclare ainsi que Rûmî a fini par dépasser la poésie. 

  • Cette faim ardente ne fait-elle pas aussi signe vers la souffrance, une solitude ou un manque que rien ne peut combler ? 

Ce sur quoi j’ai voulu insister dans la troisième partie du livre, que j’ai intitulée “Après”, c’est que Shams aussi a souffert. Shams meurt quelques mois après avoir quitté Rûmî, seul et dans un anonymat total. Il a vécu la solitude de celui qui a atteint son but, le seul but auquel son existence entière était vouée. Qu’aurait-il pu faire après sa rencontre avec Rûmî ?  Après la faim, ne restait plus que la mort. 

Pour cette période de “l’après”, je n’ai eu recours qu’à très peu de citations. Les images de l’errance de Shams venaient d’elles-mêmes : je le voyais s’égarer, revenir dans des villes qui avaient subi les ravages des Mongols. Il ne faut pas oublier qu’au moment où ces deux hommes se rencontrent et dansent le sama à Konya, les villes voisines sont à feu et à sang. Mais ils n’en parlent pas ou très peu ; les poèmes de Rûmî ne portent pas traces explicites de toute cette souffrance alentour. Pourtant, Rûmî lui-même avait dû quitter sa ville natale de Balkh, dans l’actuel Afghanistan, à l’âge de douze ans, et s’installer avec sa famille en Anatolie. Il considérait que cette épreuve lui avait permis de ne pas devenir un homme quelconque.  Rûmî savait le pouvoir de l’exil, du déplacement, dû à la guerre contre les Mongols mais il ne s’étendait pas sur cette question. Or, notre siècle est celui des exilés. Je disais toujours à Jean-Claude [Carrière] que lui était né dans son village à Colombières sur Orb et qu’il y serait enterré ; mais c’est rare aujourd’hui. Pour moi, cette question de l’exil était aussi une facette très intéressante de la vie de Rûmî et de Shams, ce Shams perpétuellement jeté sur les routes. Ce sont les arrachements qui nous construisent.  Comme le dit Rûmî au tout début de son Masnavî, le roseau doit être coupé, arraché, pour devenir flûte et produire des sons. Pour Rûmî, le départ de Shams, a été cette coupure nécessaire. Shams a voulu le détruire pour qu’il puisse mieux se reconstruire.

Je l’ai vécu à mon échelle aussi : je suis née en Iran dans une famille aisée, puis nous avons tout perdu à cause de la Révolution. L’exil m’a permis de devenir ce que je suis aujourd’hui. 

  • Vous avez découpé votre récit en trois grandes parties ou strates : avant, avec, après [la rencontre entre Shams et Rûmî ]. Or, vous placez dès le début du livre le narrateur dans l’après : tout ce qu’il nous raconte est déjà à la fois inéluctable et révolu. Pourquoi avoir voulu maintenir cette tripartition malgré tout ? Est-ce que cela vous a aidé dans la construction de votre récit ? 

Ce n’est certes pas le cas du lectorat français, mais du côté des Iraniens, tous connaissent l’histoire de Rûmî et Shams. Donc je ne pouvais pas fermer les yeux sur le fait que la plupart des lecteurs iraniens connaissaient l’ensemble de l’histoire. Il n’y avait pas vraiment de suspense ! J’ai donc pris pour point de départ une des phrases de Rûmî : « j’étais cru, je devins cuit, je fus calciné » et l’ai interprétée ainsi : avant Shams, avec Shams, après Shams. L’Affamé étant le livre de Shams, la tripartition agit en miroir de celle de Rûmî. Cette fois-ci c’est Shams qui raconte son avant, son avec et son après Rûmî. Je dis toujours qu’on ne peut pas parler de Shams sans parler de Rûmî et vice-versa. C’est-à-dire qu’ils finissent par devenir un seul et même être. Rûmî a ainsi écrit un recueil de poèmes dont le titre est Le Livre de Shams de Tabriz. Dans les écrits de Rûmî, il y a beaucoup de passages qui témoignent de ce lien absolu, de cette union entre Shams et Rûmî, je pense notamment à celui où un des disciples de Rûmî se lamente du départ de Shams. Rûmî prend alors une mèche de ses cheveux et lui rétorque : « sur cette seule mèche, il y a des milliers de Shams ». C’est le but d’une voie mystique, ésotérique : l’union. Une union de l’homme avec Dieu, bien sûr, mais aussi de deux hommes, de la nature entière, pour arriver à Dieu toujours. 

  • Votre livre est cadencé par des contradictions non résolues justement. Cela est et cela n’est pas. La parole permet le silence, l’union nécessite la séparation, la joie, la tristesse ; le maître devient disciple, et inversement. Shams passe d’un état à un autre, se contredit souvent quelques pages plus loin. Comme si les mots devaient de toute façon échouer à englober la vérité du sens. Cette conscience de notre fugitivité face à la transcendance divine, est-elle un des attributs du mystique soufi ? 

L’union des contraires est un des thèmes majeurs du soufisme. Il y a des centaines de vers de Rûmî qui célèbrent l’union des contraires : je suis le vieux, le jeune, l’enfant, le mourant, le baume, la blessure, etc. Rûmî cherche cette union, comme un des aboutissements de la voie mystique. Quand on arrive à un âge avancé, pouvoir garder les réflexes d’un enfant, sans renoncer toutefois à la sagesse, cela rejoint à la fois le soufisme et le taoïsme. Lao-Tseu veut d’ailleurs dire « l’enfant-vieux » en chinois. Comme je le disais plus haut, l’union de deux êtres est tout aussi importante dans le soufisme : quand on dit « je t’aime », on ne le dit pas qu’à une personne mais à un tout. Il n’y a plus de séparation entre les objets inanimés, la nature, l’être aimé. C’est ce que le bouddhisme va désigner par le mot compassion, cette proximité entre les êtres, la nature et Dieu. Tout communique et tout est un.

  • À ce propos, un autre attribut mystique revient souvent dans le livre : la médiation de l’amant pour se rapprocher de Dieu. Pourriez-vous nous en dire plus, sur cette continuité entre amour terrestre, incarnation corporelle, et amour divin, élévation de l’âme ? Dans l’Affamé, vous évoquez notamment deux personnages qui en font l’expérience et que Shams rencontrent avant de rejoindre Rûmî : Ibn Arabi et Owhad al-Dîn Kermânî.

Cette question de l’amant représente un écueil en Iran, en particulier pour Owhad al-Dîn Kermânî, qui fut un très grand poète mystique. Owhad s’intéressait explicitement aux éphèbes, ces jeunes adolescents dont il contemplait la beauté pour se rapprocher de Dieu. Certains ont balayé son attraction pour les hommes, jugée gênante, par le biais de la traduction. Comme en langue persane, il n’y a pas d’article, des traducteurs prenaient ainsi le parti de remplacer « il » par « elle ». Autre choix de traduction significatif : changer un « tu », qui désigne l’objet d’amour par un « Tu » divin, alors même qu’on est certain qu’il s’agissait de Shams, de Salâh ou de Hosâm dans le texte original. J’ai toujours essayé de coller aux textes, sans rien expurger. Pourquoi moi, au XXIe siècle, j’irais censurer leurs écrits ? Il y avait déjà débat au XIIIe siècle entre eux et apparemment cela continue ! Dans le cas d’Ibn Arabi, il s’agissait d’une femme. Mais cela pose toujours problème qu’un mystique voie dans les beaux yeux et la taille gracile d’une jeune femme un moyen d’élévation vers Dieu. Alors que pourtant, c’est un thème assez universel de prendre support sur la beauté concrète pour s’élever dans la méditation. Il n’y a rien de contradictoire dans ce tremplin physique vers le divin.

  • Encore aujourd’hui, la relation entre Rûmî et Shams divise en Iran : amitié, amour platonique, fraternel, charnel, ou tout cela à la fois ? Dans votre livre, vous ne vous prononcez pas, comme si cela était trop évident, trop profond aussi, pour être dépouillé. Qu’est-ce qui a guidé ce choix ? Et comment a-t-il été perçu en Iran ?

En réalité, on ne peut pas connaître en détails le niveau d’intimité de leur relation. Je n’ai rien voulu cacher de leur union mais je n’ai pas non plus souhaité dire ce que je ne savais pas ; ce mystère me plaisait aussi. Qu’ils se soient aimés, c’est certain, au point d’en être métamorphosés totalement. Comment ils se sont aimés, cela reste leur secret. Pour ce qui est de la réception du texte en Iran, la grande différence entre Rûmî le brûlé, qui ne comporte aucune note et qui avait déclenché de nombreuses polémiques à sa sortie, et l’Affamé, c’est que j’ai choisi de noter de manière systématique les citations en marge du texte. Ainsi, quand bien même certaines scènes de l’Affamé auraient pu heurter un certain lectorat iranien, je me suis en quelque sorte immunisée contre la critique ; je me suis appliquée à tisser un récit à partir des textes. Sans jamais m’en éloigner.

  • Par ailleurs, vous laissez entrevoir la grande liberté de Shams vis à vis des préceptes du Coran et ce faisant vous dévoilez la diversité des croyances et des pratiques en Iran au XIIIe siècle. Je pense en particulier au passage où Shams déclare que l’interdit du vin ne vaut que pour les esprits étroits : « L’océan c’était moi. Le petit bassin, c’était lui. Le petit bassin constituait son monde. ». Comment la relation mystique entre Shams et Rûmî a-t-elle irrigué l’islam ? Et quelle est la place (culturelle et religieuse) du soufisme aujourd’hui ? 

« Le mysticisme est le point de vue artistique de la religion », comme le dit le grand spécialiste iranien de Rûmî, Mohammad Reza Shafii Kadkani. C’est l’esthétique dans la religion. Les mystiques sont, en cela, différents des ascètes et des pratiquants. Ils sont libres, comme le sont les artistes. Ils sont libres même de ne pas croire aux principes religieux, de boire, de blasphémer, de découvrir Dieu par la danse et non forcément par la prière. Toutefois, en ce qui concerne Shams et Rûmî, ils restent musulmans, leurs ouvrages portent de nombreuses citations coraniques. Le soufisme incarne un islam libre, ouvert, qui accueille tout un chacun. Un passage me revient en mémoire à ce sujet, celui où Rûmî (appelé Mowlana dans le livre, ce qui signifie « maître ») s’adresse en ces termes à un de ses disciples :

« Un autre jour, Mowlana dit à propos du son du violon que c’était le bruit du grincement de la porte du paradis. Un certain Sharaf, un idiot parmi les autres, protesta et affirma qu’il n’en était rien. « Ce que nous entendons, ajouta Mowlana, c’est le bruit de l’ouverture de cette porte, et ce que Sharaf entend, c’est le bruit de la fermeture. » Il continua : « Le minuit de Sharaf est l’annonce de mon aube de joie. Là où Sharaf ne voit qu’une rivière de sang, je vois, moi, de l’eau, la montagne qui lui paraît lourde et inanimée se transforme, pour le prophète David, en un simple musicien ». »

Lorsque Rûmî est mort, des chrétiens et des juifs sont venus lui rendre hommage. D’ailleurs, Rûmî séjournait souvent dans un monastère chrétien pour écrire et méditer. On a plus que jamais besoin de ce genre de regard aujourd’hui. Le soufisme est toujours puissant aujourd’hui : on dénombre des confréries soufies partout dans le monde. En tant qu’Iranienne, lire Shams et Rûmî m’a attachée et m’attache toujours à l’islam, un islam de lumière.

Propos recueillis par Camille Pech pour Les Belles Lettres,
Paris, mars 2021.

L’Affamé par Atiq Rahimi : court-métrage poétique

À l’occasion de l’édition 2021 du Printemps des Poètes, sur le thème du désir, Atiq Rahimi présente son film inspiré du livre de Nahal Tajadod, en partenariat avec Les Belles Lettres et Télérama. Le voici en intégralité pour vous :

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