Scribonius Largus, médecin à Rome : pharmacopée romaine et éthique médicale

Les Compositions médicales de Scribonius Largus, médecin à Rome sous Tibère et Claude, sont traduites pour la première fois en français grâce à Joëlle Jouanna-Bouchet.

Ce fort volume, bilingue latin-français comporte :

  • Une introduction de 150 pages analysant en détail la structure du texte, les intentions de l’auteur, les sources, la langue et le style ainsi que l’histoire du texte.
  • Une bibliographie.
  • L’épître dédicatoire à Calliste, affranchi de l’empereur Claude pour lequel Scribonius Largus a accepté de regrouper ses recettes de préparations médicales, et qui constitue un témoignage de première importance sur la déontologie médicale et le Serment d’Hippocrate.
  • Un index de présentation des différentes recettes qui vont suivre, ordonnées suivant les affections « de la tête aux pieds » + les recettes de thériaques et antidotes, contre toutes les sortes de poison et enfin les emplâtres et autre cataplasmes, ad chirurgos.
  • Le texte et sa traduction
  • Les notes supplémentaires
  • Une liste décrivant les ingrédients utilisés dans ces Compositions
  • Des index

Le public des Compositiones

(extrait de l’introduction, pages L à LII, par Joëlle Jouanna-Bouchet)

Si l’on en croit Scribonius Largus, l’ouvrage des Compositiones a été écrit pour Calliste et à sa demande dans une visée pratique, peut-être pour renouer avec la tradition bien romaine, illustrée par Caton l’Ancien, de se soigner, soi et sa famille, à la maison. C’est Calliste en effet, affirme l’auteur, qui, convaincu de l’utilité des médicaments, a réclamé à Scribonius cette collection de recettes, lui demandant même expressément d’inclure dans son recueil une recette d’emplâtre pour les blessures légères, les contusions, les écorchures, les ulcères persistants, dont il avait vraisemblablement déjà éprouvé l’efficacité. De fait, l’ouvrage est tourné vers la thérapeutique et propose de nombreuses compositions médicales, avec des dosages très précis, qui peuvent être réalisées sans grande difficulté pour la plupart, pour peu qu’on dispose de tous les ingrédients requis. Mais quelques compositions, comme les thériaques, sont beaucoup plus compliquées et savantes, et un certain nombre de recettes héritées de la médecine grecque scientifique nécessitent des ingrédients coûteux et exotiques qui ne sont forcément pas à la disposition du premier paterfamilias venu. Le public visé, qu’il s’agisse de Calliste ou de lecteurs profanes, doit donc appartenir à la classe supérieure. Au-delà de Calliste et de ce public profane, riche et cultivé, le recueil peut-il s’adresser à des spécialistes, médecins ou futurs médecins ? L’ouvrage reprend effectivement des compositions rationnelles pour la plupart, héritées de la médecine grecque, et formulées avec une très grande précision, avec même quelques compositions complexes, requérant une bonne connaissance des ingrédients et des dosages, ainsi qu’une certaine dextérité. Scribonius insiste d’ailleurs à plusieurs reprises sur la nécessité d’avoir des dosages exacts qui seuls permettent de donner toute son efficacité à une recette. Les recommandations concernant le choix des ingrédients, la rigueur des indications dans la préparation, la posologie, la conservation des remèdes donnent à penser que, si les Compositiones n’ont pas été officiellement écrites pour un public de spécialistes, mais plutôt pour un public d’un rang social élevé, soucieux de sa santé, un certain nombre de recettes devaient être réalisées par des médecins ou des préparateurs ayant des connaissances médicales. Du reste, la postérité de Scribonius, notamment dans la reprise de certaines recettes des Compositiones chez Galien et dans des antidotaires, montre que l’ouvrage a été largement utilisé par les médecins. Mais, comme le suggère le texte de la Préface dont la portée dépasse de loin les préoccupations pratiques des compositions, l’ambition de l’auteur va cependant au-delà de l’écriture d’un recueil médical à visée pratique à l’usage de son protecteur Calliste et d’un public cultivé de profanes ou de spécialistes. La véhémence du ton de l’épître, cette volonté de l’auteur d’affirmer l’unité de la médecine et sa noble conception du métier du médecin, sont aussi le signe d’une réaction à une évolution de la profession ressentie comme une dégradation, et au-delà de Calliste à qui ce recueil de compositions est dédié, c’est à toute la société que s’adresse l’auteur.

Ne pas nuire

(Extrait de l’épître à Calliste, par Scribonius Largus, page 4)

La médecine est la science du guérir, non du nuire ; et si elle ne veille pas pleinement, avec chacune de ses parties, à secourir ceux qui souffrent, elle ne manifeste pas la miséricorde qu’elle promet aux hommes. Qu’ils en finissent donc, ceux qui ne veulent ou ne peuvent venir en aide à ceux qui sont terrassés par la maladie, et qui détournent d’autres de le faire lorsqu’ils refusent aux malades des secours dont la puissance des médicaments fournit de très nombreux exemples. Car c’est pour ainsi dire par degrés que la médecine apporte son aide à ceux qui souffrent. D’abord, c’est effectivement par les aliments, donnés avec méthode et au moment opportun, qu’elle essaie d’être utile à ceux qui sont mal en point ; puis, si ce traitement ne leur a pas fait d’effet, elle a recours au pouvoir des médicaments : car ils sont plus puissants et plus efficaces que les aliments ; après quoi, si eux non plus ne viennent pas à bout des difficultés qu’entraîne le mauvais état de santé, elle est alors contrainte d’en venir à l’incision ou, en dernier lieu, à la cautérisation.

Que faire en cas d’ingestion de sang de taureau ?

(extrait des Compositions, antidote CXCVI, Pour le sang de taureau, page 161)

CXCVI. 1. Même quand on cherche à cacher — ce qui est difficile — qu’on a bu du sang de taureau, les traces de sang coagulé qui restent entre les jointures des dents le révèlent de toute manière. Ceux qui en ont bu ont des nausées et suffoquent quand il coagule. Mais on leur vient en aide avec du vinaigre chaud, qu’on boit en prises répétées et qu’on vomit, employé seul ou avec du natron ou de la racine de silphium.

CXCVI. 1. Tauri sanguinis potum quamuis difficile quis celauerit, hunc tamen uestigia cruoris relicta inter dentium commissuras produnt. 2. Nauseant autem et praefocantur qui biberunt, cum gelatur. Sed adiuuantur aceto calido saepius poto et reiecto per se uel cum nitro laserisue radice.

Extrait des notes complémentaires à cet antidote, page 324 :

ad tauri sanguinem : la présence du sang de taureau dans le catalogue des poisons peut surprendre le lecteur moderne […] Le sang de taureau frais est en effet considéré par les Anciens comme un poison d’une grande toxicité, en raison de sa coagulation très rapide dans l’estomac et de la suffocation entraînée par l’obstruction des voies respiratoires. Aristote déclare ainsi que le sang de taureau est, entre tous, celui qui se coagule le plus vite (HA 3, 19, 520b, 26), la richesse en fibrine du sang de taureau provoquant une coagulation plus rapide (PA 2, 4, 651a, 1). Les victimes légendaires ou historiques de cet empoisonnement sont nombreuses […] Pour Hdt. 3, 15, chez qui l’on trouve la première attestation de la mort par absorption de sang de taureau, c’est Psamménite qui, ayant comploté contre Cambyse, dut boire le sang de taureau après la découverte de ses projets. Mais c’est sans doute Thémistocle qui passe pour en être la victime la plus illustre dans l’Antiquité (cf. Ar. Eq., 83-84 ; Diod. 11, 58, 3 ; Plu. Them., 31 ; Athen. 3, 122a), même si, comme chez Thucydide (1, 138, 2), la nature du poison n’est pas toujours précisée. Sur la mort de Thémistocle, cf. H. Führer, « Der Tod des Themistokles, ein Selbstmord durch Stierblut », in RhM NF 91 (1942), p. 193-199. Midas II, roi de Phrygie qui, lors de l’invasion de son pays par les Cimmériens, se suicida en buvant du sang de taureau vers 696/5 av. J.-C. (cf. Eitrem, RE XV 2, 1901, « Midas 3 », col. 1538, 20), est également souvent cité parmi les illustres victimes de ce poison, de même qu’Hannibal (cf. Plu. Flam. 20, 9). […] Pour une identification du sang de taureau avec l’arsenic, cf. D. Arnould « Boire le sang de taureau… », p. 229-235. 3. […]

dentium commissuras : parmi les symptômes relevés dans les Alexipharmaques (312-334), on retrouve la suffocation du malade due à la coagulation du sang de taureau (314-315), mais le processus qui conduit à cet étouffement est décrit de façon beaucoup plus détaillée, avec l’obstruction de la gorge et la gêne respiratoire (316-317), puis les spasmes qui agitent le malade tout souillé d’écume (317-318). Les traces de sang qui restent aux jointures des dents ne sont pas mentionnées, mais figurent en revanche dans d’autres parallèles (Ps. Dsc., Paul. Aeg., Aét.). Chez Scribonius, la partie thérapeutique est très courte, alors que Nicandre mentionne de nombreux remèdes pour dissoudre les caillots de sang (figues sauvages dans du vinaigre et vinaigre mélangé à de l’eau (319-320), présure de chevreuil, de faon, de chevreau ou de lièvre (323-326), natron mélangé à du vin doux, racine et suc de silphium dans du vin (327-330), aunée, poivre et ronce (331-332). Cf. Plin. nat. 28, 162, qui recommande aussi la présure du chevreau ou de lièvre dans du vinaigre pour l’empoisonnement par le sang de taureau. On peut constater cependant que les catalogues de poisons préconisent le même type de remèdes que pour l’empoisonnement par le lait, car, dans les deux cas, il s’agit de dissoudre les caillots, et que, si la présure n’apparaît pas ici chez Scribonius, elle figure bien dans le chapitre suivant sur l’empoisonnement par le lait (présure d’agneau, de lièvre et de porc). Chez Asclépiade ap. Gal., le développement sur l’empoisonnement par le sang de taureau est plus détaillé, et comprend à la fois des remèdes prescrits par Scribonius, mais aussi des remèdes qui apparaissent dans les autres parallèles (figues sauvages et cataplasmes de farine).

Quelques autres ouvrages de pharmacopée dans la C.U.F.

Pline l’Ancien, Livres 28, 29 et 30 : remèdes tirés des animaux

Gargilius, Les remèdes tirés des légumes et des fruits

Nicandre, Les Alexipharmaques et Les Thériaques

 

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