Neuf nuits en Corse avec Cicéron : l’invitation de Jacques Trémolet de Villers

Où mieux qu’en Corse, « où, comme toutes les îles de la Méditerranée, les morts ne nous quittent pas », Jacques Trémolet de Villers pouvait-il redonner vie aux propos de Cicéron ? Il a choisi de se mettre en terrasse de son village de Vivario pour aborder avec ses amis de passage les thèmes chers au philosophe romain : la vieillesse et la mort, la souffrance et le bonheur, la politique et le gouvernement, la richesse et la gloire, la patrie ou encore l’amitié. En incarnant les propos – sans les trahir – de l’avocat antique, il en démontre la force et la pertinence toujours actuelles.

  • Retrouvez en fin d’article une bibliographie des ouvrages de, et sur Cicéron aux Belles Lettres.

« Je n’ai pas donné de préface à ces entretiens, même pas une introduction ou un avertissement, je ne leur donne pas non plus de conclusion, car en fait, leur seule raison d’être est d’inviter le lecteur à rencontrer Cicéron. »

Jacques Trémolet de Villers

Intérieurs Cicéron

Premières pages

Ça a commencé comme ça.
À Corte, au bout du cours Paoli, au coin de la place Padoue, environ l’heure de midi, ils sont arrivés l’un après l’autre, au pas noble et lent de l’âge avancé, et ils se sont assis pour la cérémonie de l’apéritif.
Après les considérations d’usage sur le temps qui était clément, mais aussi incertain, la conversation a vrai- ment pris naissance, comme chaque jour, sur les humbles détails de la vie quotidienne. Ce matin-là, c’était l’achat des clémentines corses. À 2,95 euros le kilo. Ce qui pouvait susciter un débat. Et le débat s’installa. Mais comme l’un des intervenants exposait un peu longue- ment la question des intermédiaires et du pouvoir économique, il fut interrompu par une considération plus personnelle :
— Même si c’est cher et que nous sommes pauvres, on peut se l’offrir.
— On peut se l’offrir, dit un troisième, mais il faut reconnaître que nous sommes pauvres.
— Pauvres, ajouta le voisin, pauvres nous le sommes, mais à nos âges, quand on considère la proximité du terme, il vaut mieux être pauvre pour arriver dans l’au-delà… Car, après la mort, les pauvres sont mieux traités que les riches.
— Après la mort, il n’y a rien, interrompit celui qui avait disserté doctement et un peu longuement sur les intermédiaires et le système économique. L’autorité définitive de cette affirmation imposa un silence qui exprimait aussi le respect devant le savant du lieu. Encouragé par ce silence, le rationaliste reprit :
— Après la mort, il n’y a rien. Nos corps sont dissous dans l’univers. Tout meurt et se transforme. Il ne reste, à l’état d’immortels, que les électrons.
Le silence s’appesantit encore, puis un dernier, à l’opposé de la table en cercle, reprit :
— S’il reste, comme immortels, les électrons, c’est qu’elle existe, l’immortalité.
J’avais fini mon verre et je voyais mon épouse arriver en haut du cours. Je me levai et je les laissai, alors que commençait un vrai dialogue méditerranéen, d’aujourd’hui et de toujours.

Le charme de Marcus Tullius, dit Cicéron, c’est son amour du dialogue. Il faudrait même dire, de la conversation, car il est rare que les interlocuteurs soient seulement au nombre de deux.

Comme chez Platon, son maître, ils sont plus nombreux à intervenir, et même si un discours dominant semble s’installer, le contre ou l’autre ou la nuance ou la diversion viennent assouplir l’affirmation, quand ils ne la réduisent pas à néant. Ainsi, l’esprit qui suit le cours de ces pensées en mouvement est lui-même maintenu en éveil. On ne s’endort pas au sermon.
On ne trépigne pas devant le dogmatisme du cours. Pour un peu on entrerait dans la question, plus de deux mille ans après, à Tusculum ou à Arpinum, avec Brutus, Cotta, Caton ou Scipion, avec le frère et le fils, avec les jeunes collaborateurs, avec Julius, et dans le bonheur du pays latin, à l’ombre douce des pins, entre amis, on parlerait.
« Quand les artistes se rencontrent, disait Delacroix, ils parlent d’argent.… Quand les banquiers dînent ensemble, ils parlent de peinture. » Mais quand ce sont des avocats ou des hommes publics, c’est la même chose : ils parlent d’abord de l’art oratoire.
J’écoute mes confrères de ce temps qui précède le nôtre de plus de deux mille ans, et je ne trouve dans leurs propos pas même l’ombre d’une ride. Peut-être ont-ils sur nous la supériorité de ne point disposer d’un micro. Aussi la qualité et la force de la voix, la brièveté de la phrase, la puissance du souffle comme l’action du corps prennent-elles plus d’importance. Mais aujourd’hui, avec la présence de l’image, le jeu des gros plans, la technique des prises de vue, cette place du visage, du geste, de l’habit fait une compensation à l’excessive normalisation de la voix et, que le discours soit bref ou plus étendu, la triple nécessité cicéronienne « plaire, instruire, émouvoir » garde son actualité.
Reste que ces trois verbes peuvent se décliner presque indéfiniment. Car on n’en finira jamais de savoir ce qui, selon les circonstances du lieu, du temps, des personnes, est capable de plaire, puis d’instruire et en n d’émouvoir. La conversation sur le sujet se nourrit elle-même de son propre bonheur d’exister, et il devient plus doux encore de parler sur ce que doit être « le bien parler ».
L’homme est un animal qui parle. Au commencement, pour lui, est la Parole.
« Au commencement était le Verbe. »
Saint Jean est venu après Cicéron, avec une majesté prophétique inconnue jusqu’à lui, mais comment ne pas voir, dans ce clair de lune de l’âme antique, une annonce nocturne du soleil de la Révélation ?
Lue aujourd’hui, avec les yeux d’un avocat d’aujourd’hui, son œuvre trouve en nous des échos d’une insoupçonnable résonance.
Ces échos s’ordonnent ou se répondent selon quelques thèmes qui les entrelacent. Je ne sépare pas l’art oratoire de ces rythmes profonds, car il en est la mélodie.
Mais dans leur communion on peut les distinguer. Ils sont, mieux que des lieux de préoccupation, les véritables « heures » de l’âme de Cicéron. Ce sont :

• La république ou la cité ou le gouvernement des hommes.
• La justice, le droit et la philosophie.
• La maladie, la souffrance et la mort.
• Les dieux et la Divinité.

Dans cette division un peu scolaire, mais que les titres mêmes de ses ouvrages permettent de distinguer, le lecteur perçoit un lien plus vivant encore que l’art oratoire, qui est le lien de l’amitié.
Cicéron eut vraiment le génie de l’amitié. Ce sentiment, qui avec l’amour humain est le plus doux qui soit sur cette terre, si doux que les Anciens n’imaginaient pas qu’il pût disparaître avec la mort, est devenu aujourd’hui, dans le monde de la république et du droit, de la philosophie et du divin, si oublié, si faible que la joie est encore plus grande à le voir ainsi déborder les égoïsmes, les vanités, les ambitions, voire les convictions philosophiques les plus ancrées, avec une force telle qu’au travers des siècles, elle rejaillit jusqu’à nous.
Ce n’est plus seulement un confrère ou un maître qui se révèle ainsi, mais, au sens le plus fort du mot, un ami.
Ce qui frappe d’abord, chez Cicéron, c’est le caractère concret, incarné, dans un lieu et dans une histoire, de l’objet de ses réflexions et des réflexions de ses amis.  Rien de la République idéale de Platon, pourtant si présent, ni des Constitutions d’Aristote, qui sont comme une promenade éclairée dans ce qui se fait dans le monde civilisé. Pour Cicéron et ses amis, le sujet qui seul importe, c’est Rome, la Ville, qui est aussi, en ce temps- là, en toute simplicité, le monde. Urbs et Orbs s’unissent sans se confondre, comme encore aujourd’hui, dans la bénédiction pontificale donnée Urbi et Orbi, à la Ville et au Monde.
S’il n’y a aucun rêve mondialiste chez Cicéron, il y a une évidence d’universalité tellement forte et vivante qu’elle n’est même pas définie. Elle va de soi. Cette universalité dans l’espace se joint logiquement à une permanence dans le temps. La raison en est que l’auteur et ses amis, s’ils divergent légitimement sur de nombreux points, ont en commun un postulat quant à lui très affirmé : celui de l’unité de la nature humaine.
« Homo sum et nihil… », « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger… » Le vers fameux de Térence revient souvent dans le propos de ces orateurs, comme le refrain du chant qui les unit. Cette humanité trouve à Rome son expression politique achevée, mais elle n’est pas réservée aux Romains. Tout homme, du fait qu’il est homme, est un animal raisonnable et par là même un animal politique. Ici, Cicéron et les siens sont dans la droite ligne d’Aristote.

Quand on a rencontré un ami et que cet ami occupe doucement vos pensées jusqu’à être présent à votre cœur, est-il raisonnable de se passer de lui ?
Est-il raisonnable d’imaginer que la différence des âges et des lieux constitue un obstacle à une vraie conversation ?
Les passions, ou plutôt – car il n’aurait pas aimé ce terme – les amours de Cicéron, ses « heures » sont si proches des nôtres, en tout cas des miennes, que je ne me suis pas résolu à le laisser dans les livres, à la seule compagnie des érudits et des étudiants – de plus en plus rares – de lettres classiques.
Je me suis permis de lui faire quitter ses papyrus et ses tablettes, la toge et le calceus. Je l’ai même convaincu – ce qui fut le plus difficile, « convaincre Cicéron » – de quitter quelque temps Rome, Arpinum et Tusculum, non pour la prestigieuse Athènes ou la savante Alexandrie, mais plus proche et en même temps plus sauvage, pour l’île qui le regarde et dont il m’a avoué qu’il n’y avait pas posé le pied, alors qu’elle est si fraternelle.
Je l’ai invité en Corse, dans mon île maternelle. Il a débarqué dans le port d’Aléria – évidemment – qui lui parut une charmante sous-préfecture.
Et puis nous sommes montés, sans délai, dans mes montagnes, là où, de son temps, les soldats entreposèrent leurs vivres pour résister aux chaleurs de la plaine, dans ce recoin de fraîcheur, protégé du soleil et du vent, îlot de fontaines et de verdure au cœur d’un océan de montagnes, à Vivario.
Et nous avons commencé notre conversation. […]

Pages 7-12.

Intérieurs Cicéron2


233

Jacques Trémolet de Villers a fondé son cabinet d’avocats en 1974. Il s’est distingué dans de nombreuses affaires civiles et pénales dont certaines font partie de l’histoire judiciaire contemporaine. Également écrivain, il a, entre autres, édité et commenté le très remarqué Procès de Jeanne d’Arc, publié en 2016 aux Belles Lettres.


Se procurer l’ouvrage :

  • Jacques Trémolet de Villers, En terrasse avec Cicéron, Les Belles Lettres, 2018
  • 160 pages. Illustrations noir et blanc d’Axelle
  • Livre broché à rabats. 12 x 19.5 cm
  • Parution : 12/04/2018
  • EAN13 : 9782251447933
  • 15,90 € en librairie ou sur notre site internet >
  • 11,99 € au format epub à télécharger sur notre site internet >

 


Cicéron aux Belles Lettres

Une bibliographie de nos 71 ouvrages sur, ou de Cicéron :

Bibliographie Cicéron

 

Tout afficher

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *