Extrait de la préface par Vincent Carraud de l’ouvrage Ne plus ultra : Dante et le dernier voyage d’Ulysse de Jean-Louis Poirier, paru en mars 2016 dans la collection “Les Belles Lettres / essai” :
Si l’on a toujours raison d’acheter un livre de philosophie, on a souvent des raisons de ne pas le lire. Deux principalement : le sujet dont il traite et le loisir que sa lecture requiert. Il se pourrait, dans le cas du présent livre, que ces deux motifs fussent réunis.
Car de quoi parle-t-il ? D’un sujet apparemment aussi inactuel qu’inconsistant. Inactuel, car l’enfer a cessé depuis longtemps de nous intéresser, nous qui n’avons plus besoin d’imaginer la descente dans le cône des ténèbres pour juger des fautes des hommes – à moins même que la fraude ne nous soit devenue une qualité. Inconsistant, car ce livre ne commente qu’une cinquantaine de vers qui rapportent l’ultime épisode de la vie – la mort océanique – d’un héros vieux de trente siècles. Pire, un épisode qui n’a pas existé, ajouté par un poète médiéval à une Odyssée qu’il n’a sans doute pas lue. Et si encore la narration décrivait les abîmes maritimes ouverts par un tourbillon digne du triangle des Bermudes ou hanté de monstres terrifiants avides de chair humaine… Mais rien de cela ici, le dernier voyage est le moins pittoresque : trois tours et au quatrième l’engloutissement fatal du bateau, avant que la mer ne se referme, comme si de rien n’était. On connaît aujourd’hui des accidents autrement plus sensationnels. Le livre de Jean-Louis Poirier n’est pas un livre d’imagination.
Sa lecture n’en exigera pas moins du temps, beaucoup de temps. Non que sa perfection formelle ne la rende agréable et même aisée. Mais ce livre fait réfléchir. À chaque page. C’est un livre pensé, et qui fait penser : or il y a une temporalité propre à la pensée, parfois rapide comme un naufrage, le plus souvent lente comme une navigation. Si le temps nous fait décidément défaut, n’allons pas plus loin que son titre : ne plus ultra, c’est lui-même qui nous invite à nous arrêter avant d’avoir commencé. Et hâtons-nous de le ranger à sa place, puisque chaque livre doit être à sa place. Un livre rangé n’est-il pas un livre tenu pour lu, dont l’ennui pourra un jour nous rappeler l’existence, dans un loisir toujours différé ?
Mais quelle est sa place ? Pas dans le rayon des récits de voyage. Ni avec les grandes épopées, ni avec la poésie italienne, puisqu’il s’agit d’un commentaire. En théologie ? Sûrement pas, ce n’est en rien un livre dogmatique, concernât-il la question du salut. Dans les études dantesques, évidemment ? Ce n’est peut-être pas si simple, quand bien même elles seraient fort accueillantes. Car les études dantesques sont marquées par l’érudition, que Jean-Louis Poirier maîtrise parfaitement, mais à laquelle son livre est absolument irréductible. Étienne Gilson, il y a 75 ans, disait déjà son vertige devant l’immense littérature sur Dante. Depuis, les commentaires toujours plus nombreux et plus savants des studi danteschi sont devenus une immense bibliothèque. S’écartant de cette nécessaire recherche des influences doctrinales initiée par les maîtres italiens, le projet de Gilson était de caractériser l’emploi que Dante fait de la philosophie : “C’est d’ailleurs là, soutenait-il, que réside sa véritable originalité philosophique” – d’où son Dante et la philosophie. On a pu aussi analyser la figure de Dante (et celle d’Ulysse) dans l’histoire de la philosophie, comme l’a fait Ruedi Imbach il y a vingt ans, pour caractériser exemplairement la conquête de la philosophie par les laïcs, principalement sous la forme d’une sagesse pratique et de sa dimension politique. Mais qu’aurait de proprement philosophique une originalité qui ne résiderait que dans l’emploi des philosophies ? N’est-ce pas avouer d’avance, en rendant le plus profond hommage à sa culture, à son intelligence et à sa langue, qu’il n’y a pas de philosophie de Dante ? Le présent livre présuppose le contraire : Dante nous fait faire de la philosophie, parce qu’il y a une philosophie de Dante. Nous disposions depuis longtemps d’un Dante et la philosophie. Mais pas pour autant d’un Dante philosophe. Avec le Ne plus ultra de Jean-Louis Poirier, c’est désormais chose faite.
Telle est donc la seule utilité d’une préface : indiquer à celui qui ne le lira pas où le livre trouvera sa place. Mais ne nous figurons pas que cette fonction bibliothécaire soit mineure. Car elle reproduit pour les livres, donc pour ce par quoi depuis Homère et la Bible tout nous est transmis – le concept de transmission est capital dans le livre de Jean-Louis Poirier – ce que Dante lui-même consigne des âmes. La Divine Comédie est le livre de la juste place qui revient à chaque âme après la mort : les ombres y trouvent leur place, que la justice divine leur attribue en fonction de la liberté dont les hommes qu’ils étaient auront fait usage durant leur vie. Dieu inscrit dans l’éternité la place que chaque liberté s’est en réalité elle-même assignée en s’exerçant ici et maintenant, sur terre ou, comme on voudra, dans le monde. Livre sur le livre des justes places, le livre de Jean-Louis Poirier est un livre sur la liberté en acte. Et singulièrement sur cet exercice exemplaire de la liberté qu’est précisément l’exploration du monde et de ses limites.
Que ceux que cette question n’intéresse pas s’empressent de ranger le volume. Quant aux autres, ils ont déjà saisi à quel point la première évidence était insuffisante et que le sujet de cet ouvrage recouvrait un objet essentiel.
Extrait des pages VII à IX.
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