De Pythagore à Boèce, le lumineux parcours dans la philosophie antique de Jean-Louis Poirier

Une Bibliothèque idéale des philosophes antiques : d’un beau rêve à l’extraordinaire réalité. Plus de cent textes dans les meilleures traductions, de plus de quarante auteurs grecs ou latins, païens ou premiers chrétiens, célèbres ou plus rares en librairie.

« 

Le présent volume voudrait proposer au lecteur de bonne foi de faire l’effort d’aller un peu au-delà de ce qu’il attend d’un tel titre pour lui faire découvrir que cette belle Antiquité, dont il a pu rêver et qui le poursuit d’une invincible nostalgie, n’est pas exactement celle qu’il croyait. Il se pourrait que, quelque peu décalée, débarrassée des illusions qui la recouvrent, elle soit plus extraordinaire encore.

Il faut donc tenter d’oublier cette Antiquité dont nous avons pris l’habitude et que nous avons tant aimée. Pour l’aimer plus encore et ne rien en laisser, ne rien laisser, en particulier, de ce qu’elle a de si beau et de si puissant qu’elle nous dépasse absolument, dans tous les sens. Long- temps, hommes modernes malheureux d’être modernes, elle nous a aidés, à travers ses œuvres exemplaires, à prendre nos distances avec nous-mêmes, à étudier l’Histoire débarrassés de nos emportements, à comprendre la cité libérés des querelles partisanes, à interroger l’invention de la violence, bref à reconnaître nos propres passions et à les observer, mais sans les éprouver et sans les redoubler.

Bref, l’Antiquité ne nous a pas seulement offert une Renaissance, elle nous a appris à devenir intelligents.

Du moins, celle que nous avons reçue en héritage, celle que notre culture et notre instruction nous ont transmise. Et nous espérons bien que ce recueil pourra faire passer quelque chose de ce monde inoubliable, de ce « paradis de l’esprit humain » pour reprendre l’expression de Hegel. Mais, au-delà de ce bonheur en effet paradisiaque, nous voulons plus. Nous voudrions aussi faire partager tout le reste, oublié ou marginal, tout ce que des siècles d’héritage ont mis plus ou moins de côté : les questions, les tensions, les mouvements, peut-être les drames qui déstabilisent sûrement la belle totalité qui nous fascine, mais qui font que, très directement, elle survit en fait et ne cesse de nous interroger, comme si ce n’était pas fini.

Cette culture antique qui nous est transmise – et particulièrement la philosophie antique qui en fait partie – est dite classique. Et ce n’est pas pour rien dans l’attrait qu’elle produit. Est classique ce qui peut être enseigné, et donc ce qui est, en un sens ou un autre, donné sous un certain aspect de totalité, définitif ou complet, magistral aussi. Et il ne manque rien, semble-t-il, à cette philosophie antique, ni ses moments fondateurs, ni sa clôture, ni sa fin. Emportée par l’Histoire, mais inscrite en elle pour toujours. Elle porte ainsi non seulement le privilège d’une présence désormais immortelle, baignée de cette lumière si attachante tombée du soleil méditerranéen, cette pureté du ciel de la Sicile ou de l’Asie Mineure, mais en outre – ce qui n’est pas le moindre de ses charmes –, cette culture, ce savoir, cette philosophie, nous donnent l’heureuse illusion que nous pouvons nous les approprier : tout un temps, toute une époque, toute une civilisation semblent pouvoir y tenir, et s’y montrent lisibles et dominables.

Et pourtant, ce bonheur trop bien protégé ne résiste pas longtemps à qui veut regarder un peu plus : au-delà de son apaisant classicisme, la philosophie antique produit un singulier effet de profondeur, et très vite, littéralement, son immensité nous dépasse. Il faudra bien emprunter quelques chemins douteux, s’accrocher à des spéculations risquées, affronter le vertige des grandes étendues. Et on le sait, ce ne sont pas là seulement des métaphores, car il n’y a pas que les concepts ou les philosophèmes qui nous dépassent : tout n’a pas brûlé, à Alexandrie ; tout n’a pas été confié à l’érudition ou recouvert à Byzance ; tout n’a pas été enfoui au fond de monastères ignorés. Le corpus de la philosophie antique est bel et bien inépuisable, excessif, insaisissable. Puisse ce livre donner une idée de ce qu’aucun livre, aucune bibliothèque ne peut enfermer !

[…]

Cette richesse d’une diversité plus ou moins avouée, nous voudrions ici simplement la lui restituer, car l’Antiquité, en son intégrité spirituelle, c’est aussi tout ce travail de lecture et de commentaire, accompli par les Anciens, qui recomprend les philosophes fondateurs, les creuse méthodiquement et dégage, au-dessous d’un tissu extérieur présentable de concepts bien normés, conforme à l’orientation théorique requise pour accéder à la modernité, un certain nombre de couches, ou de gisements, qui rendent à peu près tout problématique, dans une insensée volonté d’absolu. Une bibliothèque idéale de la philosophie antique ne pouvait laisser de côté cette façon dangereuse – nous pensons au phénomène du Néoplatonisme – dont la philosophie antique elle-même s’est déployée, en prenant la responsabilité de sa propre lecture : nous ne pouvons plus faire comme si Proclus, Plutarque, Porphyre, Philon et tant d’autres n’avaient pas existé. Nous leur devons, et pour nos classiques eux-mêmes, le présent d’une seconde navigation.
En cette seconde navigation, selon un autre éclairage, des paysages nouveaux se dessinent autour des chemins classiques. De beaux paysages, car ils portent une impression de déjà-vu, ruisselant d’une pensée dramatique.

Pour résumer, une pensée puissante, éclairée par le néoplatonisme, mais minée par la gnose, voilà, en sa complétude, la philosophie antique.

[…]

[Dans la constitution de cette Bibliothèque idéale,] nous avouerons aussi quelques débordements, mais la philosophie antique peut annexer bien des historiens et des géographes, et d’autres : Thucydide et Strabon, par exemple, ou saint Irénée, ou le rhéteur Longin, ou encore Apulée et peut-être quelques alchimistes ! Nous avons seulement voulu retrouver, ou redonner à ce qu’on appelle la philosophie antique son aspect de région sauvage, aspect qu’elle a certainement eu pour les Anciens. […]

Extrait de l’introduction de Jean-Louis Poirier.

Aristote

Feuilleter au format le début de la sélection de textes >>

 

 

Cyprien de Carthage, Voir les choses d’en haut

Imagine-toi un instant transporté sur le sommet suffisamment élevé d’une montagne abrupte ; observe de là le spectacle qui s’étend au-dessous de toi, et dirigeant les yeux en tous sens, toi-même exempt de toute contagion terrestre, regarde attentivement les tourbillons du monde qui s’agite : à l’instant tu prendras toi-même le siècle en pitié et personnellement instruit, et plus reconnaissant envers Dieu, tu te féliciteras plus joyeusement d’y avoir échappé. Vois les routes barrées par les brigands, les mers investies par les pirates, l’horreur sanglante des camps et la guerre partout portée. L’univers ruisselle d’un sang fraternel et l’homicide pratiqué par de simples particuliers est un crime, on l’appelle action valeureuse quand on l’accomplit au nom de l’État. Pour l’impunité, ce n’est pas la considération de l’innocence qui l’obtient aux forfaits mais l’étendue de la cruauté.

Si maintenant c’est vers les villes que tu tournes ton visage et tes yeux, tu te heurteras à une affluence plus triste que toute solitude. On organise des jeux de gladiateurs pour que le sang réjouisse une cruelle passion de la vue. On gave le corps pour le fortifier des mets les plus nourrissants, et les bourrelets de l’embonpoint font grossir la masse vigoureuse de ses membres afin que, bien gras pour le supplice, il vaille plus cher pour mourir. On tue un homme pour le plaisir de l’homme, pouvoir tuer est une science, c’est un exercice, c’est un art. On ne se contente pas de commettre le crime, on l’enseigne. Que peut-on citer de plus barbare, de plus cruel ? C’est un sujet d’étude d’être capable de mettre à mort, une gloire de mettre à mort. Qu’est ceci, je te le demande, quelle aberration, s’exposer aux fauves sans que personne ne vous ait condamné, dans la force de l’âge, avec une beauté bien convenable, en habits de prix ? Des vivants se parent pour une mort volontaire, ils tirent même gloire de leurs malheurs, les misérables. Ils combattent face à des bêtes sauvages non pour un forfait, mais par folie. Des pères regardent leurs fils, le frère est sur les gradins, la sœur présente ; il se peut même que rehausse le prix du spectacle une somptuosité plus généreuse du jeu, au point qu’une mère assiste à ce qui l’afflige : une mère, ô douleur, le paie même. Et dans ces spectacles si sacrilèges et si funestes ils ne pensent pas que leurs yeux commettent un parricide.

Tourne de là tes regards vers un autre spectacle dont l’influence pernicieuse n’est pas moins regrettable : dans les théâtres aussi tu verras de quoi te causer à la fois douleur et honte. Le cothurne tragique fait la revue en vers des crimes du vieux temps : l’horreur antique qui se dégage des parricides et des incestes se déploie en une action représentée avec réalisme, de crainte qu’au cours des siècles ne tombe dans l’oubli ce qui s’est perpétré un jour. Toute génération est avertie, en attendant, que peut se faire ce qui s’est fait. Jamais le grand âge du monde ne provoque la mort des fautes, jamais le temps ne recouvre une action coupable, jamais l’oubli n’ensevelit le crime. Deviennent exemples les actes qui ont déjà cessé d’être des forfaits.

Ad Donatum, chap. 6-8 – cité page 521 du présent volume.

Proclus, lecture allégorique

Et pourtant, à la façon des chiens de Laconie, tu t’entends à harceler et à suivre à la trace ce que l’on dit !

Dans la République aussi Socrate a jugé bon d’appeler philosophe cet animal, je veux dire le chien. Dans le présent texte est ajouté : de Laconie, ce qui confère au [chien] le caractère de chasseur ; c’est là un symbole de la chasse à l’être ; c’est aussi le cas de suivre à la trace, c’est-à-dire à partir de l’écrit, comme si c’était une trace permettant de suivre la pensée de celui qui parle, de se lancer à sa poursuite et de donner la chasse à l’intellection la plus vraie de celui qui parle ; quant à harceler, c’est aussi un terme qui convient à l’acuité de celui qui intellige et à <son ardeur> à découvrir la méthode. Tout cela fait voir clairement que Zénon apprécie l’agilité d’esprit de Socrate et son excellente nature, et qu’il la met en branle, tout en corrigeant ce qui en lui s’écarte de la vérité.

Commentaire du Parménide (128b) de Platon, Livre I – cité page 661 du présent volume.

Bibliothèque-idéale-des-philosophes-antiques,-livre

L’auteur

Jean-Louis Poirier, qui a rassemblé et commenté ces textes, a enseigné plus de vingt ans en khâgne, au lycée Henri IV. Spécialiste de philosophie antique (il a collaboré à l’édition et à la traduction des Présocratiques et des Épicuriens pour la Bibliothèque de la Pléiade), il est auteur de divers articles et contributions en histoire de la philosophie et en sciences humaines. Fervent italophile, il a consacré un ouvrage à l’enseignement de la philosophie en Italie. Aux Belles Lettres, nous lui devons déjà : Cave canem. Hommes et bêtes dans l’Antiquité (2016) et Ne plus ultra. Dante et le dernier voyage d’Ulysse (2016), un commentaire salué autant par Étvdes que par Transfuge ou encore le Monde des Livres.

Se procurer l’ouvrage

 

 

 

Tout afficher

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *