Extrait de l’avant-propos de Dernières aventures de la maison de Charlemagne de Guillaume Issartel, paru aux Belles Lettres en novembre dans une édition cartonnée :
Dévorés tout vifs par des siècles muets, dorment sous la terre lourde dont nous héritons des rangs de guerriers et des grappes de vierges périlleuses, la poitrine oppressée, en files poussiéreuses sur les rayons de caves celées par des vignerons qui ont depuis longtemps cessé leurs chants.
Dans l’ombre odorante, des bouquets rares attendent des gosiers altérés et un pied souple, qui foulera amoureusement, fabriquant une ivresse nouvelle.
Ce sont de vieilles bouteilles, pleines d’un vin qui pique fort le palais, que nous avons voulu resservir à la table du lecteur.
Il était, autrefois, d’antiques pressoirs où des ancêtres obstinés remisaient leurs expériences, une manière à eux de penser et les savoirs acquis au fil des âges, et d’où s’écoulait une drôle de mixture qui rendait les héros tapageurs, et leurs Dames inaccessibles.
Dans chaque partie du monde, la poésie épique a ainsi fait surgir, de tous les sols, des foules de personnages mythiques, qui peuplent – depuis quelle aube ? – l’envers de nos décors familiers. Sur la même terre que la nôtre, mais plus chaleureuse, plus intime, sont apparues, à jamais vives et terriblement agitées, des tribus entières de preux inoubliables, confrontés à d’épouvantables monstres, et à des armées d’ennemis irréductibles.
À l’extrémité occidentale de l’Europe, tout ce personnel légendaire a pris corps, durant la longue jeunesse multiforme de notre Moyen Âge, dans les chansons de geste, qui sont des épopées en vers, rédigées en langue romane (français, espagnol, italien, occitan), dans lesquelles un peuple d’élus – les Francs – doit faire face à toutes sortes d’adversaires extérieurs, et au bouillonnement de ses propres agressivités et de ses propres orgueils.
Les poètes de ces temps se saisissaient de leur réalité pour y verser le breuvage mythique. Et ainsi les héros se confondirent avec la peuplade historique qui porte leur nom, mirent à leur tête les rois de ses annales, et tombèrent face à ses ennemis.
Du XIe au XVIe siècle, l’épopée subit sous nos latitudes une longue vinification, qui assembla ses personnages autour de l’empereur Charlemagne, pivot mythique d’un monde soudé par la défense du christianisme, devenu consubstantiel à la nation franque, et la lutte contre tout élément excentrique, confondu avec la part du diable.
Plus encore que les Francs, les Sarrasins de la chanson de geste n’ont de sarrasin que le nom. Pour le reste, ils se prosternent devant des idoles, sont polythéistes, et ne servent que les démons, dont ils sont les esclaves. Un Romain de l’Antiquité, un Saxon ou un Norvégien peuvent être aussi sarrasins qu’un Arabe ou un Persan. Ce qui est en jeu n’est que le Sort dévolu aux preux par des Puissances supérieures, dans un monde qui est la partie rêvée du nôtre, chargée de sens et de jeunesse, à perpétuité.
Guidé par quelques vieilles chansons, quelques beaux textes que d’aucuns reconnaîtront, s’ils ont la curiosité de fourgonner dans le vaste foyer médiéval, nous avons simplement désiré souffler le plus délicatement possible sur la braise mythique qui s’y trouve toujours.
En sont sorties tout équipées (à l’image de celle-là qui, dit-on, creva la calotte crânienne de son père pour en jaillir armée de pied en cap) des légions de personnages aux raisons insondables, saisis de passions insatiables et aux manières abruptes, qui ont éveillé à leur suite un univers où tout – arbres, montagnes, forteresses, forêts, vent – répond à leurs émotions crues et à la violence qu’elles suscitent.
Leur emboîtant le pas (un pas assuré par des siècles d’errance), nous avons alors visité derrière eux, la plume à la main, l’Espagne et l’Italie, Provence et Languedoc, sur le même rythme bizarre que la strophe épique – nommée laisse – donne aux chansons médiévales.
Voir également :

Les enfances de Charlemagne, par Rémi Usseil, édition cartonnée illustrée d’enluminures tirées de manuscrits du Moyen Âge, 35€