Le Festin de Trimalcion : extrait des Romans grecs et latins

Romans grecs et latins

Extrait de la nouvelle traduction du Satiricon de Pétrone par Liza Méry, incluse dans le volume Romans grecs et latins paru aux éditions des Belles Lettres en janvier 2016 sous la direction de Romain Brethes et Jean-Philippe Guez :

 

On avait déjà débarrassé le premier service, et les convives, mis en joie par le vin, s’étaient mis à discuter tous ensemble. Appuyé sur son coude, le maître de maison [Trimalcion] prit alors la parole :

“Ce vin, c’est à vous de le rendre bon : il faut que les poissons nagent. Entre nous, vous pensez que je vais me contenter du dîner que vous avez vu dans les compartiments de la marmite ?

Est-ce ainsi que vous connaissez Ulysse ? [citation de l’Énéide, II, 44.]

“Eh quoi ? Même quand on mange, faut connaître sa littérature. Que les os de mon ancien patron reposent en paix, lui qui a voulu que je sois un homme parmi les hommes. Car on ne peut rien me présenter de nouveau, comme ce plat vient de vous le prouver. Ce ciel que vous voyez, où habitent les douze dieux, il se transforme en autant de figures, et bientôt voilà le Bélier. Alors, tous ceux qui naissent sous ce signe ont beaucoup de troupeaux et beaucoup de laine ; ils ont aussi la tête dure, le front impudent, la corne pointue. Presque tous les pédants et les chicaneurs naissent sous ce signe.” Nous applaudissons l’esprit de notre astrologue, qui continua ainsi : “Ensuite, tout le ciel devient Taureau. C’est à ce moment-là que naissent les récalcitrants, les bouviers et ceux qui sont capables de se nourrir eux-mêmes. Sous le signe des Gémeaux, ce sont les chars à deux chevaux, les boeufs, les testicules, et ceux qui mangent à deux râteliers. Moi, je suis né sous le signe du Cancer : c’est pour ça que je marche sur plus d’une patte et que j’ai beaucoup de biens, sur terre et sur mer. Car le crabe fait son trou partout. C’est pour ça que j’ai rein posé sur lui depuis longtemps : je voulais pas éclipser mon étoile. Sous le signe du Lion naissent les gloutons et les autoritaires ; sous le signe de la Vierge, les femmes, les fugitifs et les esclaves entravés. Sous le signe de la Balance, les bouchers et les parfumeurs, et tous ceux  qui vendent des marchandises au poids ; sous le signe du Scorpion, les empoisonneurs et les assassins ; sous celui du Sagittaire, les bigleux qui regardent les légumes et partent avec le lard ; sous le signe du Capricorne, les malheureux à qui leurs déboires font pousser des cornes ; sous celui du Verseau, les taverniers et les gourdes. Et pour finir, sous le signe des Poissons naissent les cuisiniers et les rhéteurs. Ainsi tourne le monde, comme une meule, et toujours il apporte quelque malheur, qu’il fasse naître ou mourir les hommes. Vous voyez, au centre du cercle, cette motte de terre, avec, au-dessus, un rayon de miel ? Je fais jamais rien sans une bonne raison : notre mère la Terre est au centre de tout, arrondie comme un oeuf, et elle renferme tous les biens en elle, comme un rayon de miel.”

“Bravo !” crions-nous en choeur, et, levant les mains vers le plafond, nous jurons que ni Hipparque, ni Aratos se sauraient soutenir la comparaison avec lui. Sur ce arrivent des serviteurs, qui posent sur les lits des housses sur lesquelles étaient représentés des filets, des guetteurs avec leurs épieux, et tout un attirail de chasse. Nous ne savions à quoi nous attendre, lorsqu’on entendit une immense clameur à l’intérieur de la salle à manger, et immédiatement, des chiens de Laconie se mirent à courir tout autour de la table. Derrière eux venait un plateau portant un sanglier de belle taille coiffé d’un bonnet d’affranchi ; des crocs de l’animal pendaient deux petites corbeilles faites de branches de palmier, pleines, pour l’une, de dattes fraîches, pour l’autre, de dattes sèches. Tout autour, des marcassins en pâte cuite semblaient tendre la tête vers les mamelles, pour indiquer que c’était une laie. On nous donna la permission de les emporter en cadeau.

Pour dépecer ce sanglier, ce ne fut pas le fameux De Koop, celui qui avait tranché les volailles, qui se présenta, mais un immense barbu avec des bandes molletières, vêtu d’une veste de chasse damassée. Tirant un couteau de chasse, il en frappa énergiquement les flancs du sanglier ; par l’ouverture ainsi ménagée s’envolèrent des grives. Des oiseleurs se tenaient prêts avec leurs baguettes couvertes de glu ; en un instant, ils attrapèrent les oiseaux qui voletaient çà et là dans la salle à manger. Trimalcion fit donner à chacun le sien, avant d’ajouter : “Eh bien ! Vous voyez quels glands de choix ce porc sauvage a mangés !” Aussitôt, de jeunes esclaves s’approchèrent des paniers suspendus aux crocs et, en cadence, se mirent à répartir les deux sortes de dattes entre les convives.

À l’écart dans mon coin, je me perdais en conjectures sur ce sanglier coiffé d’un bonnet d’affranchi. À court d’hypothèses, je m’enhardis à poser à mon interprète la question qui me taraudait. Lui me répondit : “Ça, même ton esclave pourrait te l’expliquer : c’est pas une devinette, ça se comprend tout seul ! Ce sanglier a été servi hier soir à la toute fin du dîner, et les invités l’ont renvoyé sans y toucher. C’est pour ça qu’aujourd’hui, il revient comme affranchi.” Maudissant ma bêtise, je n’en demandai pas davantage ; je ne voulais pas donner l’air de n’avoir jamais dîné chez des gens chic.

 

Extrait des pages 289 à 291.

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