Introuvable depuis plus d’un siècle, la correspondance de Joseph de Maistre reprise en un seul volume

” Si l’on juge un auteur par la qualité de ses lecteurs, Joseph de Maistre (1753-1821) compte parmi les tout premiers. En effet, on compte parmi ces derniers non seulement Chateaubriand, Madame de Staël, Auguste Comte, Sainte-Beuve, Barbey d’Aurevilly et Baudelaire, mais aussi Valéry et Roland Barthes. C’est qu’il est possible d’admirer un écrivain sans nécessairement partager ses idées.

Ceci dit, grâce à une série de travaux récents, Joseph de Maistre échappe enfin au cliché de l’austère doctrinaire catholique, de l’apologiste de la guerre, de l’Inquisition et du bourreau ; il est apprécié pour la hauteur de ses vues et l’acuité de ses observations concernant l’époque troublée qu’il a traversée. […]

Sainte-Beuve, qui a consacré deux grands articles à Maistre dans la Revue des Deux Mondes (15 juillet et 1er août 1843), n’a pas manqué d’y puiser, et ce sont les deux volumes, Lettres et opuscules inédits du comte Joseph de Maistre, publiés en 1851 qui ont conquis Baudelaire. « De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner », peut-on lire dans une célèbre page de Fusées. […]

C’est dans la grande édition des Œuvres complètes en 14 volumes, publiée chez Vitte et Perrussel, à Lyon, qu’a été réunie cette importante correspondance ; elle y occupe les tome IX à XIV. Elle constitue toujours l’édition de référence. Indisponible depuis longtemps – même dans le Reprint de Slatkine de 1979 – , elle vient d’être reprise dans la collection « Les Classiques favoris » aux Belles Lettres. Un superbe volume compact et relié de plus de 1500 pages au prix très abordable de 75 €. […]”

Robert Kopp, Revue des deux mondes, octobre 2017. Lire l’article en entier à ce lien.

Lettres à ses filles

Nous vous proposons de goûter à deux lettres écrites par Joseph de Maistre à ses filles Constance (17 ans) et Adèle (23 ans) dans l’année 1810, alors qu’il est séparé de sa famille depuis huit ans.

† À Melle Adèle de Maistre
Saint-Pétersbourg, 13 mars 1810

Ton carnaval a passé, ma très chère enfant : il y a douze jours que tu jeûnes, et moi j’en suis au mardi gras. Je veux donc faire comme tout le monde, et me procurer aujourd’hui quelque plaisir remarquable. Je m’arrange en conséquence devant mon pupitre pour répondre ce qu’on appelle une lettre à ton billet du 1er janvier. Il ne tiendrait qu’à moi de commencer par une querelle ; car, en examinant les dates de mon inexorable registre, je vois toujours de votre côté un grand mépris des lois. Jamais je n’ai dit, Mesdames, que je voulais recevoir une lettre de vous tous les quinze jours ; j’ai dit que je voulais et entendais que vous m’écrivissiez tous les quinze jours, ce qui est bien différent. Je n’exige point que vous m’apportiez vos lettres, il y aurait de l’indiscrétion ; écrivez seulement, le reste dépend des puissances et surtout des postillons. Mais j’oubliais que je ne veux pas quereller aujourd’hui. J’aime tout dans ton billet, ma chère Adèle, excepté le mot probablement, que tu as placé indignement, presque à la première phrase. Je lui remettrai probablement ; et pourquoi probablement ? On ne trouve pas tous les jours des gens de bonne volonté qui s’en aillent droit de Turin à Saint-Pétersbourg ; et quand on les rencontre, il faut les charger certainement de la pacotille destinée à votre bon papa. Voilà, ma très chère, ce qui me déplaît dans ta dépêche : le reste est à merveille. Tu fais bien d’adorer la peinture, il faut bien adorer quelque chose. Ce n’est pas que je me trouve tout à fait en harmonie avec tes idées sublimes. Je voudrais que ton talent fût un peu plus femme. J’honore beaucoup tes grandes entreprises : cependant c’est à elles que je dois le malheur de ne point voir encore sur ma muraille i sospirati quadri, que j’appelle depuis si longtemps. Je n’ai pas reçu un morceau de papier que je puisse mettre sous glace. Ah ! si je pouvais te jeter dans le paysage, quand même tu ne ferais pas mieux que Claude Lorrain ou Ruysdael, je t’assure que j’en prendrais mon parti. Je comprends fort bien tes dégoûts, quoique je ne sois point artiste : ton oncle est sujet plus que personne à cette maladie ; mais, dans les intervalles des paroxysmes, il enfante de jolies choses : j’espère que tu feras de même. Si j’étais auprès de toi, je saurais bien te faire marcher droit, mais ta mère est trop bonne, je suis persuadé qu’elle ne te bat jamais : sans cela il n’y a point d’éducation. Quel est ce peintre français dont tu veux m’envoyer les pensées extravagantes ? J’imagine que tu ne veux pas parler des triumvirs du grand siècle : Lebrun, Lesueur, le Poussin. Ces trois-là en valent bien d’autres. Le troisième surtout (à la vérité tout à fait italianisé) est mon héros ; il n’y a pas de peinture que je comprenne mieux. Quant aux artistes français modernes, je te les livre. Alfieri a une tirade à mourir de rire sur les nations qui se font admirer à coups de canon. Il met à l’ordinaire beaucoup d’exagération dans ses idées, mais tout n’est pas faux. Voltaire disait sans façon au roi de Prusse : Un poète est toujours fort bon à la tête de cent mille hommes. En suivant cette idée, je trouve que, lorsque huit cent mille hommes armés s’écrient ensemble qu’ils possèdent les plus grands artistes du monde, chacun fait bien de répondre : Vous avez raison. Cette époque, d’ailleurs si brillante, n’est cependant pas favorable ni à la poésie ni aux beaux-arts. Je t’expliquerai ma pensée la première fois que j’aurai l’honneur de te voir ; c’est dommage, au reste, car la poésie et les arts d’imitation auraient beau jeu dans ce moment.
Tu fais bien, ma chère enfant, de te jeter dans la bonne philosophie, et surtout de lire saint Augustin, qui fut sans contredit l’un des plus beaux génies de l’antiquité. Il a de grands rapports avec Platon. Il avait autant d’esprit et de connaissances que Cicéron : vraiment il n’écrit pas comme Marcus Tullius, mais ce fut la faute de son siècle. D’ailleurs que t’importe ? Tu n’es pas appelée à le lire dans sa langue. Une demoiselle ne doit jamais salir ses yeux ; mais si tu pouvais lire les confessions de Rousseau après celles de saint Augustin, tu sentirais mieux, par le contraste, ce que c’est que l’espèce philosophique.
Adieu, cher enfant de mon cœur ! Je t’ai parlé quelquefois de ma correspondance, c’est une chose qui ne peut s’exprimer : je gémis, je succombe sous le faix. Ah ! si tu étais ici pour m’aider. Au reste, mon cher enfant, tiens pour sûr que, de toutes mes correspondances, il n’y en a point dont j’aie autant d’envie de me débarrasser que de la tienne.

À Mlle Constance de Maistre
Saint-Pétersbourg, 18 décembre 1810

J’ai reçu avec un extrême plaisir, ma chère enfant, ta lettre du 4 novembre dernier, jointe à celle de ta mère. Je ne sais cependant si je m’exprime bien exactement, car au lieu d’un extrême plaisir, je devrais dire douloureux plaisir. J’ai été attendri jusqu’aux larmes par la fin de ta lettre, qui a touché la fibre la plus sensible de mon cœur. Je crois, en effet, qu’il ne me serait pas impossible de te faire venir ici toute seule, malgré les embarras de l’accompagnement indispensable ; mais, enfin, supposant que je parvienne à surmonter cette difficulté, tu serais ici pour toujours ; car tu comprends bien que ces deux ans dont tu parles sont un rêve. Et comment ferais-tu goûter cette préférence à tes deux compagnes, et même au public ? La raison que tu dis serait excellente si nous étions à soixante lieues l’un de l’autre : à huit cents lieues, elle ne vaut plus rien, et j’en sèche. Parmi toutes les idées qui me déchirent, celle de ne pas te connaître, celle de ne te connaître peut-être jamais, est la plus cruelle. Je t’ai grondée quelquefois, mais tu n’es pas moins l’objet continuel de mes pensées. Mille fois j’ai parlé à ta mère du plaisir que j’aurais de former ton esprit, de t’occuper pour ton profit et pour le mien ; car tu pourrais m’être fort utile, col senno e colla mano. Je n’ai pas de rêve plus charmant ; et quoique je ne sépare point ta sœur de toi dans les châteaux en Espagne que je bâtis sans cesse, cependant il y a toujours quelque chose de particulier pour toi, par la raison que tu dis : parce que je ne te connais pas. Tu crois peut-être, chère enfant, que je prends mon parti sur cette abominable séparation ! Jamais, jamais et jamais ! Chaque jour, en rentrant chez moi, je trouve ma maison aussi désolée que si vous m’aviez quitté hier ; dans le monde, la même idée me suit et ne m’abandonne presque pas. Je ne puis surtout entendre un clavecin sans me sentir attristé : je le dis, lorsqu’il y a là quelqu’un pour m’entendre, ce qui n’arrive pas souvent, surtout dans les compagnies nombreuses. Je traite rarement ce triste sujet avec vous ; mais ne t’y trompe pas, ma chère Constance, non plus que tes compagnes : c’est la suite d’un système que je me suis fait sur ce sujet. À quoi bon vous attrister sans raison et sans profit ? Mais je n’ai cessé de parler ailleurs, plus peut-être qu’il n’aurait fallu. La plus grande faute que puisse faire un homme, c’est de broncher à la fin de sa carrière, ou même de revenir sur ses pas. Je te le répète, mon cher enfant : quoique je ne parle pas toujours de cette triste séparation, j’y pense toujours. Tu peux bien te fier sur ma tendresse ; et je puis aussi t’assurer que l’idée de partir de ce monde, sans te connaître, est une des plus épouvantables qui puissent se présenter à mon imagination. Je ne te connais pas ; mais je t’aime comme si je te connaissais. Il y a même, je t’assure, je ne sais quel charme secret qui naît de cette dure destinée qui m’a toujours séparé de toi : c’est la tendresse multipliée par la compassion. Tout en te querellant, j’ai cependant toujours tenu ton parti, et toujours bien pensé de toi. Je ne te gronde point dans cette lettre sur ta gloriomanie : c’est une maladie comme la fièvre jaune ou la pleurésie ; il faut attendre ce que pourront la nature et les remèdes. D’ailleurs, je ne veux point te faire chagrin en répondant à une lettre qui m’a fait tant de plaisir. Quoiqu’il y ait un peu, et même plus qu’un peu de ta folie ordinaire, il y a cependant un amendement considérable. Elle est d’ailleurs beaucoup mieux écrite, dans les deux sens du mot. Je suis bien aise que tu deviennes grammairienne. N’oublie pas les étymologies, et souviens-toi surtout que Babylone vient de babil. Je suis bien aise que tu aies découvert une des plus grandes peines du mariage, celle de dire aux enfants : Taisez-vous. Mais si toutes les demoiselles s’étaient arrêtées devant ces difficultés, combien de demoiselles ne parleraient pas ! Au reste, mon enfant, comme il y a peu de choses qui écartent les hommes autant que la science, tu prends le bon chemin pour n’être jamais obligée d’imposer silence à personne. Le latin n’est pas des choses qui me choqueraient le plus, mais c’est une longue entreprise.
Hier, on a célébré chez la Comtesse… la fête de sainte Barbe, fort à la mode ici, et qui est la patronne de la dame. Il y a eu bal, souper et spectacle. Ton frère, seul acteur de son sexe, a eu tous les honneurs, car il était, comme Molière, auteur et acteur. C’était une nouvelle édition de sa Cléopâtre. Il s’est tué en chantant un vaudeville ; puis, au grand contentement de tout le monde, il s’est relevé pour chanter à la Comtesse les couplets ci-joints, qui ont été applaudis à tout rompre. Je n’ai pas répondu à la moitié de ta lettre ; mais « plus de quatre pages je ne puis écrire ce soir ».


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