Extrait de l’introduction, par Jean-Christophe Saladin, de l’édition bilingue de L’Éducation du Prince Chrétien d’Érasme, paru aux Belles Lettres en juin 2016 dans la collection “Le Miroir des Humanistes” dans une traduction d’Anne-Marie Greminger :
La thèse
L’idée centrale de L’Éducation est très simple : le prince doit gouverner pour le bien général et non pas pour le sien propre. Ce principe est la pierre de touche qui distinguera le prince du tyran, dans tous les cas possibles.
Cette idée, chère aux humanistes, se fonde directement sur plusieurs penseurs antiques. Elle est explicitement formulée par Isocrate dans sa Lettre à Nicoclès, et Érasme n’a aucune peine à l’enrichir des témoignages prestigieux de Platon, Aristote, Sénèque ou Plutarque. Tout le reste découle de ces prémisses, tant en politique intérieure qu’extérieure, y compris la condamnation sans appel de la guerre.
Cette idéologie peut sembler banale aux modernes, qui la confondent souvent avec un pacifisme béat. Il en allait autrement en 1516, car elle s’opposait autant à l’idéologie médiévale de l’honneur qu’à celle de la gloire antique.
Que pouvait penser un archiduc de Bourgogne en lisant que, “sur un bateau, on ne confie pas la barre à un homme connu par ses ancêtres […], mais à un homme expérimenté” ? Le capitaine n’est même pas mentionné ! Plus loin : “On lui apprendra que les titres de noblesse, les portraits d’ancêtres, les arbres généalogiques, et toute cette pompeuse escorte, dont s’enorgueillit la foule des nobles, semblables en cela aux femmes, tout cela n’est que mots creux, sauf ce qu’il aura obtenu par des voies honorables, de quelque nom qu’on le désigne.”
Charles a été reçu dans l’ordre des chevaliers de la Toison d’or à l’âge d’un an. À trois ans, il réclamait que l’on suspendît une épée au-dessus de son lit, et il est aujourd’hui le Grand Maître de l’ordre. Cela n’empêche pas son conseiller de moquer ouvertement les valeurs de la chevalerie qui ont imprégné des siècles de vie de cour : “De nos jours, nous voyons beaucoup de gens se délecter des fables contant les aventures d’Artus, de Lancelot et d’autres personnages du même genre, fables qui non seulement propagent la tyrannie, mais sont aussi grossières, pleines de sottises et dépourvues de spiritualité.” Érasme n’est au demeurant pas le seul à se moquer des romans de chevalerie, qui connurent une vogue immense au XVIe siècle – y compris sous les plumes des modernes Matteo Boiardo et L’Arioste. Teofilo Folengo, Rabelais et Cervantès excelleront dans la dérision de cette littérature.
Depuis la nuit des temps, la seule activité véritablement honorable pour un noble est la guerre. S’il ne peut s’y employer, il reportera son désir de gloire sur la chasse, les tournois et les duels. Quelques exemples entre mille. L’empereur Maximilien écrivit un jour (avec une orthographe approximative) à sa fille Marguerite, régente du duché de Bourgogne : “Nous fumes bien jeuyeux que nostre filz Charles [âgé de neuf ans] prenne tant de plésir à la chasse ; aultrement, on pourra pensé qui fust bastart.” En 1511, pour fêter la naissance de ton fils, Henry VIII a organisé le fameux tournoi de Westminster, au cours duquel il a combattu trois challengers pendant deux journées consécutives. Lorsque François Ier enfreindra sa promesse de revenir se constituer prisonnier en Espagne en 1527, Charles Quint le défiera en combat singulier. Treize ans plus tard, le même Charles Quint offrira au même roi de France les tapisseries monumentales des Chasses de Maximilien pour sceller leur brève alliance.
Érasme se porte ouvertement en faux contre cette éthique aristocratique et soutient scandaleusement que le prince doit se consacrer aux “arts de la paix”, c’est-à-dire à l’administration de son royaume et au bonheur de ses sujets. Il conteste même la doctrine de l’hypothétique croisade contre les Turcs, prétexte à impôts nouveaux et toujours repoussée à des jours meilleurs. Constantinople est tombée depuis 1453 et les princes chrétiens ont préféré guerroyer entre eux plutôt que la défendre. Érasme soutient contre tous que la guerre ne doit être engagée qu’en dernière extrémité, si toutes les négociations ont échoué. La concession est toujours préférable au carnage.
Ces positions totalement à contre-courantt de son époque expliquent aussi pourquoi, dans la mémoire historique des modernes, Érasme est souvent éclipsé par les personnages tonitruants et agressifs des grands réformateurs religieux de son temps (Savonarole, Luther, Calvin, Zwingli), ou par des héros des champs de bataille (Bayard au pont de Garigliano, le connétable de Bourbon au Sac de Rome). Les manuels scolaires français présentent encore avec une admiration teintée de nostalgie les rois de France partant à la conquête de Milan et de Naples.
Extrait des pages 12 et 13.
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