Introuvable depuis plusieurs années, Endurance, le récit de l’expédition de Shackleton prise dans les glaces de l’Antarctique en 1915 et sommet de la littérature maritime, revient en librairie dans une édition illustrée d’un cahier central de photographies noir et blanc. Traduction de René Jouan (1966).
« La journée a été merveilleuse et il est difficile d’admettre que nous sommes dans une situation aussi terriblement précaire »
Extrait des pages 93-94.
Ils se trouvaient sur la glace depuis exactement une semaine. En ce court espace de temps, ils étaient passés de la vie bien réglée, voire agréable, de l’Endurance,à une existence de caractère primitif, pleine d’inconfort, dans l’humidité et le froid permanents. Auparavant, ils dormaient dans des couchettes chaudes, prenaient leurs repas à une table dans une atmosphère plaisante. Désormais, ils s’entassaient sous des tentes, dormaient dans un sac de couchage en peau de renne ou en laine à même la glace ou, au mieux, sur des planches en bois dur. Ils mangeaient assis dans la neige, avec une gamelle en aluminium, qu’ils appelaient un « pannican », où tout était versé pêle-mêle. Comme ustensiles de table, chacun possédait une cuiller, un couteau… et ses doigts.
Ils se trouvaient perdus dans une des plus sauvages régions du globe, dérivant ils ne savaient où, sans espoir d’être sauvés, ne pouvant survivre qu’autant que la Providence leur fournirait de la nourriture.
Pourtant, ils s’adaptèrent à ce genre de vie avec une facilité surprenante, et la plupart finirent même par se sentir sincèrement heureux. L’être humain possède une telle faculté d’adaptation qu’il leur fallait parfois faire un effort pour se rappeler combien leur condition était désespérée.
« La journée a été merveilleuse et il est difficile d’admettre que nous sommes dans une situation aussi terriblement précaire », nota Macklin, le 4 novembre.
L’observation est caractéristique. Pas un de ces hommes n’était un héros, du moins au sens littéral du mot ; cependant, pas un seul journal de bord ne mêle une inquiétude quelconque au récit des préoccupations de la vie quotidienne.
Une seule chose changea vraiment : leur attitude envers la nourriture.
« C’est scandaleux, écrivit Worsley. Nous ne pensons plus qu’à manger. Jamais de ma vie, je n’avais attaché autant d’intérêt à ma panse… et nous sommes tous pareils… Nous sommes prêts à manger n’importe quoi, même de la graisse de phoque que personne n’aurait seulement touchée auparavant. C’est peut-être parce que nous vivons complètement au grand air et parce que nous ne pouvons plus compter que sur la nourriture pour nous réchauffer… »
Le 18 janvier 1915, l’Endurance ayant à son bord une expédition se proposant de traverser à pied le continent antarctique est prise par la banquise sans avoir pu toucher terre. Le 27 octobre suivant, le trois-mâts, peu à peu écrasé par la pression des glaces, est évacué ; les 28 hommes de l’expédition se retrouvent sur un floe, à 2 000 km du plus proche avant-poste. Ils dérivent jusqu’en avril 1916 et peuvent alors mettre à l’eau les trois embarcations de l’Endurance et gagner l’Île de l’Éléphant. Shackleton et cinq de ses compagnons en repartent pour aller, à travers l’océan le plus tempétueux du globe, chercher du secours en Géorgie du Sud, à 800 milles de là. Cet incroyable exploit, dans une embarcation non pontée, est l’un des plus remarquables de l’histoire de la navigation. Parvenus sur la côte sud, Shackleton et deux de ses compagnons ont encore la force d’entreprendre la traversée à pied de la Géorgie du Sud, un effroyable chaos de montagnes et de glaciers, munis d’une simple corde et d’une herminette de charpentier, performance qui ne sera renouvelée que 40 ans plus tard par une expédition dotée de grands moyens. Les trois hommes atteignent le 20 mai 1916 le petit port baleinier de Stromness. Deux jours après les trois compagnons restés sur la côte sud sont sauvés, le 30 août ceux de l’Île de l’Éléphant le sont également.
Certes, le but de l’expédition n’a pas été atteint. Mais ces 28 hommes ont fait infiniment plus.

Alfred Lansing, Endurance. L’Incroyable voyage de Shackleton, traduit de l’anglais par René Jouan, Les Belles Lettres, 2018, broché, 13,5 x 21 cm, 384 pages, cartes et illustrations, 21 €. Feuilleter un extrait au format sur la fiche du livre >
Alfred Lansing (1921-1975) a disposé des journaux tenus par les membres de l’expédition et a rencontré plusieurs des survivants. Son récit de l’invraisemblable épopée est écrit avec un luxe de détails dont aucun n’est inventé. Il fait admirablement revivre la longue et permanente lutte des naufragés.
Découvrez un autre récit d’exploration publié en 2016 aux Belles Lettres :
Wade Davis, Les Soldats de l’Everest. Mallory, la Grande Guerre et la conquête de l’Himalaya, traduit par Christophe Jaquet.