Ce livre, d’abord paru en Allemagne en 1970, fait apparaître le destin spirituel et humain de Friedrich Nietzsche sous l’éclairage le plus puissant.
“Il y a un trait héroïque dans le caractère de N., qui est l’essentiel en lui, c’est ce trait qui donne à l’ensemble de ses qualités et de ses pulsions leur caractère et leur unité. — Nous le verrons un jour apparaître comme le messager d’une nouvelle religion, une religion dont les disciples seront des héros.” Lou Salomé à Paul Rée, page 241.
>> Dans cet article nous vous présentons la reprise de la traduction française de Friedrich Nietzsche, Paul Rée, Lou von Salomé, l’avant-propos de l’édition allemande de 1970 et une note de journal tirée de ce recueil. Bonne lecture !
Édition établie par Ernst Pfeiffer.
Traduit de l’allemand par Ole Hansen-Løve et Jean Lacoste.
« Notre Trinité » : tel est le nom que Friedrich Nietzsche, Paul Rée et Lou von Salomé voulurent donner à la communauté de vie et de recherche qui devait consacrer leur rencontre. Une communauté vouée à la liberté de pensée, à l’analyse morale, au dédain des conventions.
Les textes rassemblés ici – lettres, notes de journal, aphorismes, brouillons – retracent, sur une période de dix ans (1875-1885), les prémisses, les bonheurs et les déceptions de cette rencontre ; chacun des protagonistes de cette aventure intellectuelle et sentimentale y apparaît dans sa vérité.
Autour de cette constellation incertaine, une soeur jalouse (Elisabeth Nietzsche), des amis dévoués (Franz Overbeck, Peter Gast), des gens du monde (Malvida von Meysenbug) font naître, du nord de l’Allemagne au sud de l’Italie, la rumeur d’un « événement européen », tandis qu’à Bayreuth Wagner organise son apothéose.
Mais à mesure que les rancœurs succèdent aux espoirs, la solitude aux échanges, Nietzsche, vivant ses désillusions comme les symptômes d’une métamorphose, accède aux visions régénératrices de Zarathoustra.
Avant-propos d’Ernst Pfeiffer, en 1970
La rencontre qui est au cœur de ce livre a eu lieu en 1882. Mais les textes qui conduisent vers cette rencontre, en reflètent le déroulement, en montrent les effets, s’étalent sur toute une décennie.
L’échange spirituel et amical entre Nietzsche et Rée dans les années qui précèdent leur rencontre avec Lou v. Salomé commence avec une phase de l’évolution de Nietzsche qu’il a lui-même appelée sa « libre pensée » et, en tant que communauté spirituelle, il s’achève en même temps qu’elle.
Nietzsche rencontre Lou v. Salomé au moment où il s’apprête à franchir un « tropique ». La fin de « Sanctus Januarius » dans Le Gai Savoir annonce ce passage. Cette rencontre coïncide par conséquent avec un regain dans la création. Quel que soit le nom que l’on veuille donner aux intentions de Nietzsche concernant Lou v. Salomé, c’est là qu’elles trouvent leur origine.
Ce livre fait apparaître le destin spirituel et humain de Friedrich Nietzsche sous l’éclairage le plus puissant. Mais il faut également signaler que cette rencontre, pour Lou v. Salomé, ne pouvait prendre le caractère qui lui est propre qu’à un moment particulier de l’itinéraire spirituel de celle-ci. Nietzsche lui-même a confirmé de maintes façons le fait que Lou v. Salomé lui a tenu tête dans ses réponses.
Mais il faut remonter à une étape antérieure et fondamentale de sa vie pour comprendre qu’elle ait même dû s’opposer à lui. Bien plus tard, Lou Andreas Salomé a défini avec précision sa situation intérieure à l’époque, et l’attitude qui en découlait :
« Immanquablement, quelque chose devait me fasciner dans le caractère et les propos de Nietzsche, qui ne s’exprimait que rarement dans ses échanges avec Paul Rée. »
« Seulement… j’aurais toujours éprouvé de la méfiance à marcher précisément dans la direction à laquelle je devais m’arracher pour trouver de la clarté. La fascination et l’aversion intérieure par laquelle on se détourne d’elle ont partie liée. »
Il convient encore de considérer un troisième aspect biographique. À l’époque déjà où ils lient connaissance, Lou v. Salomé insiste sur le fait qu’« humainement », en tant qu’ami, « seul Rée » compte pour elle. Cette décision, qui enrichit la vie de ce dernier d’une plénitude qu’il n’avait jamais attendue, se confirma tout au long des années que dura leur amitié.
Les convergences et les heurts entre les destins qui viennent d’être esquissés ont fait naître les événements dont ce livre est le compte rendu ; et les hasards, les malentendus et les interventions de l’extérieur sont comme autant de moyens dramatiques qui accélèrent un développement tragique. —
Les textes que ce livre présente mettent de nouveau le lecteur en présence de l’« épisode Lou » dans la vie de Nietzsche. En revanche, la question de savoir ce que sa rencontre avec Nietzsche a signifié pour Lou v. Salomé et son évolution spirituelle ne peut trouver de réponse à partir de ce livre. Paul Rée, même après s’être séparé de Nietzsche puis, plus tard, de Lou v. Salomé, resta celui qu’il était auparavant : un moraliste au sens des moralistes français, un pessimiste, un positiviste, et, comme il aimait à se définir lui-même, un athée. A en croire un mot de Lou v. Salomé, son pessimisme fut soumis à une réfutation permanente pendant toutes les années que dura leur amicale vie commune. Après sa séparation d’avec elle, séparation dont la cause est extérieure à leurs relations amicales, il fut sans doute conforté dans la certitude et la vérité de son intuition. La vie qu’il a menée comme médecin des pauvres dans l’Engadine apparaît comme un repli sur un fond humain et moral qui ne pouvait plus être mis en cause.
Pages 9-11
Lou Salomé : journal pour Paul Rée, extrait
Vendredi le 18 août 1882.
Tout au début de mes relations avec Nietzsche, alors que j’étais en Italie, j’écrivis un jour à Malvida qu’il avait une nature religieuse, ce qui la laissa très sceptique. Aujourd’hui je soulignerais doublement cette formule. Le caractère fondamentalement religieux de nos natures est notre point commun, et peut-être est-il si prononcé en nous parce que nous sommes des libres penseurs dans toute l’acception du terme. Dans la libre pensée, le sentiment religieux ne peut pas se référer à quelque principe divin ou à un ciel dans lesquels les forces constitutives de la religion, telles que la faiblesse, la peur et la cupidité trouveraient leur compte. Dans la libre pensée, le besoin religieux créé par les religions — ce rejeton plus noble des formes particulières de la foi —, abandonné en quelque sorte à lui-même, peut devenir la force héroïque de son être, le désir de se dévouer à une grande fin.
Il y a un trait héroïque dans le caractère de N., qui est l’essentiel en lui, c’est ce trait qui donne à l’ensemble de ses qualités et de ses pulsions leur caractère et leur unité. — Nous le verrons un jour apparaître comme le messager d’une nouvelle religion, une religion dont les disciples seront des héros.
Comme nos pensées et nos sentiments se ressemblent à ce sujet, comme nous nous volons littéralement les mots et les pensées de la bouche ! Pendant ces 3 semaines nous nous tuons littéralement à parler environ 10 heures par jour. Le soir, lorsque la lampe, enveloppée d’un tissu rouge comme un invalide, pour ne pas blesser ses pauvres yeux, ne répand qu’une faible lumière dans la pièce, nous en venons toujours à parler de travaux communs ; et comme je suis contente d’avoir maintenant devant moi un travail connu et précis. Il a complètement abandonné le projet d’être mon professeur, il dit qu’il ne faudrait jamais me donner un tel soutien, que je <devrais> avancer en cherchant dans une indépendance totale — ne jamais adopter l’attitude de celui qui se contente d’apprendre, mais apprendre en créant & créer en apprenant. — Il est étrange que nos conversations nous mènent involontairement vers les gouffres, vers ces endroits vertigineux que l’on a sans doute déjà escaladés seul pour plonger son regard dans l’abîme. Nous avons toujours choisi les sentiers de chamois et si quelqu’un nous avait entendus, il aurait cru surprendre la conversation de deux diables.
Sommes-nous très proches l’un de l’autre ? Non, malgré tout ce que je viens d’évoquer, les idées que N. se faisait sur mes sentiments et qui le rendaient si heureux il y a encore quelques semaines, jettent comme une ombre qui nous sépare, qui se glisse entre nous. Et dans quelqu’une des profondeurs cachées de notre être nous sommes immensément loin l’un de l’autre —. Il y a dans le caractère de N., comme dans un vieux château fort, maints cachots obscurs & maintes oubliettes secrètes qui échappent à l’observation superficielle et constituent pourtant sa véritable nature.
C’est étrange, l’idée que nous pourrions même un jour nous opposer comme des ennemis m’est venue récemment à l’esprit avec une force soudaine. <…>
Lundi 21 août.
N. a beaucoup ri hier en prenant ton portrait posé sur mon bureau et en voyant qu’il était lui aussi entouré d’un cadre de petites feuilles de lierre, — à cette occasion nous nous sommes plongés dans l’étude de tes traits sur le portrait et je lui ai dit qu’on pouvait y retrouver l’ensemble de ton caractère. En haut, au point de jonction entre le front et la racine du nez, c’est le caractère de ta pensée qui est exprimé : l’observation aiguë et incisive associée à une expression hardie — il donne une impression de courage et de maîtrise intellectuels. Le regard de tes yeux, au-dessous, fait un certain contraste : ils expriment exactement ce que Malvida appelle ton dualisme, et c’est là le trait le plus piquant de ta nature : Tu es une [beauté noire aux yeux bleus, — tendre et fatiguée de l’existence autour de la bouche, — et même] dégoûtée de l’existence, — tout le pessimisme de ton tempérament. Ce trait autour de ta bouche te rend plus vieux que tu n’es, tu devais déjà l’avoir lorsque tu as écrit en pleine adolescence tes Observations psychologiques, ces maximes aux cheveux gris. Ton aspect extérieur est plus parlant que celui de N. : il est difficile de dégager ses traits de caractère d’une étude de son portrait. — Ce qui vous différencie avant tout, c’est la présence chez N. d’une aspiration sans réserve à la connaissance, qui constitue en quelque sorte la force unificatrice de son être, tenant d’une seule main toutes ses pulsions et ses qualités les plus diverses, — une sorte de force religieuse qui tourne l’homme tout entier dans une direction où il se livre à ce dieu de la connaissance qui est le sien. Chez toi, en revanche, cette même aspiration prend la forme d’une sincérité sans réserve à l’égard de toi-même, une force qui divise ton être et crée cette opposition piquante dont je parlais. N. continue à se comporter à l’égard de la connaissance qu’il vise comme le croyant à l’égard de son dieu, le métaphysicien à l’égard de son entité métaphysique, il met sa tête et sa force de caractère à son service. C’est pourquoi il tient encore à se voir et à se connaître tel qu’il aimerait être face à son dieu de la connaissance. C’est pourquoi il est loin d’être aussi sincère avec lui-même que toi. Ta sincérité envers toi-même, qui te conduit justement à mépriser chez toi les traits qui doivent constituer tes qualités aux yeux des autres hommes, n’est pas seulement le fait de ton esprit, mais aussi de ton caractère. Ta force de caractère s’est mise au service de la connaissance, comme chez Nietzsche, mais alors que ce service garde chez lui une teinte religieuse et qu’en conséquence il n’exclut jamais une dernière valorisation de lui-même, tu entretiens avec toi-même une relation purement cognitive, indifférente, comme avec un simple objet de connaissance. […]
Extraits de pages 241 à 244.
Se procurer le livre

Voir l’ouvrage sur le site www.lesbelleslettres.com>>
- Friedrich NIETZSCHE, Paul RÉE, Lou Andreas SALOMÉ, Notre Trinité. Correspondances [1875-1885]
- Édition de Ernst Pfeiffer [1970], traduit de l’allemand par Ole Hansen-Løve et Jean Lacoste [1979]
- 608 pages. Bibliographie, Index
- Livre broché, 12.5 x 19 cm
- Domaine étranger N°35
- Parution : 22/09/2017
- EAN13 : 9782251447285
- 15 € en librairie ou sur notre site internet
- 10,99 € en format epub à télécharger sur notre site internet