Genêt, de Siegfried Kracauer : la meilleure façon de marcher | Extrait

« Des hommes devant, des hommes derrière, des tas de jambes lancées en avant et les yeux jetés de droite et de gauche — en colonne, ils quittaient la ville, de bon matin, pour une marche d’entraînement. De temps à autre, les vitres tintaient. Un groupe d’infirmiers passa ; Genêt les méprisa à cause de leurs pas défectueux ; ce petit tas n’avait aucune discipline. Quant à lui, une place au milieu de la rangée transversale lui était échue ; il eût préféré en occuper une du côté gauche, et marcher à côté de Choupette. Celui qui conduisait leur section était le sergent Leuthold. À la tête du convoi chevauchait — on l’en informa, — un officier ; mais impossible de savoir derrière ce qui s’accomplissait devant ; seuls, les passants avaient une vue d’ensemble du défilé. Au demeurant, chacun ne voyait guère que le dos de son prédécesseur. À côté de nombre de surfaces dorsales, pendaient, accrochés à l’épaule droite, des mousquetons, dont le rôle actuel n’était pas de tirer : les hommes ne les conduisaient à la promenade que pour s’habituer à leur société. C’était d’ailleurs utile. Bien que Genêt sût qu’à interrompre le défilé, les trams ou les voitures se fussent exposés à d’immédiates mesures disciplinaires, la docilité avec laquelle ils s’arrêtaient devant lui impliquait à ses yeux un certain triomphe. À son grand regret, le talus, qui jusque-là les avait toujours accompagnés, fut contraint, par la montée de la grande route, à se laisser couler dans le sol. À présent, ils marchaient librement, à l’air libre. Les jambes et les canons de mousquetons cognaient si irrésistiblement contre le paysage, qu’il en éclata. Un morceau de fleuve s’écailla et tomba dans le ciel, des champs furent tranchés et de l’eau s’éleva des flaques. Un régiment de perches de houblon surgit devant eux, afin d’interrompre leur marche. Les perches de houblon grandissaient rapidement, longues et maigres choses, autour de quoi s’entortillaient de dangereuses spirales, mais les jambes s’y lancèrent et les jetèrent à la rivière. Les jambes étaient seules en ce monde. Elles déchiraient le sol en lambeaux et continuaient de se mouvoir sans soutien. Maintes fois, elles marchèrent au-dessus du ciel nuageux, dont elles passaient à gué les trous bleus. Puisqu’elles n’allaient que droit devant elles, la terre tournait selon leurs besoins. Hormis elles, il ne restait que les dos et les cous qui servaient de tremplin. Monter, descendre, Genêt se divisa en deux : jambe droite, jambe gauche, droite et gauche, la tête au diable, continuer, rien ne s’est passé. Quand il réussissait, de temps à autre, à s’échapper de ses jambes, il tombait dans le mousqueton. Comme un petit bonhomme en allumettes fait de trois traits. Les canons des mousquetons, à ses côtés et devant lui, se secouaient et lui lançaient des éclairs. Il leur arrivait de se mettre en biais et de s’entrecroiser, comme une porte de treillis, destinée à lui barrer toute issue. Il marchait, il marchait, et la barrière avançait, elle aussi ; dans les pâturages, les haies étaient immobiles et cependant, pas du tout à leur place, mais peut-être, lui, Genêt, ne marchait-il pas, était-il immobile ; et, seul, tout ce qui l’entourait, vacillait-il de-ci de-là, jambe droite, jambe gauche, en haut, en bas, belle plaisanterie, dégoûtation, quoi !
« Et si, par dessus le marché, nous avions maintenant tout le barda sur le dos !… » dit Schaloupp.
— « Vous en avez du bon temps », lança Choupette.
— « Autrefois, la discipline était bien plus stricte. Il nous fallait balayer la chambrée avec une brosse à dents. »
— « Non ! » Genêt ne comprit pas. « Avec la brosse à dents ? » — « Ben vrai ! »
La discipline s’était quelque peu relâchée, on fumait, on bavardait et nombreux étaient ceux qui s’éloignaient un instant. Genêt avait déjà maintes fois remarqué, qu’en plus de la nourriture, « l’éloignement », jouait, chez les hommes, un rôle d’une grande importance. Avec une brosse à dents, — un instrument si fin sur les planches, et peut-être bien de la pâte Pébecco pour nettoyer les rainures, toute la bouche sur le sol. Ils semblaient s’être retournés ; du moins, les morceaux de fleuve oscillaient-ils de l’autre côté et pénétraient-ils de plus en plus à travers les mousquetons. D’autres éclats, d’un même tout sans doute, se rejoignaient aussi : des champs, des fumées villageoises, des arbres isolés. Comme attachées à un caoutchouc, plus distendu que de raison, les choses reculaient d’un bond et se fondaient en une seule masse dont la densité s’accroissait à chaque pas. Il devenait de plus en plus difficile de gagner du terrain.
Perclus, les canonniers vacillaient de-ci de-là, jambe droite, rue, jambe, jambe gauche, rue, qu’est-ce que ça peut bien faire ? le paysage ne voulait pas s’écarter ; au contraire, il s’étalait, comme une gueule ricanante. Des tas de rayures d’un jaune brun, longues, aplaties, voilà comme nous sommes. Genêt avait l’impression de regarder dans un miroir déformant qui basculait sans cesse, nous ne nous en irons pas.
« Chantez ! »
Le cri provenait de la gauche et d’en avant. Et de fait, certaines voix s’élevèrent en tête, mais la plupart des hommes continuèrent leur chemin, muets, — chacun pour soi, sans prendre garde à son voisin. La fatigue les avait enfermés dans des cellules individuelles. Qu’ils chantent, pensa Genêt, moi, à l’école, on m’a dispensé de chanter. Les tours de la cathédrale dépassèrent le rebord du coteau, puis disparurent. Elles montaient et descendaient comme les jambes.
« Chantez, j’ai donné l’ordre de chanter ! »
Le sergent avait hurlé cet ordre. Ordonné de chanter ? Genêt prit peur ; ses jambes étaient des bâtons étrangers qu’il lui fallait traîner en plus du mousqueton. Évidemment, un contrôleur, naguère, lui avait interdit de siffler sur la plateforme d’un tram. Évidemment, se taire était chose possible, mais faire sortir par ordre sa voix du pharynx, quand elle ne le veut pas, faire avancer les sons, marche, marche vers les latrines, comme s’ils pouvaient, tels des soldats, courir, se coucher, se remettre sur pied… « Mourir pour la Patrie est la plus belle mort… » Göbel chantait en s’appliquant, comme un chef de file ; d’autres le suivirent ; pas tous, Dieu merci : quelques clairières furent épargnées. Dans l’une d’elles, Genêt disparut, inaperçu. Ne pas chanter, serrer les lèvres. La muraille du talus rampa hors du sol ; un triangle.
« Allez-vous chanter à la fin ! Je vais vous faire écarter les dents, et plus vite que ça ! »
Le sergent Leuthold réduisit l’espace entre eux, il s’approcha de la rangée transversale où était Genêt ; déjà celui-ci le sentait dans son voisinage. Qu’est-ce que Göbel chantait donc de cette voix si éclatante, où il y avait placé pour deux ? Le sergent inspecta les rangées de dents : se mouvaient-elles avec assez de rapidité ? « Mourir pour la patrie est la plus belle mort ».
Jambe gauche et jambe droite marchaient séparément ; on eût dû les pousser comme au cirque, l’une après l’autre avec les mains. Chanter sa propre mort. Genêt saisit soudain : il comprenait toujours difficilement les textes des chants. Il ne voulait pas mourir, et ici, dans ce champ au grand air, moins encore que partout ailleurs. Ne chanter à aucun prix « est la plus belle mort ».
« Chantez, mon gaillard ! Vous savez fort bien ouvrir la gueule, le reste du temps, quand il s’agit de me débiner ! »
Le sergent avait aboli l’espace entre eux et s’était serré tout contre Genêt : immense brosse à dents, comme celle peinte sur les affches des toits, dont les poils passaient sur son visage, de ci, de là, constamment ; pendant que le sol, à gauche et à droite, appuyait contre ses pieds, chaque fois avec un peu plus de force ; ils ne pourraient bientôt plus s’élever. Peut-être les chaussettes russes eussent-elles eu du bon tout de même ? Genêt remuait ses mâchoires ; le sergent le regardait à travers les rangées transversales. Qui donc lui avait rapporté la dédaigneuse réflexion faite l’autre jour en nettoyant les mousquetons ? la, la, la, la, — surtout ne pas chanter la mort. Les hommes chantaient si haut que le sergent ne remarquait pas les la, la… S’il avait pu s’introduire entre les dents -la-la, mais il se rendit en hâte à la tête du défilé. Morck avait-il des rapports avec lui ? De toutes parts arrivaient des maisons qu’on ne pouvait maintenir à distance, bien qu’elles eussent dû, rebondir contre ce chant. Telles le vizefeldwebel elles s’étendaient sur Genêt.
Les la-la étaient devenus superflus, car tout l’asphalte les accompagnait ; il finit par retentir, sans aucun sens, mais en mesure. Le sergent était désormais un ennemi. Tourner encore autour de l’hôtel Marie. Enfin.
Là-haut, dans la chambre, Genêt remarqua soudain qu’Ahrend n’avait pas pris part à la marche : « Déplacé depuis deux jours », dit Schaloupp.
Silencieusement enlevé par le vent. Le frère l’avait pris. »

Siegfried Kracauer, Genêt, traduit de l’allemand par Clara Malraux, extrait des pages 157 à 162.


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Le livre

Un tire-au-flanc comme héros : Genêt, un talentueux architecte, a 25 ans lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Sceptique vis-à-vis de l’enthousiasme patriotique de ses contemporains, il tente à plusieurs reprises d’échapper au service militaire – la mère patrie n’a après tout pas besoin d’architectes sur le front, mais à la maison, où ils peuvent, par exemple, concevoir des usines de grenades et des cimetières pour les soldats tués.

Mais ce faisant Genêt contrevient à l’avis de mobilisation générale. Loin des champs de bataille, il apprend à faire un lit avec une rigueur militaire, à tirer et à « peler des patates contre l’ennemi ». Et il est convaincu, dans sa conviction, que tous ces exercices ne sont pas pour la guerre, mais que la guerre elle-même est un prétexte pour ces exercices.

L’intrigue du roman se joue dans le Francfort de la Première Guerre mondiale, qui établit la renommée littéraire de l’auteur. C’est le portrait fascinant d’un homme dont l’attitude envers le monde et ses contradictions a souvent été comparée à celle de Chaplin et de Keaton.

Titre originalGinster – Von ihm selbst geschrieben, d’abord publié sous pseudonyme en 1928.
Suhrkamp Verlag, 1963

> Les Belles Lettres, collection Domaine étranger n°40, 2018 – Traduction de Clara Malvaux
> 264 pages, 12 x 19 cm, broché
> 9782251448077
> 13,90 € en librairie ou sur notre site internet
> 9, 99€ en format epub à télécharger sur notre site internet


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