Métamorphoses, d’Actéon au posthumanisme – extraits

Ovide, Apulée, Hygin, Antoninus Liberalis, Platon, Horace, Hésiode et treize autres auteurs de l’Antiquité rassemblés par Blanche Cerquiglini confrontent leurs perceptions de la métamorphose dans ce nouveau recueil de la collection Signets. Vengeance ou don des dieux, prodiges, transgenre, posthumanisme… les Anciens donnent quelques réponses. Textes précédés d’un entretien avec l’écrivain et cinéaste Christophe Honoré.

Vengeance, punition, récompense

Extrait des pages 39 à 54

Dans la mythologie, les métamorphoses sont le résultat d’une confrontation, le plus souvent brutale, des hommes et des dieux. Expression de leur puissance, les métamorphoses sont une manière pour les dieux de former les hommes  : de les transformer à leur gré, de les modeler à leurs désirs. Et de les punir s’ils ne s’y soumettent pas. Ou encore, plus rarement, de les récompenser pour leurs actions, en leur permettant d’atteindre à une nouvelle identité par une nouvelle forme.

Y a-t-il une fatalité de la métamorphose ? Qui se métamorphose, et pourquoi ? La fatalité frappe les beaux garçons et les belles filles, qui meurent jeunes. Elle frappe les femmes et les hommes élus par les dieux pour se soumettre à leurs désirs. Elle frappe les amours contre nature –  incestueuses, homo- sexuelles  – que parfois Vénus pardonne et répare. Le plus souvent forcées, imposées par les dieux aux mortels, les métamorphoses sont parfois désirées par ces derniers, pour changer le cours de leur vie, et transcender leur humaine condition.

La métaphore de la digestion est fondamentale  : par la métamorphose, l’homme est dépouillé de son identité – violence de la dévoration. Puis son ancienne forme est digérée par la nouvelle. Ce processus créateur ouvre le mortel à une autre forme dans laquelle il se réinvente. Dans laquelle il survit – ou revit.

SE VENGER ET PUNIR

La métamorphose imposée est une violence. Elle prive l’individu de ce qui le constitue en propre : sa forme, cet être-au-monde primordial de l’homme, qui ne vit apparence : elle est constitutive de son identité ; elle lui permet de se définir. La métamorphose le prive aussi des attributs qui découlent de l’identité : sa puissance, sa force, ses moyens d’action sur le monde. La métamorphose déconnecte l’individu de lui-même  : il ne s’appartient plus, ne se reconnaît plus, ni n’est reconnu par les autres. Les chiens dévorent Actéon, qui en criant ne fait que bramer comme un cerf. Le cerf a pourtant gardé l’âme du chasseur, mais sa forme fait obstacle. Les récits de métamorphoses font apparaître la forme comme une frontière entre le visible et l’invisible, l’extérieur et l’intérieur, l’action dans le monde et la psychologie. Ainsi, changer la forme, c’est changer l’être.

Les métamorphoses constituent souvent un instrument de vengeance  : c’est l’arme des victimes, qui par là reprennent le pouvoir, l’ascendant sur le cours de leur vie. Vengeance des femmes sur les hommes – telle Procné vengeant le viol de sa sœur Philomèle ; réparation d’une injustice. Ou encore punition divine des mortels qui n’ont pas honoré les dieux. Ces métamorphoses privent l’homme de ce par quoi il s’est rendu coupable –  le violeur est émasculé  – ou de ce qui le constitue en propre –  le chasseur devient proie. Ne pouvant défaire le destin, la victime défait son agresseur, le mutile, en l’atteignant dans ce qu’il a de plus intime : son apparence physique. On assiste qu’incarné. Or cette forme est bien plus qu’une à la naissance d’un thème qui traversera toute la littérature – sinon toutes les sociétés : la défiguration du coupable par sa victime. La métamorphose est pour la victime une juste réparation ; bien plus : une renaissance. Quant au coupable, transformé, son statut de coupable s’inscrit à jamais dans sa chair, et dans son identité.


Hygin

Cette variante féminine de l’histoire d’Actéon, le chasseur transformé en cerf (voir p.  177), est emblématique de la métamorphose sanctionnant une offense. Elle surprend néanmoins par sa brièveté  : la punition, d’ordre divin, ne se discute pas, et n’appelle aucun commentaire du poète.

OÙ TU IRAS J’IRAI

Alors qu’elle poursuivait un cerf, la chasseresse Argé passe pour avoir dit à un cerf  : « Ta course dût-elle être celle du Soleil, je te suivrai. » Le Soleil irrité la changea en biche.

Fables, CCV, « Argé »


antoninus

Hiérax aide les hommes à combattre la famine causée par Poséidon ; celui-ci se venge. Cette histoire fait partie des nombreuses légendes d’hommes métamorphosés en oiseaux, qui sont alors haïs des autres oiseaux. Dans les métamorphoses de punition, les changements de forme et d’espèce, de l’humanité vers l’animalité, s’accompagnent souvent, comme ici, d’un changement de caractère.

Au pays des Mariandyniens vécut Hiérax, homme juste et distingué. Il fonda des sanctuaires en l’honneur de Déméter, qui lui accorda d’excellentes récoltes. Mais comme les Teucriens n’offraient pas de sacrifices à Poséidon le moment venu, mais les omettaient par négligence, le dieu en fut fâché, détruisit les fruits de Déméter et fit sortir des flots un monstre funeste qu’il lança contre les Teucriens. Ceux-ci, ne pouvant résister au monstre marin et à la famine, envoyaient messages sur messages à Hiérax et le suppliaient de les sauver de la disette ; lui, leur faisait parvenir de l’orge, du froment et d’autres vivres. Mais Poséidon, courroucé de  voir Hiérax abolir ses honneurs, lui donna la forme de l’oiseau qui encore maintenant porte le nom de faucon et, en le faisant disparaître d’entre les hommes, il lui modifia le caractère  : alors que les hommes avaient pour lui la plus grande affection, il le fit détester des  oiseaux, et, lui qui avait empêché de mourir bien des gens, il lui fit tuer un très grand nombre d’oiseaux.

Les Métamorphoses, III, « Hiérax »

Galinthias a dû tromper les déesses pour délivrer son amie Alcmène, que celles-ci empêchaient d’accoucher d’Héraclès. Elles l’en punissent.

UNE AIDE QUI COÛTE CHER

À Proïtos il naquit une fille à Thèbes, Galinthias. Cette vierge était la camarade de jeu et la compagne d’Alcmène, fille d’Électryon. Alcmène était sur le point de mettre au monde Héraclès, mais les Moires et Ilithyie, pour faire plaisir à Héra, la retenaient dans les douleurs. Elles se tenaient assises, les mains enlacées ; Galinthias, craignant que les douleurs ne rendissent son amie folle, accourut vers les Moires et Ilithyie, pour leur annoncer que, par la volonté de Zeus, Alcmène avait mis au monde un garçon, et que leurs privilèges avaient été abolis. À cette nouvelle, les Moires, frappées de stupeur, levèrent d’un seul coup les mains, et Alcmène, délivrée immédiatement de ses douleurs, donna le jour à Héraclès. Les Moires en éprouvèrent du dépit et privèrent Galinthias de sa nature de femme parce que, mortelle, elle avait trompé les dieux ; elles la transformèrent en une belette rusée, la firent gîter dans des celliers et rendirent son approche hideuse ; en effet, elle conçoit par les oreilles et donne naissance à son petit en le vomis- sant par la gorge. Ce changement d’aspect éveilla la pitié d’Hécate qui fit de cette bête sa servante sacrée. Devenu grand, Héraclès se souvint du service qu’elle lui avait rendu  : il érigea une statue de Galinthias auprès de sa maison et lui offrit des sacrifices. Les Thébains gardent le souvenir de cette cérémonie encore de nos jours et, avant la fête d’Héraclès, ils offrent en premier lieu un sacrifice à Galinthias. Les

Métamorphoses, XXIX, « Galinthias »

Polyphonté et ses enfants sont victimes de la colère d’Aphrodite. Cette légende illustre le thème de l’hybris, les caractères originels des protagonistes. l’orgueil démesuré, puni. Ici, les transformations reproduisent les caractères originels des protagonistes.

ORGUEIL PUNI

Thrassa, fille d’Arès et de Téreiné, elle-même fille de Strymon, épousa Hipponoos, fille de Triballos. De ce mariage naquit une fille nommée Polyphonté. Celle-ci dédaigna les œuvres d’Aphrodite, alla dans la montagne et se fit la compagne d’Artémis et sa camarade de jeu. Aphrodite, dont Polyphonté avait méprisé les œuvres, lui inspira une passion pour un ours et l’en rendit folle. Et Polyphonté saisie, par la volonté divine, d’un transport furieux s’unit à l’ours. Artémis la vit et, prise d’une horreur extrême, déchaîna contre elle toutes les bêtes féroces. De peur d’être tuée par ces bêtes, Polyphonté prit la fuite et se réfugia chez son père, où elle mit au monde deux enfants, Agrios et Oreios ; c’étaient des géants doués d’une force prodigieuse, mais ils n’honoraient ni les dieux ni les hommes et usaient de violence contre tout le monde. Toutes les fois qu’ils rencontraient un étranger, ils l’emmenaient de force chez eux et le dévoraient. Zeus finit par les prendre en horreur et envoya Hermès leur infliger un châtiment dont il lui laissait le choix. Hermès songea à leur couper les pieds et les mains ; mais Arès, auquel remontait la famille de Polyphonté, voulut les soustraire à ce destin et, de concert avec Hermès, il les transforma en oiseaux. Polyphonté devint une sorte de hibou qui fait entendre ses cris la nuit, ne mange pas, ne boit pas et tient sa tête tournée en bas et ses pattes en haut. Cet oiseau est un présage de guerre et de sédition pour les hommes. Oreios devint un lagos [rapace] qui ne présage rien de bon ; Agrios devint un vautour, l’oiseau de tous le plus détesté des dieux et des hommes ; Hermès et Arès lui inspirèrent un désir insatiable de la chair et du sang des hommes. Quant à leur servante, ils la transformèrent en pic-vert : elle leur avait demandé lors de sa métamorphose de devenir un oiseau favorable aux hommes. Hermès et Arès exaucèrent sa prière parce que c’est par contrainte qu’elle avait exécuté les ordres de ses maîtres. Cet oiseau offre à ceux qui se rendent à la chasse et aux festins des présages favorables.

Les Métamorphoses, XXI, « Polyphonté »

[…]


Apulée

Photis, l’assistante de la magicienne Pamphilé, réalise par vengeance des transformations contre nature.

UNE FEMME QUI SAIT SE FAIRE RESPECTER

Un de ses amants avait eu l’imprudence de lui faire une infidélité  : d’un seul mot elle le changea en castor, afin qu’il eût le sort de cet animal sauvage, qui, par crainte de la captivité, se coupe les parties génitales pour se délivrer des chasseurs. Un cabaretier voisin et qui, pour cette raison, lui faisait concurrence, fut changé par elle en grenouille ; maintenant, le vieux nage dans un tonneau, et, plongé dans la lie, il salue poliment de coassements rauques ceux qui jadis venaient boire son vin. Une autre fois, ce fut un avocat qui avait parlé contre elle  : elle le transforma en bélier, et maintenant voilà un bélier qui plaide. La femme d’un de ses amants s’était permis contre elle quelques railleries un peu vives ; cette femme était enceinte : elle emprisonna dans son sein le fruit qu’elle portait, en ralentit le développement, la condamna à une grossesse perpétuelle  : et voilà huit ans, au compte de chacun, que la malheureuse traîne son fardeau, le ventre tendu, comme si elle allait accoucher d’un éléphant.

Les Métamorphoses, I, § 9

EN RÉCOMPENSE

Consentant parfois à aider les hommes, les dieux les métamorphosent, leur permettant ainsi de dépasser leur condition de mortels. Moins nombreuses, les métamorphoses de récompense sont un cadeau des dieux aux hommes, qui leur transfèrent alors un peu de leur pouvoir. Si les dieux se font généreux, c’est encore pour eux une manière de montrer leur puissance. Ces métamorphoses de récompense ou de réparation prennent souvent place dans des fables, des récits édifiants qui ont une fonction morale  : la métamorphose apparaît comme la conclusion d’un conte, ouvrant sur un nouvel ordre du monde.

La métamorphose agit comme une mort, la mort d’un premier état, donnant naissance à un autre état. Elle ouvre la possibilité d’une autre identité, et permet d’accéder à une autre vie. Même si elles sont souvent, pour l’homme, négatives, les métamorphoses sont aussi synonymes de seconde chance, quand les  dieux soulagent les mortels de leur condition, et les libèrent d’une vie devenue un fardeau.


Hygin

La métamorphose est ici une manière qu’ont les dieux d’aider les mortels à vivre les épreuves qu’ils subissent.

BEAUTÉ FATALE

Nyctiméné, fille d’Épopée roi de Lesbos, était, dit-on, une vierge d’une très grande beauté ; Épopée, son père, brûlant d’amour pour elle, la viola. De honte, elle se cacha dans les forêts, où Minerve, prise de pitié, la transforma en chouette ; celle-ci, sous l’effet de la honte, ne sort pas le jour mais se voit la nuit.

Fables, CCIV, « Nyctiméné »

L’enfantement d’un monstre fait-il de sa mère un monstre, au point qu’elle soit classée parmi les parias ? C’est ici la mortelle elle-même qui implore les dieux de la métamorphoser pour soulager sa honte.

LA HONTE D’UNE MÈRE

Alors que Saturne cherchait Jupiter à travers le monde, il coucha en Thrace, sous la forme d’un cheval, avec Philyra, fille de l’Océan, qui enfanta ainsi le centaure Chiron, lequel, dit-on, inventa l’art de la médecine. Lorsqu’elle vit qu’elle avait enfanté une forme extraordinaire, Philyra demanda à Jupiter de changer sa forme ; elle fut alors changée en arbre Philyra, c’est-à-dire en tilleul.

Fables, CXXXVIII, « Philyra, qui fut changée en tilleul »

antoninus

Zeus a pitié de Smyrna (Myrrha chez Ovide, voir p. 147), coupable d’inceste malgré elle, et la soulage de sa honte en la transformant en arbre. La métamorphose permet d’échapper aux tourments liés à la condition de mortel.

L’ARBRE QUI CACHE LA HONTE

Sur le mont Liban, Théias, fils de Bélos, et la nymphe Orithyie eurent une fille, Smyrna. Pour sa beauté, une foule de prétendants venant de cités sans nombre cherchaient à l’épouser, mais celle-ci inventait mille prétextes pour tromper ses parents et différer ce moment ; c’est qu’un amour abominable l’avait rendue folle de désir pour son père. Au début, retenue par la pudeur, elle s’efforçait de dissimuler son mal ; mais comme la passion l’y poussait, elle s’en ouvrit à Hippolyté, sa nourrice. Celle-ci lui promit de lui fournir un remède contre sa passion insensée et alla raconter à Théias qu’une jeune fille de riche famille désirait s’introduire en secret dans sa couche. Théias, sans soupçonner ce qu’elle machinait contre lui, accepta la proposition. Et dans l’obscurité il attendit chez lui la jeune fille sur son lit ; la nourrice, dissimulant Smyrna sous son voile, la lui amena secrètement. Cet acte odieux et impie resta ignoré assez longtemps. Lorsque Smyrna fut enceinte, Théias fut pris du désir d’apprendre qui était la mère de son enfant ; il cacha une torche dans son appartement et, dès que Smyrna arriva auprès de lui, il sortit brusquement la torche et la reconnut ; Smyrna accoucha prématurément de son enfant et, levant les bras au ciel, elle implora une faveur  : ne plus paraître ni parmi les vivants ni parmi les morts. Zeus la transforma en un arbre qu’il appela du même nom, Smyrna (ou arbre à myrrhe). On raconte que chaque année cet arbre laisse couler de son bois des larmes de myrrhe. Et Théias, père de Smyrna, se donna la mort pour avoir commis cet acte impie ; quant à l’enfant, il fut élevé par la volonté de Zeus ; on l’appela Adonis. Pour sa beauté, Aphrodite l’aima extrêmement.

Les Métamorphoses, XXXIV, « Smyrna »

[…]


Sommaire

Pour un surnaturel poétique : entretien avec Christophe Honoré
Cartes

I. La métamorphose comme explication du monde

II. Changements d’espèce
Qui a le pouvoir de métamorphoser ?
Qui a le pouvoir de se métamorphoser ?

III. Vengeance, punition, récompense
Se venger et punir
En récompense

IV. Changer de sexe, changer de genre
Tirésias et Hermaphrodite
La question du transgenre

V. Des monstres et prodiges
Le loup-garou
Les figures mixtes

VI. La métamorphose, instrument de ruse

VII. Les pouvoirs du déguisement

VIII. Animé et inanimé

IX. Histoire naturelle

X. Des métamorphoses au posthumanisme

Les auteurs du « Signet »
Pour aller plus loin
Suggestions bibliographiques
Index des auteurs et des œuvres


Se procurer l’ouvrage

Metamorphoses 3D

  • Blanche Cerquiglini, Métamorphoses. D’Actéon au posthumanisme, précédé d’un entretien avec Christophe Honoré.
  • XVIII + 222 pages. Bibliographie, index, 3 cartes
  • Livre broché. 11 x 18 cm
  • Les Belles Lettres, collection Signets, N°29
  • Parution : 16/03/2018
  • EAN13 : 9782251447957
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