La Vie dans la tombe de Stratis Myrivilis (extrait)

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Extrait de La Vie dans la tombe de Stratis Myrivilis, paru aux éditions des Belles Lettres en mars 2016 dans la collection “Mémoires de Guerre”.

Traduction de Louis-Carle Bonnard et André Protopazzi, revue et complétée par Dominique Goust :

Les charognes

Voilà déjà trois semaines que nous sommes ici. notre vie se traîne, toujours la même. Une vie singulière mais qui ne change pas. Le travail, qui consiste à creuser la terre, ne se fait que la nuit. Toute la journée, il nous faut rester couchés dans la tranchée, ou nichés dans ses trous. Chacun de nous a creusé de son mieux, dans la paroi, une couche pour s’y caser lui et ses affaires. On ne nous apporte à manger qu’une fois toutes les vingt-quatre heures. La distribution se fait toujours à la tombée de la nuit. C’est copieux et toujours la même chose. Aussi n’est-ce plus guère appétissant. C’est de la très grosse viande aux pâtes ou au riz. Afin que la fumée ne nous trahisse pas, nos marmites sont installées, là-bas, au pied de la colline, à contre-pente, dans un ravin. On nous apporte de loin ce manger froid, pâteux, répugnant et plein de gravier. Je garde le pain et j’échange ma portion avec Mitréli, un poilu maigre et jaune, qui n’est jamais rassasié et n’arrive pas à engraisser d’une once. Tout ce qu’il mange va directement dans sa bosse, comme dans un ventre. C’est la seule partie de son corps que la nourriture arrondisse. En échange il me donne des cigarettes. Et ainsi je n’ai pas non plus à nettoyer ma gamelle, ce qui n’est pas une petite affaire. Il n’y a qu’une seule mince fontaine derrière la colline, et elle doit suffire à toutes les tranchées de notre secteur. Le linge de rechange a déjà été porté une première fois, puis une seconde. Le laver, on n’y pense même pas. L’eau est précieuse comme une essence de rose. Et pour arriver à remplir son bidon, il y a de vraies batailles, sans compter que, pour parvenir à la fontaine, le chemin est très dangereux, car la tranchée par endroits est si peu profonde qu’on se trouve à découvert. Depuis que nous sommes ici, nous aussi, l’on a placé une garde à la petite fontaine. C’est que les nôtres ne sont pas habitués à faire la queue spontanément, comme les Français, ils ne cherchent qu’à rompre l’alignement pour remplir leurs bidons les premiers. Ils donnent des coups avec des pierres, avec leur gourdes et les bâtons que nous avons tous ici pour assurer notre marche la nuit. Il y a même eu des coups de couteau. Un bonhomme de Ploumar a passé en conseil de guerre pour avoir enfoncé un couteau de poche dans la cuisse d’un gros Normand. Mais qu’est-ce qu’une gourde d’eau pour vingt-quatre heures ? Bien entendu le débarbouillage ainsi que tout nettoyage ont été supprimés depuis le premier jour que nous sommes ici. Simplement, au réveil, nous humectons du doigt nos yeux chassieux, avec un peu d’eau que nous avons prélevée dans la gorgée que nous n’avons pas encore avalée.

Au commencement j’avais cru que je m’habituerais finalement à la malpropreté. Mais plus les jours passent et plus j’en suis incommodé. Je sens la poussière sur mes cils, je l’enlève en passant mes ongles à travers mes sourcils et à travers les poils de ma barbe, qui ont poussé et qui piquent. En nous voyant ainsi poussiéreux, on dirait que nos cheveux ont subitement blanchi, à tous. C’est un véritable supplice dont je n’aurais jamais imaginé l’intensité. Entre mes cheveux je trouve des gravillons et de la terre. Tous les pores de la peau sont bouchés. Tout ce qu’on touche est couvert de poussière et au moindre contact du bout des doigts on éprouve un sentiment de répulsion. Ces derniers jours nous avons même commencé à rencontrer des poux. J’en ai trouvé un aujourd’hui sur mon pain. Le dégoût me pénètre jusqu’au tréfonds de mon être. Nous sommes tous devenus irascibles et méchants entre nous. Un simple bonjour à ton voisin peut déboucher sur une querelle. Nous gisons tout le jour telles des charognes sous un soleil implacable qui nous cuit à petit feu, sans protection, et fait naître des nuées de mouches. Comme si notre supplice lui procurait du plaisir, il tarde le plus possible à décliner. Quand il nous faut nous déplacer dans la tranchée, nous avançons à quatre pattes, comme des bêtes, la tranchée n’étant pas encore assez profonde, malgré toutes les nuits que nous passons à la creuser. C’est un sol pierreux qu’on ne peut pas travailler à la pelle. Ainsi, dès l’aube, étendons-nous bien bas les tentes au-dessus de nous et restons-nous allongés en troupeau dans leur ombre étouffante.

 

Extrait des pages 108 à 110.

 

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