Petites sagas islandaises, par Alain Marez

Vingt-trois joyaux narratifs des lettres médiévales islandaises des XIIIe et XIVe siècles, dont la fonction était autant de divertir que d’instruire leur public.

> Dans cet article, vous trouverez un extrait de l’introduction par Alain Marez en guise de présentation de cette publication, un extrait complet à feuilleter en ligne : « Le dit de Casquette-à-bière » ainsi que la bibliographie de nos ouvrages parus se rapportant à la Scandinavie médiévale.

QU’EST-CE QU’UN ÞÁTTR ?

La prodigieuse floraison des lettres islandaises entre le XIIe et le XIVe siècle s’explique en partie par la passion des Islandais pour l’un de leurs divertissements qui semble avoir concerné toutes les couches de la société : la composition, la transmission et la réception de récits de toute nature. Narrateur et auditeur, ainsi que lecteur (à partir du XIIe siècle), partageaient le même intérêt pour l’histoire en tant que connaissance du passé, l’histoire ou les histoires qu’on raconte pendant les longues veillées d’hiver et à l’occasion de festivités marquantes, ou tout simplement l’histoire qui vient d’arriver à un voisin dont la ferme se trouve distante de plusieurs heures de route à cheval. La première question que pose un bóndi au nouvel arrivant : « Quelles sont les nouvelles ? » La réponse constitue souvent la première phrase d’un récit et le fait divers ne demande qu’à se transformer en narration plus large et, pour peu que les événements rapportés soient d’importance, voilà ce fait divers qui devient þáttr ou saga.

Le terme saga est en relation directe avec le verbe segja : « dire », et désigne donc la matière d’un récit. Celui-ci se veut de nature historique (noter que saga ĺslands inscrit sur la couverture des manuels scolaires actuels veut dire « histoire de l’Islande ! ») et concerne aussi bien le passé (ĺslendinga sögur, « saga des Islandais ») que le présent (Sturlunga saga), voire « l’arrière-plan mythique » des pays du Nord (Fornaldarsögur : « sagas des temps anciens »). Le terme þáttr (pl. þættir) s’applique en revanche à l’autre genre en prose cultivé par les narrateurs du Moyen Âge ; toutefois il ne se réfère plus à la matière du récit elle-même, mais à sa forme. Ses autres acceptions (« toron d’une corde » ou « article de loi ») semblent indiquer qu’il s’agit d’un élément appartenant à un ensemble plus vaste, et le « dit » serait donc un récit placé à l’intérieur d’un autre de plus grande ampleur. […]

[…] c’est en examinant avec attention la répartition et le dosage de la prose et de la poésie qu’on peut déterminer avec une certitude satisfaisante la frontière entre la saga et le þáttr. La première se présente majoritairement comme un genre privilégiant la narration objective en prose dans laquelle le narrateur souverain se situe en dehors de l’action, et les rares strophes (visur) ont pour fonction de donner de temps en temps la parole aux personnages ; elles jouent donc un rôle de dramatisation ponctuelle du récit. Le þáttr en revanche aménage un espace bien plus confortable à la partition poétique en lui réservant l’essentiel du dialogue : les personnages parlent en vers, l’action, qui, comme nous l’avons constaté plus haut, est concentrée sur un événement, ne constitue plus qu’un cadre parcimonieux ramassé sous une forme analogue aux didascalies théâtrales ou aux articulations en prose des poèmes eddiques ! Nombre de þættir ne sont en fait que des saynètes dans lesquelles les personnages se donnent la réplique ; là où la saga est épique, le þáttr est dramatique, le sagnamaðr raconte, là où le conteur de þáttr met en scène !

Une esquisse de classement est donc possible selon la mise en forme et le genre du récit. Les uns – et ce sont souvent les plus brefs – s’attachent à dresser des tréteaux en plein air et à y faire évoluer et s’affronter des personnages autour d’un événement digne d’occuper une scène, voire un acte bref . Ils sont bien une dizaine à revendiquer l’appartenance à ce registre propre au théâtre susceptible de divertir et de provoquer le sourire et parfois même le rire, tous deux étrangers à la saga, dont le ton est toujours grave : entretiens d’un souverain avec son scalde favori émaillés de jeux de mots et parsemés parfois de pièges malicieux ou complices, scènes de rues à peine esquissées à l’occasion d’un épisode furtif mais déterminant dans la conduite de l’action et d’autres éléments encore qui témoignent du souci permanent du narrateur de tenir en éveil l’attention d’un lecteur qui est en même temps spectateur. Voilà ce qui caractérise par excellence le « genre » du þattr !

Les narrations qui s’en éloignent le plus et qui s’apparentent au plus près de la saga se recommandent en revanche par leur ampleur relative : le personnage central évolue au travers d’une histoire – entendre par là une succession d’événements au cours d’une période assez longue – dont le déroulement fait l’objet d’une description détaillée conduite sous la forme d’une narration objective et souveraine.

Viennent enfin les récits qui allouent une part égale à l’élément épique, c’est-à-dire à la description proprement dite, et à l’intervention directe des acteurs à des moments clefs d’un épisode. Ils sont d’ail- leurs soigneusement choisis et contribuent bien souvent à esquisser des portraits instantanés et nuancés de certaines personnalités dont les traits singuliers se dessinent au fil de la narration.

Þættir (traduits ici par « dits » faute d’un terme français vraiment adéquat) et sagas sont deux aspects complémentaires de la prose norroise médiévale issus d’une même passion des Islandais pour le fait de dire, de raconter : ils ne s’identifient jamais complètement l’un à l’autre mais ne se différencient pas non plus fondamentale- ment. on peut s’en faire aisément une idée en analysant les rapports qu’ils entretiennent lorsqu’une saga inclut un þáttr, lequel fonctionne comme un récit dans le récit, technique qui fera fortune chez certains grands écrivains classiques ! Mais lorsqu’ils sont indépendants, les dits mènent gaillardement leur existence propre et deviennent anecdotes, gags, nouvelles, canulars et autres miniatures de comédies destinés plutôt à être vus que lus.

Extrait de Petites Sagas Islandaises, pages 13 à 20.


Alain_MarezL’auteur

Alain Marez a dirigé le département d’études scandinaves de l’université Michel de Montaigne (Bordeaux III) de 1974 à 2004. Auteur de plusieurs traductions du vieux-norrois, il a déjà publié une Anthologie runique aux Belles Lettres dans la collection « Classiques du Nord » en 2007.

 

 

 

 


LE DIT DE CASQUETTE-À-BIÈRE

ÖLKOFRA ÞáTTR (ou ÖLKOFRA SAGA)

Voilà un récit rédigé vers 1250 qui reprend presque à l’identique le schéma narratif d’une saga contemporaine, la Bandamanna saga (« la saga des alliés ») : des notables influents tentent de mettre la main sur la fortune d’un personnage en situation de faiblesse à cause d’une action judiciaire mal engagée, mais leur entreprise échoue grâce à l’intervention d’un tiers qui réussit à renverser la situation au profit de l’accusé et à ridiculiser les plaignants. Le traitement du thème est résolument satirique, la critique des milieux dirigeants féroce, laquelle met particulièrement en valeur la cupidité et l’iniquité des chefs qui n’hésitent pas à employer des méthodes douteuses pour parvenir à leurs fins. Seul un jeune homme a le courage d’affronter cette coalition et de rétablir équilibre et justice au moyen d’un artifice juridique, ce qui fait de lui le véritable héros de l’histoire. Derrière la silhouette de Broddi le Redresseur de torts et la perspective optimiste qu’il représente (la jeunesse soucieuse de l’intégrité et de la justice face à une société d’aînés abusant de leur pouvoir) se profile le canevas comique bien connu du trompeur trompé qui agit en contrepoint de l’épreuve tragique vécue par Casquette-à-bière. Cette tragicomédie évoque de surcroît de façon vivante et colorée des scènes de l’alþing d’été donnant ainsi une idée sans doute assez exacte de son déroulement. Le style et le rythme alertes de la langue savoureuse et parfois très familière achèvent de faire de ce récit un petit chef-d’œuvre du genre.

La voici en intégralité >>

dITDECASQUETTEABIERES


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La Scandinavie médiévale aux Belles Lettres

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