Nous publions en deux volumes l’aboutissement d’une vie de recherches et d’exégèses, celle de Jean Canteins, au profit d’une vie de médecine et de théologie tombée dans l’oubli, celle d’Arnau de Villeneuve (vers 1240-1311), réformateur avant la lettre, contestataire de l’autorité des institutions et enfin prophète de l’apparition de l’Antéchrist et de la fin des Temps.
Jean Canteins présente la conception de cet ouvrage définitif
Extraits de l’introduction au volume I, Un “spirituel” soupçonné d’hérésie, pages 12 à 23.
[…]Nous concevons le présent ouvrage comme une approche d’Arnau de Villeneuve et sur ce point il convient d’apporter une première précision. Arnau est connu à la fois comme médecin et comme maître spirituel. Cette double fonction de soin du corps et de l’âme est rarement réunie en un seul homme. Chez Arnau la première a longtemps été prévalente et lui a permis d’approcher, à l’occasion de cures, les plus grands personnages du temps – elle lui a valu une notoriété incontestable. Au fil des années (plutôt qu’à la suite d’une crise soudaine – comme on le prétend – si l’on en juge par la présence précoce des thèmes « spirituels » dans ses écrits) Arnau a privilégié la seconde fonction et cette option a été pour lui la source de déceptions, ennuis, confrontations, difficultés et épreuves multiples. Avec l’âge, Arnau a néanmoins considéré la seconde plus essentielle que la première, l’une et l’autre impliquant davantage qu’un engagement : une vocation. C’est donc à l’examen de cette dernière que notre travail est exclusivement consacré. Telle que la conçoit Arnau, elle fait pièce à celle des religieux séculiers ou réguliers auxquels il a tendance à se substituer ou à passer pardessus leur tête, pour mettre en garde, admonester, diriger, etc. les laïcs qui gouvernent ce monde.
L’Église n’a pas pardonné à Arnau une telle initiative : il s’est mis à dos la majorité du clergé et tout particulièrement les dominicains ; sans son assistance médicale auprès des papes – ce qui l’a rendu pratiquement intouchable sous les pontificats de Boniface VIII et Clément V – il est à peu près certain qu’il aurait eu à affronter les pires péripéties judiciaires. Ce n’est qu’après sa mort que l’appareil inquisitorial a pu fonctionner sans obstacle.
Arnau a vécu au XIIIe et XIVe s. Cinq siècles plus tard l’appréciation de l’importance relative du médecin et du prêtre a commencé à s’inverser et c’est un des thèmes de la littérature du XIXe s. que d’analyser l’irrésistible croissance des prérogatives du premier au détriment du second. Les écrivains du siècle ont été les observateurs éblouis de cette mutation : à la fois admiratifs et inquiets des progrès de la médecine et de la décadence simultanée de la direction pastorale.
Le couple médecin / théologien allait de soi du temps d’Arnau où la plupart des praticiens étaient des clercs c’est-à-dire des hommes qui, indépendamment d’un enseignement religieux non négligeable, avaient appris le latin : absolument indispensable à l’étude des traités de médecine. Cette langue ouvrait, le cas échéant, l’accès à d’autres disciplines. Dans le cas d’Arnau, qui avait reçu une éducation particulièrement soignée chez les dominicains, l’équilibre entre la formation médicale et théologique paraît s’être rompu tant au vu de la justice et de l’équité bafouées par ceux-là même qui auraient dû en être les garants au nom et à l’exemple du Christ qu’au constat du décalage des conditions de vie entre les classes dirigeantes et le peuple. Témoin privilégié de ces inégalités, Arnau en est venu à mettre en accusation les principaux fauteurs de cet état des choses, conforté en cela par la règle et la pratique des franciscains « spirituels » et par l’héritage à tendance réformatrice dont ils se réclamaient.
La conséquence est qu’Arnau formule des revendications très modernes et que son action générale revêt, au fond, une extrême actualité même si son processus et son argumentaire sont spécifiquement médiévaux. Un tel constat, somme toute, va de soi. Il est cependant un trait chez Arnau qui ressortit incontestablement à la modernité, c’est l’individualisme de sa démarche. Qu’il se qualifie d’anafil (une désignation qui, à notre surprise, n’a guère polarisé l’intérêt des spécialistes) ou d’escaravat – façon pittoresque de faire référence à ses deux fonctions : spirituelle et médicale – Arnau n’entend énoncer autre chose qu’une autorité « singulière », la sienne, contestant celle des institutions et entendant faire partager des sentiments, des valeurs et, en dernière analyse, des choix tellement « forts » qu’ils frisent l’utopie. Pour cela, il mise essentiellement sur la personnalité, sur la valeur charismatique d’un individu. Individu évidemment missionné et inspiré d’En-haut, quel que soit son statut social, dont le but est l’adhésion des foules à un type de valeur normatif : le modèle christique. On peut concevoir l’effet de subversion qu’une telle attitude a pu causer dans les milieux concernés : le pouvoir temporel et surtout l’autorité sacerdotale. Ils ont pu n’y voir que provocation et, en fait, la plupart d’entre eux ont suspecté Arnau des pires intentions – ne retenant que la mise en cause sans considérer le bien-fondé possible et a fortiori la nécessité des réformes préconisées. […]
Nous en venons au livre lui-même. Il comprend trois parties.
Dans la première nous nous sommes efforcé de dresser un panorama de la vie et de l’œuvre d’Arnau de Villeneuve qui tienne le plus grand compte des derniers acquis de la recherche. Nous n’avons pas dissimulé les nombreuses lacunes et inconnues qui font encore obstacle à une connaissance précise de la personnalité d’Arnau et à l’appréciation exacte de son rôle en diverses circonstances. À ce jour tout ce qui pouvait être exploré paraît l’avoir été et sauf une improbable découverte sensationnelle on peut considérer que le plein des informations concernant la « matière » arnaldienne est fait. Seule peut être attendue une meilleure appréhension des écrits.
C’est précisément l’état de ces écrits qui nous a incité à privilégier les traités « catalans » qui ont subsisté. Outre leur authenticité reconnue, ils ont l’avantage d’offrir sous une forme concise un aperçu assez complet des thèmes développés dans les multiples textes latins aujourd’hui mis à jour mais dont l’attribution à Arnau est, pour certains, encore controversée. La traduction française de ces traités forme la seconde partie. Nous avons essayé de rendre le plus exactement possible le fond et la forme du texte original. L’exposé arnaldien témoigne d’une pensée structurée et analytique recourant à une subdivision en catégories et sous-catégories et donnant parfois une impression de schématisme. Il s’agit là sans doute d’une tournure d’esprit inhérente à la formation médicale d’Arnau selon laquelle tout ensemble complexe – phénomène physiologique ou symptôme pathologique – doit être décomposé en éléments assez simples pour permettre leur élucidation particulière en vue du diagnostic global. La formulation, par contre, pécherait plutôt par imprécision. Arnau emploie fréquemment les mots : coses, aço, ço, maneres,… « choses, cela, ça, manières » etc. comme s’il manquait de vocabulaire, ce qui n’est certainement pas le cas. Nous avons essayé de palier cette faiblesse lexicale en substituant çà et là à ces termes indéfinis le mot précis le plus vraisemblable mais en évitant tout vocable trop savant de peur de tomber dans le pédantisme : il ne faut pas oublier le parti pris anti-scolastique de l’auteur.
Bien qu’on ne puisse en mesurer exactement toute la portée, il est un trait qui caractérise ce qu’il faut bien appeler la « production littéraire » d’Arnau, c’est, parallèlement à sa grande capacité d’écriture, la puissance peu commune de « publication » de son scriptorium : l’atelier d’« édition » en série sous forme manuscrite (l’imprimerie n’existant pas encore) de ses écrits. Son organisation impliquait l’existence d’équipes de calligraphes capables de « fabriquer » des exemplaires des traités d’Arnau à un rythme soutenu pour en permettre la diffusion tous azimuts : souverains, prélats, béguins, etc. Comme s’il avait eu la prémonition de la chasse aux manuscrits qui interviendrait après sa mort, Arnau a soutenu cette activité éditoriale à grands frais avec une détermination qui, sortie de son contexte, serait de l’acharnement maniaque. La résolution réciproque d’étouffer sa voix et son cri allait être tout aussi forte chez ses adversaires.
Enfin, dans une troisième partie, nous avons esquissé les délinéaments de la « nébuleuse » arnaldienne, c’est-à-dire ébauché le répertoire des hommes et des femmes qui, à des titres et degrés divers, ont reçu, connu ou pris en considération de façon plus ou moins approfondie et engagée le message d’Arnau de Villeneuve.