La noblesse sur son lit de douleurs : Japon, 1947
Didier Chiche, ancien élève de l’ENS et agrégé de lettres classiques, professeur à l’université Kônan (Kôbe) et déjà traducteur de Dazai (en particulier Cent Vues du Mont Fuji et Pays natal, parus aux éditions Philippe Picquier) a souhaité retraduire ce roman emblématique du Japon d’après-guerre pour en faire ressentir la radicale étrangeté.
La narratrice, recluse avec sa mère souffrante, évoque la fine décadence de l’aristocratie dont elle est issue, la mélancolie de la défaite de tout un pays, la révolte dans la douleur d’une vie privée d’horizons. Attirée par un écrivain peu fréquentable, elle attend le retour de son frère, porté disparu à la guerre. Celui-ci, rongé par la drogue et les idées suicidaires, ne reviendra que pour jeter un dernier voile sur cette famille détruite.
La plume de Dazai, lui-même écrivain turbulent et maudit qui se suicidera en 1948 à trente-neuf ans, esquisse en mêlant tous les genres « des portraits dont chacun propose une réponse singulière à de douloureuses questions : comment faire face aux défis du présent ? Comment assumer sa différence irréductible et sa solitude dans un univers résolument étranger ? Ou, plus simplement, que faire lorsque le monde qui va naître ne veut pas de vous ?
Hantise du déclassement, voire de la disparition ; désespoir d’avoir vu sombrer l’univers auquel on appartenait ; angoisse devant un avenir dont on ne sait de quoi il sera fait ni même s’il adviendra : le thème n’est pas nouveau et a nourri de grandes œuvres de la littérature universelle. Mais la manière dont Dazai a ici traité ce thème dans un contexte historique particulier permet de nuancer l’image convenue que l’on a de son écriture dont on souligne toujours, et comme à plaisir, la noirceur.
La noble et impressionnante figure de la mère, celle que la narratrice appelle toujours Okaasama, terme que l’on aurait presque envie de traduire par Vénérable Mère – ce qui serait une surtraduction ! – représente par excellence tous les êtres considérés comme les interdits de séjour de ce monde à venir ; et les figures plus ambiguës et désespérées de l’écrivain ou de l’apprenti écrivain sont aussi l’occasion de variations autour de ce thème de l’échec et du rejet. On peut en effet, par une sorte d’amor fati – l’amour du destin selon les stoïciens – refuser l’affrontement et se laisser mourir. On peut aussi se lancer dans une lutte désespérée contre le monde qui aboutit fatalement à une lutte contre soi-même, et se détruire, à petit feu et finalement d’un coup : c’est le parti qu’a pris Dazai lui-même, dont on retrouve maints traits dans les personnages de Naoji, écrivain avorté, et d’Uehara, écrivain à succès mais travaillé par l’angoisse – tous deux ayant en commun le sentiment de leur impuissance à produire une grande œuvre. Mais il y a aussi une autre voie : lutter, croire, et survivre, dût-on se condamner à un exil éternel, en marge de la société et de la morale : et cette voie du courage et de l’affirmation de soi, c’est une femme qui l’explore. »
(postface de Didier Chiche, pages 166-167)
Extraits
Décadent ?
[Pages 72-73 : la narratrice vient de retrouver le journal intime de son frère, dans lequel elle lit plusieurs passages.]
« “Décadent ? ” disent ceux qui me critiquent. C’est pourtant bien le seul moyen de survivre ; plutôt que d’entendre ces reproches, je préférerais qu’on me dise : “Crève !” Au moins, je me sentirais soulagé. Mais les gens disent rarement cela. Petits esprits, pusillanimes, hypocrites !
« La justice ? Ce n’est pas là que se trouve la réalité profonde de ce qu’on appelle la lutte des classes. L’humanité ? Trêve de plaisanteries. Moi, je sais ce que c’est. Cela consiste, pour son bonheur personnel, à abattre et à tuer autrui. Qu’est-ce que ça peut être, sinon ce simple verdict : “Crève !” ? Il ne faut pas tricher.
« Mais dans notre milieu social aussi il n’y a que des ratés. Idiots, fantômes, radins, chiens enragés, fanfaronnades, formules emphatiques ; c’est ce qui s’appelle pisser du haut de son nuage !
« “Crevez !” Leur dire ça, ce serait encore trop beau pour eux. « La guerre. La guerre qu’a menée le Japon est un acte de désespoir. Se laisser entraîner dans un acte de désespoir pour y mourir… Non merci ! Tant qu’à faire, je préfère mourir seul.
« Les gens, quand ils mentent, prennent toujours un air sérieux. Nos dirigeants actuels… le sérieux qu’ils affectent ces jours-ci ! Pff !
« Je voudrais m’amuser avec des gens qui ne souhaitent pas “être respectés”. Mais des gens bien comme ça ne voudraient pas de ma compagnie.
« Lorsque j’ai prétendu être précoce, on a fait courir le bruit que j’étais précoce. Lorsque j’ai joué le rôle du paresseux, on a fait courir le bruit que j’étais paresseux. Quand j’ai fait mine d’être un romancier en panne d’inspiration on a fait courir le bruit que j’étais en panne d’inspiration. Quand j’ai fait mine d’être un menteur, on a fait courir le bruit que j’étais un menteur. Quand j’ai fait mine d’être riche, on a fait courir le bruit que j’étais riche. Quand j’ai fait mine d’être un homme froid, on a fait courir le bruit que j’étais un homme froid. Mais quand j’ai souffert pour de bon et me suis laissé aller à gémir, on a fait courir le bruit que je faisais semblant de souffrir.
« Décidément, tout marche de travers.
Un enfant de vous
[Page 91 : la narratrice s’adresse, sans espoir, au maître de son frère.]
« Il y a six ans que j’ai fait votre connaissance. À l’époque, je ne savais rien de l’homme que vous étiez. Je me disais simplement que vous étiez le maître de mon frère, et plutôt un mauvais maître. Et puis un soir, nous avons ensemble bu de l’alcool dans des verres : après quoi vous m’avez fait une petite farce. Cela ne m’a cependant pas troublée. Mais je me suis curieusement senti le corps léger. Il n’y avait en moi ni sympathie ni antipathie pour vous : rien. Et depuis, pour complaire à mon frère, je lui ai emprunté certains de vos livres et les ai lus : je les ai trouvés, selon les cas, plus ou moins intéressants (je ne suis pas une lectrice très enthousiaste) : mais tout au long de ces six années, je ne saurais dire précisément depuis quand, votre image, tel un brouillard, imprègne profondément mon cœur. Ce que nous avons fait ce soir-là, dans l’escalier du sous-sol, me revient soudain en mémoire avec toute sa vivacité, toute sa fraîcheur : je crois le revivre ; je pense : « Comment ! Voilà un événement assez important pour changer le cours de mon destin ! » Je me languis de vous ; et quand je songe que l’amour, c’est peut-être cela, je me sens du coup toute désorientée, et en détresse ; il m’est arrivé de sangloter toute seule. Vous, vous êtes en tout point différent des autres hommes. Je ne suis pas, comme Nina dans La Mouette, amoureuse d’un écrivain. Les romanciers, tous ces gens-là, ne me font pas rêver. Si vous me prenez pour une jeune « femme de lettres », ou quelque chose comme ça, je serai plutôt confuse. Ce que je veux, moi, c’est un enfant de vous. »
Tous pareils
[Pages 149-150 : lettre de Naoji à sa sœur.]
« À toute époque, les rejetons tels que moi – ceux qui n’ont pas de vitalité, ceux qui sont atteints d’une déficience – sont peut-être voués à disparaître d’eux-mêmes (et peu importe ce qu’ils peuvent penser). Pourtant, en ce qui me concerne, j’ai une excuse. Ce que je ressens, c’est le poids d’une situation qui me rend la vie très difficile.
« Les êtres humains sont tous pareils.
« C’est donc une pensée, ça ? Il me semble que celui qui a eu l’idée de ce propos étrange n’était ni un homme de foi, ni un philosophe, ni un artiste. Ce n’est qu’un propos de table ! À l’image d’un grouillement de vers que l’on découvrirait sans s’y attendre, ce propos improvisé a un jour été lancé quelque part, a envahi le monde, et a rendu le monde invivable.
« Cette bizarre affirmation n’a de rapport ni avec la démocratie ni avec le marxisme. Je suis sûr que c’est un homme laid qui, dans une taverne, a lancé cette parole à la face d’un bel homme. C’est de l’agacement, pas plus. De la jalousie. Rien à voir avec une idée profonde ou quoi que ce soit de tel.
« Pourtant, ce cri de jalousie proféré dans une taverne, étrangement travesti en idée, a fait son chemin dans le peuple ; et bien qu’il n’ait strictement rien à voir avec la démocratie ou avec le marxisme, il a subrepticement parasité la pensée politique et la pensée économique, pour aboutir à la situation étrange et abjecte que nous connaissons. Méphisto même aurait eu des scrupules à procéder à un tel tour de force : transformer en idée ce qui n’était qu’un cri absurde !
« Les êtres humains sont tous pareils.
« Propos servile ! Propos qui se dégrade lui-même en dégradant les hommes ; et qui, au mépris de tout amour-propre, invite à la cessation de tout effort. Le marxisme affirme la primauté des travailleurs ; il ne dit pas : ils sont tous pareils. La démocratie affirme la dignité des individus ; elle ne dit pas : ils sont tous pareils. Il n’y aurait qu’un racoleur de bordel pour dire avec un ricanement servile : « On a beau prendre de grands airs, on est tous pareils ! »
« Pourquoi est-ce qu’on dit pareil ? Supérieur : est-ce un mot imprononçable ? Revanche de l’esprit servile.
Pareil : mot vraiment obscène, mot sinistre ; les hommes terrifiés les uns par les autres, toutes les pensées violées, l’effort tourné en dérision, le bonheur nié, la beauté outragée, l’honneur rabaissé… tout ce qui fait, comme on dit, le mal du siècle, vient j’en suis convaincu, de ce simple mot, de ce mot si étrange.
« Ce mot, si détestable qu’il me paraisse, pesait tout de même sur moi comme une menace ; en proie à la peur et tout tremblant, entravé dans chacun de mes actes, travaillé par une incessante angoisse, le cœur battant, ne sachant où me mettre, j’ai préféré m’accoutumer au vertige de l’alcool et de la drogue pour y trouver un fugace répit : et cela m’a détruit.

176 pages, 23 € – COMMANDER
- Littérature japonaise. Traduit par Didier Chiche
- 176 pages, avant-propos et postface de Didier Chiche
- Livre broché avec rabats. 15 x 21 cm
- L’Exception N°10
- Parution : 21/08/2017
- 9782251447063
- 23 € – Disponible en librairie ou sur notre site internet
- Existe en format ePub