Pierre Glaudes, Léon Bloy, la littérature et la Bible

Pour Bloy, il n’y a d’œuvre littéraire qui vaille si elle ne vise la vérité. C’est en vertu de cette idée qu’il dénonce « les improbes en littérature » : « L’avilissement volontaire de la Parole est, sans contredit, un des attentats le plus bas qu’on puisse rêver ». Aussi revendique-t-il l’absolu d’un langage vrai, dont il mesure l’authenticité à sa capacité de répercuter le Verbe.
P. Glaudes,
Lire Bloy : le trouble herméneutique, in Léon Bloy, la littérature et la Bible, page 10.

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Cet ouvrage explore l’étonnante pratique de la littérature qui résulte du parti-pris apologétique risqué de Léon Bloy. Le roman, l’historiographie, le pamphlet, le journal intime n’y sont jamais que des textes de seconde main : des réécritures déconcertantes qui, selon des conventions différentes, ont la Bible pour matrice et tentent d’en faire résonner les échos intempestifs à l’oreille des contemporains.

Tout est symbolique pour Léon Bloy : l’histoire de l’humanité, sa propre vie, les contes sortis de son imagination offrent tous une image de Dieu sous des dehors inattendus. Il ne lui suffit pas de pourfendre le positivisme qui domine dans l’opinion de son époque : à la religion de la Science il oppose une vision du monde dans laquelle le moindre événement, réel ou imaginaire, exprime la Parole divine à l’instar de la Bible. Ainsi, toute réalité est textuelle sous le regard de cet écrivain qui, dans le divers de l’existence, aperçoit, par fragments, la même fiction transcendante.

« À la faveur de ce « symbolisme universel », tout devient signifiant, même et surtout ce qui lui paraît le plus étranger, en de puissants courts-circuits entre sublime et grotesque. »

Jean-Louis Jeannelle, Le Monde des Livres, 23 juin 2017.

AVT_Pierre-Glaudes_2938Pierre Glaudes, écrivain et essayiste, est depuis 2007 professeur de littérature française à l’université de Paris-Sorbonne. Il appartient au Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (UMR CNRS 8599). Auteur d’une thèse d’État sur L’Œuvre romanesque de Léon Bloy, Pierre Glaudes occupe à la Sorbonne la chaire « XIXe siècle. Roman ». Ses champs de recherche sont les suivants :

1) le roman de la première moitié du XIXe siècle – en particulier Chateaubriand, Balzac, le premier Barbey d’Aurevilly, Mérimée – et les questions d’esthétique liées à l’histoire du genre romanesque dans cette période ;

2) la littérature d’idées au XIXe siècle et les formes qui lui sont associées – l’apologie, l’essai, le pamphlet – domaine dans lequel il s’est surtout intéressé à des écrivains antimodernes, notamment Joseph de Maistre et sa postérité ;

3) le roman et la nouvelle « fin de siècle » : dans ce domaine, ses travaux ont porté principalement sur le dernier Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans et Bloy.

Source 

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L’érudition n’est pas cuistrerie et il arrive que la spécialité partagée vienne enrichir d’un éclat irremplaçable la culture universelle. Seulement, il faut, pour cela, infuser à la philologie une âme, c’est-à-dire de l’amour – et un style.
Ou, comme sur la monnaie d’Auguste, à la lenteur cuirassée du Crabe marier la légèreté du Papillon. C’est le rôle de l’essai, essai en ce sens aussi que, relevant ce défi, on a mesuré la part de risque. (Pierre Laurens, présentation de la collection Belles Lettres / essais)

Aux Belles Lettres, il dirige la série des Œuvres critiques de Barbey d’Aurevilly dont le tome VII consacré au théâtre contemporain paraît simultanément à son essai sur Léon Bloy dans la collection Belles Lettres / essais dirigée par Pierre Laurens.

 

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Rire rouge

[Extrait du chapitre Histoires désobligeantes, histoires drôles ? pages 250-256]

« Amuser les gens qui passent, leur plaire aujourd’hui et recommencer demain », n’était jamais mon fait. Cette noble devise de la maison, cette capote du lieu ne s’ajustait pas à mes entournures. Je ne pouvais amuser que des gens qui ne passaient pas, et encore, c’était toujours la veille seulement que j’eusse pu leur être agréable. La veille de l’An Mil, par exemple. (IV, 126)

Les Histoires désobligeantes témoignent de cet esprit frondeur, qui ne s’ajuste qu’en apparence aux attentes des lecteurs. Furieux d’avoir à composer avec ses employeurs du Gil Blas, Bloy conçut chacune des pièces de ce recueil comme un stratagème vengeur, le seul qui pût le rétribuer de sa peine. Invité par la rédaction à distraire les imbéciles, il ne pouvait s’acquitter de cette tâche sans gloire qu’à leurs dépens. Ses contes, que hante une sainte horreur du divertissement bourgeois, évitent de tomber dans ce gouffre de médiocrité littéraire et conjuguent le rire avec l’art de désobliger. Au sens premier, ce verbe signifie « se délier d’une obligation ». C’est en pratiquant la désobligeance que Bloy se délivra de cette corvée d’amuseur, dans laquelle il affectait de voir une menace mortelle, une tentative de ses adversaires pour le faire taire, en le condamnant à une activité indigne de lui. Retourner le rire contre le public lui-même, tel fut l’objet de sa vengeance : poussée par les persécutions de la misère à écrire dans un « bordel » (IV, 126), la victime récalcitrante se métamorphosa en bourreau. […]
Prenant pour cible privilégiée l’immense bêtise moderne, ce rire qui a pour vocation de malmener le bourgeois et de l’inquiéter, en le tirant de sa torpeur de brute, fait de Bloy le proche parent de Flaubert, de Lautréamont et de Villiers . « J’ai beau frapper. Aucun tombeau ne s’entr’ouvre. Dans les cimetières de l’intelligence, il n’y a plus que des concessions à perpétuité » (J, II, 400 [3 juin 1914]). […]
Roboratif, mordant, cruel, un tel rire ne permet pas d’établir une complicité trop compromettante entre l’auteur qui plaisante et ses destinataires, au détriment du tiers infériorisé, dont ils sont censés se gausser de concert. Son agressivité déconcertante enfreint les règles de la courtoisie littéraire, en confondant sans ménagement le lecteur naïf avec l’objet même dont l’écrivain entend se moquer. […]

« A verbo aspero quis nos liberabit ? clamabant putrescentes »( J, II, 400 [3 juin 1914])
Cette […] dédicace suggère la sélection drastique opérée par ce rire amer : le droit d’en jouir pleinement n’est obtenu qu’au prix d’une série d’épreuves où l’intelligence commune risque, à tout moment, d’être prise en défaut.
La première de ces épreuves concerne les thèmes abordés dans les Histoires désobligeantes. Ceux-ci ne sont a priori ni légers, ni plaisants, et, dans l’ensemble, ne prêtent guère à rire. Comme le relève l’écrivain lui-même, dans cet ouvrage, « la matière noire surabonde » (VI, 214). Les contes dressent consciencieusement la liste des éternels crimes et délits humains, et brossent par touches successives un tableau effrayant. L’assassinat perpétré par jalousie ou par lucre le dispute à des désordres familiaux, dont le parricide et l’infanticide marquent, tour à tour, l’issue déplorable. Engendré par la misère, la folie ou le désespoir, le suicide tient une large place dans un univers où la trahison et le mensonge putréfient les relations sociales. L’adultère a raison de la vie conjugale et se range au nombre des fautes vénielles, au regard des drames de l’inceste ou des perversions monstrueuses qui dénaturent l’amour. Spontanément porté à éprouver un sentiment d’horreur en découvrant ces histoires extraordinaires, le lecteur en est souvent empêché par le ton du conteur qui invite, par bien des signes, à mettre en doute l’authenticité et le sérieux du propos. C’est au cœur de ce dilemme que se situe le rire bloyen, à mi-chemin du drolatique et de l’horrible, puisant à différentes sources dont la rencontre inattendue compose une étrange potion. Inévitablement, ce surprenant mélange de gravité loufoque et de bouffonnerie sépulcrale trouble l’esprit du bourgeois et lui en fait voir de toutes les couleurs.

Rouge 

La palette de Bloy tire d’abord sur le rouge. Souvent, ses contes prennent les teintes carminées de la satire, qui en rehaussent les emportements d’une couleur de sang. Dans la notice de présentation, l’auteur des Histoires désobligeantes ne se peint-il pas lui-même comme un « redoutable écrivain si souvent comparé à Juvénal dont il a la force et l’inflexible nature » (JI, I, 977 [28 nov. 1894]) ? À l’image de ce poète satirique, dont l’éloquence passionnée a vilipendé la décadence latine, il prétend dénoncer l’avilissement de son époque et la crise de civilisation qui a suivi l’avènement du monde industriel. Désireux de « dire la vérité à [son] temps d’une manière plus ou moins enveloppée » (J, I, 229 [11 sept. 1898]), il préfère le pouvoir de suggestion de ses anecdotes sanglantes aux arguments rigoureux que l’intelligence suscite. Ses récits allient la moquerie au mépris pour démontrer l’abjection de la vie moderne, souligner ses ridicules et mettre en lumière son absence totale de dignité. En « un raccourci caricatural » (ibid.), Bloy regarde son temps à travers la lentille déformante d’une « ironie militante », qui lui permet de « prendre la mesure du grotesque et de l’absurde ». Dédaignant la rigueur logique du raisonnement, il use des ressources de la fiction pour déconsidérer la doxa bourgeoise, dont l’imposture fait l’objet de ses coups les plus meurtriers.
« L’universelle crapulerie des honnêtes gens » (VI, 292) lui fournit un premier sujet de plaisanterie. Tel un chroniqueur, il se plaît à retracer la vie domestique des notables, dont la fortune toujours mal acquise ne suffit pas à forcer son admiration. Il feint de découvrir que les réputations les mieux établies reposent toutes sur le crime, que les membres de la haute société, tant épris de respectabilité, sont des monstres d’une incroyable cafardise. […]

Les Histoires désobligeantes mettent aussi en lumière le détraquement des mœurs de cette fin de siècle. Dans le privé, les joies simples de l’amour parental ou conjugal ont cédé la place à de bizarres appétits, où la corruption des sentiments les plus naturels produit un effet singulier.  « La Tisane » retrace les desseins meurtriers d’une veuve qui accepte d’empoisonner son fils pour satisfaire un amant qui ne veut pas « être beau- père » (VI, 196). « Jocaste sur le trottoir » transpose la tragédie d’Œdipe dans une famille moderne : un père poursuit son fils de sa haine et le pousse à son insu dans les bras de sa mère, qu’il a fait passer pour morte à ses yeux. Ailleurs, après avoir fait sombrer son époux dans la folie, une mère accule sa fille et son gendre au suicide, parce qu’ils ont eu le tort de la négliger en se mariant. L’horreur atteint son comble et verse dans le ridicule lorsque cette femme d’une « malice exécrable » (VI, 272) entend passer pour une « Martyre » (VI, 273). […]
Parmi toutes les cibles qu’il vise de ses traits, Bloy réserve une place particulière aux inventions dont s’enorgueillissent habituellement les modernes. Pourfendeur de la bicyclette, de l’automobile et du téléphone, « cet irresponsable véhicule des turpitudes ou des sottises contemporaines » (VI, 279), il préfère le Fiat lux de la Genèse aux enchantements de la fée Électricité. […]  Le progrès technique aggrave la corruption humaine, en lui donnant des moyens plus sûrs et plus rapides de se manifester. Ses méfaits accompagnent la faillite intellectuelle de la France, que révèle la disparition de toute grandeur littéraire. Bloy se montre particulièrement prompt à dénoncer cette décadence, que son expérience de la République des lettres lui a donné l’occasion d’éprouver. […]
Sa verve satirique participe tout à la fois du sentiment de posséder la vérité, du désir de la propager, de l’ambition de faire des adeptes et de provoquer un sursaut dans les âmes robustes. Dans ses commentaires de l’œuvre, Bloy a constamment insisté sur cet aspect, qui constitue la source la moins originale de son rire. Sa conception de la satire s’écarte pourtant de l’usage classique, qui renforce toujours l’ordre établi et veille à sa cohésion, en dénonçant le ridicule de toutes les déviations. Car, lorsque l’écrivain entreprend « l’histoire horrible de nos mœurs » (J, I, 229 [11 sept. 1898]), les valeurs morales qu’il défend ne sont pas celles de la multitude. Son ardeur dans la lutte ne saurait cacher la solitude de sa voix qui clame ses certitudes dans le désert. Même s’il prend pour modèles les satiriques de la décadence latine, son rire de combat s’enracine essentiellement dans la Bible. Un tel rire est surtout l’apanage des prophètes : creusant le fossé entre l’absolu que révèrent ces solitaires et le cloaque du monde moderne, il vise à désacraliser les idées bourgeoises.

Pierre Glaudes Léon Bloy la littérature et la Bible

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