Amiran, frère caucasien de Prométhée
Dans cette édition récemment parue, nous vous proposons pour la première fois en langue française deux épopées caucasiennes sur deux titans enchaînés, celle d’Amiran le Géorgien, et celle d’Abrsk’il l’Abkhaze. Dans une introduction tout à fait accessible, Jean-Pierre Mahé, membre de l’Institut de France et associé étranger aux Académies d’Arménie et de Géorgie vous invite à la rencontre du Caucase par sa géographie mythique (et réelle) et sa diversité linguistique (langues caucasiennes et caucasiques). Il place ensuite l’épopée d’Amiran dans son contexte culturel, un écart observé entre le paganisme des montagnes et le christianisme des plaines auquel il ajoute l’écart entre l’écriture et l’oralité. Enfin, il donne une passionnante analyse détaillée du mythe d’Amiran, ce titan ayant défié Dieu, son parrain, et ayant été condamné à l’enchaînement éternel au sommet du mont Gerget’i. On ne doute plus aujourd’hui de la provenance caucasienne du mythe de Prométhée. Il est à présent possible de la lire dans la traduction de Jean-Pierre Mahé et Zaza Aleksidze, membre de l’Académie des Sciences de Géorgie et correspondant à l’Institut de France dont les travaux ont conduit à découvrir au Sinaï les textes “albaniens”, langue chrétienne du nord de l’Azerbaïdjan disparue depuis le VIIIe siècle.
Extrait d’Amiran, épopée géorgienne
Les notes de bas de page présentes dans le volume ont été ici supprimées pour plus de lisibilité.
110. Alors Dieu prit son bâton. Il le planta et ordonna qu’il lui poussât de telles racines qu’elles enserrassent tout le tour de la terre, comme une ceinture bien bouclée, et que son faîte fût planté dans le ciel supérieur. Amiran tira sur le bâton, mais en vain : il ne put même pas l’ébranler. Puis, Dieu le maudit et l’enchaîna à cet arbre.
111. Sur Amiran attaché, il empila le Gerget’i couvert de neige et de glace, et le Mq’invarc’veri , pour qu’il lui fût désormais impossible de voir le ciel et la terre et qu’il fût retranché de la lumière et de la joie. Depuis lors, c’est là qu’Amiran est enchaîné. Chaque jour, il reçoit de Dieu pour nourriture un pain et un pichet de vin; c’est un corbeau qui les lui apporte et les place devant lui.
112. Tant qu’il était vivant, Amiran avait offensé Dieu à maintes reprises. Trois fois, il avait rompu un serment fait en son nom. C’est pour ce genre de conduite que Dieu le punit. Corbeaux et corneilles s’acharnent sur Amiran et lui fouissent le cœur dans la poitrine. De son sein déchiré, le sang coule à flots et inonde la terre.
113. En même temps qu’Amiran, Dieu a aussi puni et attaché Q’urša , le fils d’une aigle. Il rejoignait un auroch en deux bonds. Il tua tant d’aurochs que, pour un peu, il eût exterminé l’espèce.
114. Depuis des années, Q’urša lèche la chaîne d’Amiran. Quand elle est sur le point de se rompre, le cœur oppressé d’Amiran se desserre, l’espoir lui est donné de circuler à nouveau librement. Mais à ce moment-là, le maudit forgeron frappe le marteau sur l’enclume, le jour du Grand Jeudi, et la chaîne s’épaissit de nouveau. Elle devient à nouveau redoutable et l’éloigne à nouveau de la mort comme de la vie. […]
117. Sur le Gerget’i est reclus un dragon. C’était l’ennemi d’Amiran. Ayant appris sa captivité, il est venu pour le dévorer. Mais Dieu l’a également maudit et l’a changé en pierre. Depuis lors, il est là, gisant ; mais lui non plus ne pourra jamais échapper à la colère de Dieu. Ni le feu n’a pu le brûler, ni le soleil ; ni le vent ne l’a précipité dans la vallée sans fond, ni l’avalanche glacée ; ni le ciel ne l’a fait sien, ni la terre. À l’endroit où est le dragon, ni la neige ni le gel ne parviennent. Le Gerget’i aura beau se cacher sous les brumes et sous les nuages, la noirceur de ce lieu paraîtra encore. La pluie et la brise l’évitent. Les aurochs se gardent de se cacher à ses abords pendant les tempêtes de neige. Tous s’en vont en courant et se tiennent à l’écart. À l’entour, il n’y a qu’anathème et malédiction, mort et silence.
(Pages 197-200)
Extrait de la conclusion de l’ouvrage
En s’opposant à Dieu, comme Akrsk’il et Amiran, en prétendant remplacer la nature par la culture, ou en luttant contre son propre père comme Mher, au risque d’abréger les jours dévolus à chaque génération, le géant caucasien pèche contre le temps, menace l’ordre du monde et la succession légitime des êtres.
Avant l’arrivée des Mèdes et autres ethnies iraniennes dans le Sud-Caucase au VIe siècle avant notre ère, une sorte de koinè théologique tend à s’imposer à tous les peuples caucasiens. Dieu est surtout conçu, à l’image du Morige géorgien, comme gardien du « rang » (rigi) de tous les êtres, c’est-à-dire du moment de leur apparition, de leur place et de leur durée. Vouée au maintien de cette fixité, la puissance divine tient à la fois de la force et du poids. Elle se confond avec la résistance et l’inertie de la matière, qui surpassent normalement la vigueur des individus.
Par leur croissance anarchique, Mher, Abrsk’il et Amiran font vaciller cette immobilité. Ils atteignent l’extrême limite où, si l’on ne les empêche pas de grandir, si l’on ne les soustrait pas au temps, si l’on ne les enferme pas à l’écart de tous les vivants, leur force excessive fera basculer toute la masse de l’univers. Et même au lieu de leur captivité, ils parviennent encore à user leur chaîne ou à profiter de la moindre brèche pour tenter de s’évader. (Pages 240-241)
En librairie. 12,5 x 19 cm avec rabats, 264 pages, 25 €.
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Nouvelle édition revue et augmentée du Momus d’Alberti
Traduction et notes de Claude Laurens. Préface de Pierre Laurens
D’apparence plus légère, à la verve étincelante et satirique dans la droite lignée de Lucien, Ésope ou Aristophane, voici rééditée la traduction de Momus ou le Prince, Fable politique par Claude Laurens, précédemment parue en 1993 dans la collection “Le corps fabuleux” aux Belles Lettres, ici augmentée des nouveaux apports de la recherche.
L’universel Alberti, architecte, peintre et penseur fondamental de la Renaissance, devancier de Machiavel et d’Érasme, y déploie l’exercice facétieux de rire avec et contre les dieux dans le même temps, en choisissant d’écrire une fable politique sur l’insupportable Momus, dieu du sarcasme et de la raillerie, dont les critiques virulentes et les mauvais tours joués aux autres dieux lui vaudront l’exil, l’émasculation et enfin le supplice éternel du rocher. Momus est le premier immoraliste de la littérature moderne. Son crime est bien d’être un génie de la provocation qui démasque les faiblesses et les hypocrisies, bouscule les idées reçues, désacralise les puissances établies. Il pourrait bien arriver à convaincre les hommes qu’ils peuvent se passer des puissants, un défi inacceptable pour l’élite. Fallait-il le faire taire ? Nous le rééditons.
L’Enchaînement de Momus l’empêchera-t-il de nuire ?
Extrait de Momus ou le Prince, d’Alberti, fin du Livre III et début du Livre IV, pages 238-243.
Les notes de bas de page présentes dans le volume ont été ici supprimées pour plus de lisibilité.
[Jupiter] saisit l’occasion qui s’offrait à lui de rejeter l’impopularité du projet [des autres dieux] sur Momus, bien qu’il désirât faire passer pour un geste de bienveillance ce qu’il allait faire de toute façon. Il dit donc :
« Habitants du ciel, je n’ai nul besoin de vous rappeler quel grand cas j’ai toujours fait des hommes que vous chérissez tant, à moins que par l’espoir qui les anime quand ils font leurs vœux ils ne montrent pas assez eux-mêmes qu’ils connaissent nos dispositions à leur égard. Vers qui en effet se tourne-t-on dans le danger pour demander aide et assistance avec autant d’espoir et de confiance que celui dont on se sent aimé et chéri ? Je ne voudrais pas que vous pensiez soit que j’ai feint de n’être pas en colère contre ceux qui se montraient dégoûtés de l’état de choses actuel soit que j’ai caché que j’ignorais les intentions et les sentiments des fauteurs de révolution. […]
« Mais ce qui me satisfait le plus c’est d’avoir pu reconnaître clairement à quel point certains ont un caractère versatile et bien différent de celui qu’ils prétendent avoir. En particulier notre Momus a bien montré ce qu’il désirait obtenir par ses feintes et ses mensonges. […] S’ajoutait le fait qu’il semblait avoir acquis la sagesse par ses diverses expériences et par la fréquentation des philosophes, et je pensais que son caractère, façonné par de bons principes, n’était plus celui d’un être malhonnête mais tout à fait digne d’estime. Quoi d’étonnant dès lors si j’ai accordé imprudemment quelque crédit à quelqu’un que j’estimais, d’autant qu’il était astucieux et habile. Je ne vous raconte pas le mal qu’il s’est donné pour me convaincre, l’ardeur qu’il a déployée pour m’inciter à me jeter tête la première dans une entreprise de rénovation. Mais souvent me revenait à l’esprit cette sage maxime : Certaines gens sont trop polis pour être honnêtes. Et de fait, comme on peut voir, ils ne sont absolument pas purs ni sincères. Leurs actes et les faits les révèlent autres que leur visage et leur apparence font croire qu’ils sont, ils font un usage pervers de l’exceptionnelle finesse d’esprit dont ils sont dotés et, là où ils s’attachent à paraître honnêtes et sincères, c’est là justement qu’ils trompent le plus par leur ruse et leur malhonnêteté. Sitôt que je me suis rendu compte que Momus était ainsi, j’ai supporté ce personnage de joyeux drille qu’il interprétait, comme un acteur masqué, afin de scruter plus à fond et saisir l’homme artificieux et habile qu’il était intimement. Cependant je me tenais sur mes gardes et n’étais pas dupe. Maintenant, quelle que soit la façon dont les choses ont tourné, je pense que vous avez bien fait d’évincer ce semeur de trouble et de zizanie. J’aurais préféré, je l’ai déjà dit, que ce fût sans mouvement de masse, sans tumulte. Admettons que Junon ait eu le droit de chasser d’entre les dieux et expulser par tous les moyens ce coquin détestable : il appartiendra à ma sagesse, connaissant l’acrimonie, la fureur de Momus, de veiller à ce qu’il ne provoque pas de nouveaux désordres pour menacer de nouveau la paix des dieux et tourmenter les humains.
« Voici donc ma décision : attendu que Momus, criminel fauteur de troubles, ennemi des dieux et des hommes, est incapable d’avoir une pensée, une conduite, des désirs sincères, sains et conformes à la loi et à la paix de l’ordre public, attendu qu’il travaille continuellement à ébranler, renverser et détruire les façons de penser et les biens des gens heureux, riches et bien établis, attendu qu’il n’a de cesse d’accabler et d’écraser sans répit, autant qu’il est en lui, de malheureux innocents de misères et de calamités, attendu qu’il utilise et aide les factieux, les audacieux, les pires criminels, attendu qu’il incite et pousse au crime les plus mauvais parmi les citoyens, attendu que par ses propos et ses actes il ne cesse de fomenter le destruction et la ruine de l’univers, attendu enfin qu’au long des jours sa perversité abominable ne cesse de croître et de grandir, pour qu’il ne puisse plus exaspérer les divinités et accabler à son gré et selon son caprice les hommes qui leurs sont chers, Nous ordonnons qu’il soit relégué dans l’Océan et enchaîné sur un rocher de telle façon que, à l’exception du sommet de sa tête , il reste immergé dans les flots pour l’éternité. »
Junon alors exprima sa joie en embrassant Jupiter : « Tu as agi comme il convenait, mon époux. Mais je voudrais ajouter quelque chose. Ce Momus qui a traité le sexe féminin avec tant d’insolence et d’effronterie, de façon indécente et pour lui et pour nous, je voudrais que, de demi homme qu’il est déjà, tu le rendes tout à fait femme. » Jupiter accepte. Relégué et castré Momus porte désormais pour les dieux le nom lui-même mutilé de Humus. [Humus, nom féminin qui désigne la terre ou plutôt la glèbe, note du traducteur]
Livre IV
Vois de quoi sont capables la malhonnêteté et la méchanceté : elles revivent alors qu’on croyait éteinte leur capacité de nuire. Car, relégué et enchaîné à son rocher, Momus créera plus de troubles qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, lorsqu’il était libre et déchaîné. Tu vas apprendre maintenant comment, grâce à ce fauteur de troubles, la majesté divine fut mise en grand péril. Et tu trouveras tant de raisons de rire que par comparaison tout ce qui précède te paraîtra fade. […]
En librairie. 10 x 16,5 cm, 302 pages, 13,90 €.
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