
Joël Thomas, Mythanalyse de la Rome antique. Préface de Paul Veyne. Collection Vérité des mythes, 2015, 288 pages, bibliographie, 27 €.
Extrait de Mythanalyse de la Rome antique, de Joël Thomas, coll. Vérité des mythes, 2015 (les notes présentes dans l’ouvrage ont été ici enlevées pour faciliter la lecture):
L’EAU ET L’EXIL
Il est intéressant de voir le rôle privilégié de l’eau comme vecteur de l’exil. Elle s’installe d’emblée dans l’ambiguïté que nous évoquions.
Elle est potentiellement mortifère, au même titre que le feu qui ravagea Troie : elle est le milieu instable, inhospitalier sur lequel navigue l’exilé, et elle ne demande qu’à l’engloutir, à l’image de ses monstres, Charybde et Scylla. De surcroît, elle est salée : Bachelard, ce terrien, soulignait combien est inquiétant un élément qui vous tue si vous l’absorbez. Ce n’est pas l’eau régénératrice, c’est celle qui vous empoisonne. C’est aussi celle qui, en vous noyant, vous fait glisser dans les limbes insidieux de l’indifférenciation et de l’oubli : le noyé est privé de sépulture, puisque son cadavre retournera à l’immensité cosmique de l’élément liquide.
Il n’est pire hantise, pour un homme de l’Antiquité, que cette perte de l’individuation. Les montagnes d’eau qui s’abattent sur les vaisseaux d’Énée sont le symbole de la brutalité et de la violence d’un élément hostile dont il faut attendre le pire :
« Les rames se brisent, la proue vire et découvre aux vagues le flanc du vaisseau ; et aussitôt arrive avec toute sa masse une abrupte montagne d’eau… Le pilote est arraché et roulé la tête en avant. Trois fois, sous la poussée du flot et sans changer de place, le navire tourne sur lui-même ; et le rapace tourbillon le dévore » (I, 104-105, 115-117).
Tout ce qui symbolisait l’ordre du monde se brise et se dérobe ; et l’homme fragile, vulnérable, fait une cabriole ultime et mortifère dans ce tourbillon marin, ce vortex inverse de la spirale ascendante que le héros tente de suivre.
« Sur le gouffre immense de rares nageurs apparaissent, et des armes, et des planches, et les trésors de Troie » (I, 118-119).
Fragilité, dispersion, solitude, dérision : voici bien l’image de la condition humaine en exil sur ce monde.
Mais l’eau est aussi lustrale : c’est l’eau douce qui purifie, en même temps qu’elle régénère l’homme épuisé par les combats de la vie. La calanque du livre I réserve cet espace (provisoire) de paradis à l’exilé, après les épreuves de la tempête :
« En face de l’île, sous des rocs qui la surplombent, se creuse un antre avec des eaux douces et des sièges dans la pierre vive, une demeure des nymphes » (I, 166-168).
Que déduire de ces deux visages contrastés ? Si l’on se souvient que l’une des épreuves majeures de l’exilé, dans l’Énéide, c’est d’apprendre à lire les signes, et à déchiffrer l’ambiguïté, on se dit qu’à sa manière l’élément liquide est à l’unisson des forces qui traversent l’épopée virgilienne : il s’inscrit dans cette logique de l’avertissement et de la mise à l’épreuve du héros.
C’est le moment d’évoquer la notion de complexité, et de risquer une hypothèse : les figures de l’exil, en particulier telles qu’elles apparaissent dans l’Énéide, relèvent d’une forme de « complexité », dans le sens où cette notion est évoquée par la systémique et l’école de Palo Alto. On sait que les contraires ne peuvent s’y comprendre que dans une organisation qui les dépasse, une émergence créant une nouvelle entité, qui est plus que ses composantes initiales. C’est exactement ce que la trajectoire de l’exil a permis pour Rome : Rome est une nouvelle Troie, mais une Troia melior, elle n’est pas la seule juxtaposition du pouvoir d’Énée, prince troyen, et de celui de Latinus, roi du Latium, qui donne sa terre et sa fille à Énée ; Rome apparaît comme une entité nouvelle jaillissant de ces composantes initiales, et les dépassant ; et c’est l’exil fécondant, germinatif, qui permet cette métamorphose.
Ainsi, la figure de l’exilé s’enrichit à travers deux remarques complémentaires :
Exil et complexité
D’abord, dans l’Énéide, l’exilé est, comme nous l’avons dit, dans une logique de la complexité, car il est dans un barzakh, au sens où Ibn’Arabî, et après lui Haydar Amolî utilisent ce mot, dans la mystique soufie : une presqu’île, un entre-deux, situé « au confluent de deux mers ». Et là ce sont les structures anthropologiques de Gilbert Durand qui nous aident à comprendre : la trajectoire de l’exilé et son voyage (associés à ce que G. Durand appelle les structures « synthétiques ») rendent possible la relation entre le monde héroïque, qui sépare et isole, et le monde mystique, celui de la fusion finale ; le voyage crée les conditions d’un dépassement. Cette mise en relation est aussi bien spatiale (l’Orient et l’Occident) que temporelle (un avant et un après). Soulignons enfin la double dimension du voyage pour le héros : extérieure à soi, et intériorisée. Énée organise le monde géographique (en le nommant, le parcourant, le civilisant), et en même temps il organise son propre chaos intérieur, en passant du désespoir à l’espoir, de l’incohérence à la cohérence. Le travail d’individuation porte globalement sur soi et sur le monde, sans que l’on puisse dissocier les deux processus.
Exil et civilisation
C’est pour cela que la trajectoire de l’exilé s’identifie, dans l’Énéide, à une lutte pour la civilisation et contre la barbarie. Les exilés sont le plus souvent chassés par des systèmes barbares, intolérants, violents. Ce sont la guerre de Troie et ses horreurs qui mettent Énée sur les routes de l’exil.
Contre cette barbarie monocentrée, fanatique, exclusive, l’exilé va se reconstruire dans le sens d’un dialogue, d’un pluralisme, d’un métissage, qui seront identifiés à la civilisation. Pour l’homme de l’Antiquité, la civilisation, c’est tout ce qui rassemble, et la barbarie, c’est tout ce qui sépare. Énée va donc de la séparation vers l’alliance et la relation. En même temps, il tisse un espace de civilisation, pour lui et pour la Rome à venir. B. Otis l’a bien compris, qui a intitulé son ouvrage sur Virgile, devenu un classique incontournable de la bibliographie virgilienne, Vergil. A Study in Civilized Poetry. Dans l’Énéide, l’exil est donc lié à une démarche à la fois initiatique et civilisatrice, comme capacité de mise en relation : cela définit clairement les caractéristiques majeures d’un espace complexe. En même temps l’exil apparaît bien comme une émergence, un métissage entre deux barbaries potentielles : d’une part, l’excès d’une structure binaire simplificatrice, d’où était issu l’affrontement de la guerre de Troie ; et d’autre part, le bariolage, le mélange indistinct de peuples différents qui se croisent mais restent isolés dans leurs diversités.
Le principe issu de la trajectoire de l’exilé, c’est l’unitas multiplex, la capacité de fédérer et de relier des instances organisatrices autour de valeurs communes, tout en préservant leur spécificité : ce qu’E. Morin appelle la dialogique.
Enfin, il est un dernier point sur lequel nous voudrions dire un mot. C’est celui du support culturel de ces figures de l’exil. On sait que le Virgile de l’Énéide est très marqué par les textes spirituels de l’Antiquité : en particulier Platon, et avant lui Pythagore (alors que les Bucoliques et les Géorgiques étaient encore sous l’influence épicurienne). Il suffit de relire le récit d’Anchise, au livre VI, pour s’en convaincre. Il est clair que Virgile a donné un support, une assise philosophique à sa réflexion sur l’exil, en plaçant l’Énéide sous le signe des Idées platoniciennes.
Pour Platon, comme pour Pythagore, l’homme est d’abord un exilé sur cette terre, un être de lumière qui fait l’expérience des ténèbres avant de remonter à la lumière, dans un processus de décantation et d’alchimie spirituelle. Virgile a su faire coïncider cette figure philosophique de l’exil avec une lecture mythique de la figure fondatrice de l’exilé. Tous deux vont du Paradis perdu à la Terre promise ; tous deux sont engagés dans un processus de reconquête. C’est sans doute le génie de Virgile que d’avoir donné un contenu philosophique aussi fort à une entreprise de mobilisation nationale autour des forces fondatrices de Rome ; Auguste pouvait chaleureusement l’en remercier. (Pages 42 à 46)
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