Sur l’Argô d’Andrea Marcolongo : La Part du héros et les Argonautiques

« La mesure héroïque était donnée par l’expérience du dépassement de soi, et non par le résultat. « 

Après le best-seller La Langue géniale où elle a montré combien les traces laissées par le monde grec sont profondes, Andrea Marcolongo raconte son voyage personnel vers cette Ithaque tant convoitée que représente pour tous l’âge adulte. Renouant les fils entre la nuit des temps et aujourd’hui, elle nous invite à converser avec le mythe et à trouver notre part de héros.

Embarquons à ses côtés,

et parcourons ce récit inclassable, tour à tour érudit, émouvant, précis, déterminé et généreux.

Une langue ancienne, la mer

La mer est une langue ancienne qui nous parle.
Et ses mots tracent la carte qu’il nous faut déchiffrer.
Elle n’a pas de fin, mais d’infinis commencements appelés horizons.
Elle connaît l’art de l’enchantement, de l’étonnement, de la peur, de l’impatience et de l’attente.
Elle engloutit les navires, dispense ses dons, nous surprend avec des ports qui ne figurent pas sur les cartes faites par d’autres que nous.
Elle se fait douce dans ses vagues et cruelle dans ses tempêtes ; son eau est salée comme la sueur de l’effort, comme les larmes d’avoir tant ri, comme les pleurs d’avoir trop souffert.
Le navire est magnifique et, sur la coque, il y a ton nom à la peinture blanche. Durant ce voyage, tu es tout simplement toi-même.
Tu vas bientôt gagner ton port, la raison pour laquelle tu as traversé toute cette eau. Une nouvelle vie t’attend à l’arrivée, celle que tu avais toujours désirée avant de relever le défi du départ.
C’est la vie que tu avais si peur de demander qui vient à toi. Tu as largué les amarres pour cette raison : pour arrêter de vivre en inopportun, c’est-à-dire sans port où tu puisses être qui tu es vraiment. Et pour ne pas importuner, pour ne créer ni confusion ni désorientation chez ceux que tu aimes vraiment, pour ne pas troubler ce en quoi tu crois vraiment. Pour ne plus errer en vagabond dépaysé, mais pour trouver un pays, une terre pour tes pensées.

Tu dois tenir bon : ils sont tous à t’encourager faussement à te résigner, quand tu voulais seulement t’autoriser à être faible, à te déclarer fatigué de t’accommoder de ce qui t’incommodait, de ce qui ne te rendait pas heureux. Tu demandes trop à la vie : ils sont tous à te le répéter, quand tu n’implorais que d’être pris au sérieux pour ce que tu es. Alors tu as pris ta décision, tu as demandé à la vie ce qui te revenait et tu es parti.

(pages 21-22)

Ça ne peut pas m’arriver

Et j’ai voulu examiner de près l’expérience du changement, et essayer de raconter ce franchissement de la ligne d’ombre qui, de jeunes garçons et de jeunes filles, fait de nous des hommes et des femmes.

Ce livre ne parle donc pas de la mer, que j’aime pourtant infiniment et sans laquelle je ne pourrais vivre, ni même de navigation, dont j’ignore presque tout si ce n’est sa mise en scène dans la littérature. Il parle en revanche de l’art difficile et terrible de se mettre en route en se dépassant soi-même pour devenir grands, peu importe l’âge que nous avons, la vie ne s’arrête jamais – c’est nous, plutôt, qui nous arrêtons.

(page 29)

Prépare-toi

Tous ces jeunes gens étaient déterminés à faire jaillir la force nécessaire pour grandir – leur élan les faisait resplendir « comme des astres brillants au milieu des nuages » (I, 239-240), rayonnants de la beauté que confère le courage de partir, selon Apollonios de Rhodes.
Certains savaient déjà, par la voix terrible des oracles, qu’ils ne rentreraient pas à la maison et qu’ils mourraient en errant sur des mers lointaines. Mais ils choisirent quand même de partir plutôt que de rester pour toujours petits, ignorants. Tous choisirent d’essayer d’être des héros.
Aucun d’entre eux ne l’était, ils étaient tout au plus des demi-dieux, fils d’une divinité et d’un mortel.
Dans l’Antiquité, il n’existait pas de statut absolu de ἥρως (hèrôs), de « héros » comme fait établi : la valeur, la force, la vertu, l’esprit ne valaient qu’une fois mis à l’épreuve du monde. Les antécédents, le statut social, la cité d’origine ne comptaient pas : on ne naissait pas héros.
Mais on choisissait de le devenir, en acceptant d’affronter une série de travaux dont la finalité suprême était d’aider les autres – en rendant l’inconnu connu de tous, et la traversée possible parce que quelqu’un l’avait faite auparavant.
La mesure héroïque était donnée par l’expérience du dépassement de soi, et non par le résultat.

(page 42)

Il est temps de larguer les amarres

Nous vivons une époque où nos yeux sont concaves.
Un changement de cap est nécessaire.
Il pleut en toi, à l’intérieur, en proue, en poupe ou au milieu. À toi de choisir où.
Le meilleur moyen d’être prêt pour la réalité est d’avoir recours à l’imagination.
Mais cela fait trop longtemps que tu ne t’accordes pas le luxe d’imaginer l’imprévu, la prudence en mer.
L’eau qui entre à l’improviste, cette même eau que tu regardais l’instant précédent en souriant, comme si c’était une amie, une parente, comme si elle était tienne. Ce n’était pas le cas, comment as-tu pu ne serait-ce que le penser ?

(page 52)

Flottements

La tristesse et le sentiment d’inaccomplissement ne passeront pas demain, contrairement à ce que l’on t’a dit à chaque fois que tu as montré ta fragilité – ça passera demain, tu verras, certes, mais ce qui compte c’est ce qu’ils laissent.
Les Grecs savaient donner un nom à cette frustration. Ils appelaient Ἀμηχανία (Amèchania) l’impuissance qui paralyse tout élan vers la vie. L’incarnation de l’inaction était la sœur et la compagne de l’une des conditions humaines les plus pénibles, la pauvreté : son nom était Πενία (Penia).
Misère et insatisfaction représentaient, dans la Grèce antique, le plus grand danger pour les hommes, parce qu’elles les poussaient à se diminuer, à se faire petits au lieu de s’élever vers le haut. Selon les Grecs, Amèchania rendait impossible cet élan accordé à tous ceux qui sont au monde et qui est aussi exigé d’eux : essayer d’être des héros, chacun dans sa vie et selon son propre mètre.

(page 71)

Meta

Peut-être parce que nous avons oublié le sens du mot meta (employé en italien pour désigner le but d’un voyage) que nous avons troqué contre le ruban rouge et la coupe à brandir à la fin d’on ne sait quelle performance de notre époque – du diplôme au choix d’un travail, du premier amour à l’envie de mettre un enfant au monde ; aujourd’hui tout semble se jouer entre victoire et défaite, entre récompense et compétition, l’un contre l’autre.

Les Anciens savaient en revanche que toute meta n’est jamais le point d’arrivée : c’est le point d’irréversibilité. Et que le sens de tout choix, de tout voyage, n’est jamais uniquement , le lieu d’arrivée : tout réside dans le pourquoi, la raison du départ.

En latin meta ne signifie pas du tout au sens premier le but, mettre dans le mille comme quand on joue aux fléchettes. Lorsque l’on voyage pour de vrai, gagner ne sert à rien.

La meta était pour les Romains de l’Antiquité un amas de pierres, une petite colonne, un simple signe posé dans le cirque pour indiquer un point précis au-delà duquel les chevaux de course ne pouvaient plus revenir en arrière. La compétition était, de fait, sans ligne d’arrivée : le premier à dépasser ce point d’irréversibilité avait gagné, parce qu’il n’était plus possible de changer le cours de toute la course.

J’ai appris le sens de ce mot étant toute jeune fille, lors d’une sortie scolaire et depuis, je l’ai toujours emporté avec moi, en le gardant comme un trésor dans la traversée de toute la vie qui est venue après, de point d’irréversibilité en point d’irréversibilité (de meta en meta) – en souriant à sa pensée.

(page 104)

Tendresse

Jason se dirigeait vers le temple d’Hécate, le lieu de rendez-vous convenu avec Médée.

Selon Apollonios de Rhodes, le héros était magnifique, plus que quiconque ne l’avait jamais été au temps des hommes de l’Antiquité, ni parmi les mortels, ni parmi les dieux : il était sublimé, beau « dans l’aspect de sa personne et sa façon de parler » (III, 922-923).

Dans la pensée grecque, la beauté ne résidait pas seulement dans le corps, mais surtout dans les mots et dans le soin apporté à les utiliser au moment opportun.

Ce moment unique et sans pareil qui exige des mots très purs, était appelé καιρός (kairos) par les Grecs, un temps à l’intérieur du temps chronologique – qui, lui, était plutôt appelé χρόνος (chronos).

Καιρός est le moment où il se produit quelque chose d’unique et de spécial, capable de changer à jamais l’existence d’un être humain, un moment qui, lorsqu’il arrive, n’admet ni passé ni futur, seulement le présent.

C’était donc vers son καιρός que se dirigeait Jason, resplendissant comme une étoile grâce à la détermination d’Héra et au charme d’Aphrodite.

C’était vers Médée qu’allait Jason.

(page 143)

Faillible

En nous éloignant du véritable sens de la faillite, nous, naufragés des mots des temps modernes, nous avons fait de la chute la pire des fautes. Le défaut le plus grave, qu’il nous faut cacher dans notre ascension vers le haut, à pas nécessairement rapides et parfaits, jamais incertains.

Nous nous comportons comme si nous étions impeccables, nous regardons avec pitié le plus faible, nous en appelons à la sélection naturelle darwinienne oubliant qu’aucune vie n’a jamais été sans erreur, pas plus qu’elle n’est prévue d’avance.

La qualité première de l’être humain est d’être faillible, c’est ce qui le distingue du divin infaillible.

Mieux vaut se méfier de qui ne se trompe jamais, ne tombe jamais. Ce n’est pas forcément le meilleur, mais peut-être le plus fragile, celui qui ne s’autorise pas à se laisser aller à son humanité faillible, et donc imprévisible, et donc surprenante.

Ou plutôt, il vaut mieux le prendre dans ses bras.

(page 209)

Le nouveau port

Comme la nuit qui tombe tout à coup sur Argô, les mots du poète se font obscurs. Il est bien mystérieux le phénomène météorologique qu’il décrit, « une espèce de » brume noire qui s’abat sur le navire, provenant des entrailles de la terre ou bien des hauteurs du ciel, nul ne le sait clairement.

Les héros ne savaient pas s’ils « naviguaient […] dans l’Hadès ou sur les flots » (IV, 1699). Ils avançaient désormais à la dérive, abandonnant le navire aux courants, impuissants et atterrés, jetés à terre, devenus tout petits. Et ils se laissèrent aller à des larmes mystérieuses.

Χάος (chaos), c’est ainsi qu’Apollonios appelle cette obscurité absolue, scientifiquement inexplicable, mais si profondément humaine. C’est la même confusion, cet entrelacs de joie et de peur que nous ressentons au terme de chaque voyage, mais qu’il nous faut, après mille aventures et efforts, démêler pour déchiffrer ce que nous ressentons à l’arrivée dans notre nouveau port.

Nous ne devons jamais le couper, ce fil qui nous lie à nos émotions, surtout quand elles sont formidables, la vox media que je préfère : si extraordinaires qu’elles peuvent susciter le trouble.

Brûler ses navires

Et ils ne désirent pas assez ceux qui, par peur de marcher, restent assis entre deux chaises, ou trois, ou sept. Ils sont d’accord avec tout le monde pour n’offenser personne, ils ne prennent jamais position par crainte de rater on ne sait quelle opportunité. En fin de compte, à force de faire plaisir à tous par peur de perdre, ils ne se rappellent plus à quoi ils rêvent, ce qu’ils pensent, ni même comment ils s’appellent.

Et combien s’enflamment chaque jour pour une idée différente avant de s’éteindre le soir, éternelles ampoules basse consommation qui n’économisent qu’eux-mêmes. Ils croient un jour vouloir une chose, puis une autre, une autre encore le jour suivant, mais à la fin des fins, l’idée, qu’elle soit bonne ou mauvaise, ne va jamais au-delà de la phase confuse de l’inspiration – et du canapé.

Si vous y prenez garde, vous verrez qu’elles sont toujours très fatiguées, ces personnes indécises, toujours à moitié grippées ou souffrant de maux inconnus, certainement exténuées par l’inertie et le manque de détermination à changer leur vie.

Où est passé notre courage de désirer, qui vient non de l’esprit mais du cœur, comme l’indique le mot ? […]

Trois mille ans après le voyage d’Argô, nous vivons dans un Reader’s Digest collectif – nous sommes désormais la version facile, simplifiée, synthétisée de nous-mêmes.

L’unique impératif est de ne jamais oser. Ne brûler aucun navire, mais, bien au contraire, les accumuler tous, les uns sur les autres, au cas où ils pourraient servir, au cas où nous laisserions tout pour fuir.

Nous regardons encore les étoiles, mais nous ne savons plus nous orienter dans l’immensité que nous sommes pour nous-mêmes. Trouver notre place dans le monde. Nous avons cessé de donner aux constellations le nom de nos histoires. […]

Il est essentiel de ne jamais oublier, comme Alexandre le Grand le comprit en un éclair, que la victoire ne tient souvent qu’à une étincelle. Celle avec laquelle nous devons mettre le feu à nos peurs, à nos hésitations, à nos doutes pour enfin tout laisser derrière nous. Y compris les navires qui nous clouent à la rive au lieu de nous emmener au loin.

(pages 240-242)

Andrea Marcolongo, La Part du Héros, le mythe des Argonautes et le courage d’aimer

Traduit par
Béatrice ROBERT-BOISSIER

En librairie le 8 février 2019. Consulter sur notre site internet

272 pages, rabats de couverture présentant deux cartes, bibliographie.

Andrea Marcolongo

Andrea Marcolongo est helléniste, diplômée de l’Università degli Studi de Milan. Elle a beaucoup voyagé et a vécu dans dix villes différentes, dont Paris, Dakar, Sarajevo et Livourne aujourd’hui. Elle a travaillé comme plume auprès de personnalités politiques.

Elle a déjà publié La langue géniale, 9 raisons d’aimer le grec, traduit aux Belles Lettres en février 2018, dont voici un extrait audio :

« Ce qui s’est passé après la parution de mon livre en France et dans vingt-six autres pays du monde m’a confirmé ce que je pensais depuis toujours, c’est-à-dire qu’il n’est pas nécessaire d’être un érudit solitaire pour apprécier la merveille des classiques.

Et aimer l’Antiquité ne signifie pas se retrancher derrière la nostalgie d’un monde qui n’existe plus depuis des millénaires, mais c’est bel et bien un acte de courage pour trouver un cap à nos années 2000.

Comme dirait Paul Veyne, il n’y a rien de plus punk. Ni de plus héroïque, ajouterais-je.

Après un moment de trouble, où il semblait que le grec, mon grec ancien, le nôtre, auquel j’ai consacré ma vie, ne fût qu’une mode passagère, j’ai donc choisi de renchérir, en consacrant ce nouveau livre au mythe le plus ancien de toute la littérature grecque : celui du voyage du premier navire au monde, Argô, et de ses marins partis à la recherche de la magique Toison d’or. […]

Jason et ses compagnons de route sont humains dans leurs faiblesses, leurs imperfections, et donc héroïques, en ne renonçant jamais à leur objectif. […]

La découverte de soi, ne jamais se trahir.

La conscience que nous sommes tous au monde pour faire de grandes choses, en héros de nos existences singulières faites pour être vécues pour de vrai et pas seulement pour être racontées en gestes futiles et mesquineries, hurlements on line ou off line.

La merveille d’un monde antique qui nous appelle, ou plutôt qui nous secoue hors des habituels « déjà vu » et « déjà dit » pour nous rappeler que nous sommes tous en voyage, premiers et uniques responsables de nos actions et de nos choix. »

Extraits de l’avant-propos à l’édition française de La Part du Héros.

Rencontrez Andrea Marcolongo

Vendredi 8 février 2019 à 17h30 à la librairie Durance, à Nantes

Mardi 12 février 2019 à 17h30 à l’Hôtel de l’Industrie, à Paris

Vendredi 15 février à 17h au Furet du Nord, à Lille

Samedi 16 février à 16h à la Librairie Point Virgule, à Namur

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Vous ne pouvez pas vous déplacer ? commandez un ouvrage dédicacé par Andrea Marcolongo en remplissant ce formulaire
La Part du Héros, le mythe des Argonautes et le courage d’aimer, sera en librairie le 8 février 2019. Consulter sur notre site internet

Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes en édition spécial Centenaire

Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques

Texte traduit et indexé par Francis Vian et Émile Delage. Présente édition préfacée par Glenn W. Most annotée par Laure de Chantal. Illustrations par Benjamin Tejero

Consulter sur notre site internet

352 pages – 21 € – En librairie le 8 février 2019

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