Robert Misrahi : la joie des visages (Philosopher avec la jeunesse)

Robert Misrahi, philosophe spécialiste de Spinoza, a beaucoup écrit sur la joie, la liberté et le bonheur. Dans son nouvel essai, Philosopher avec la jeunesse, en librairie le 15 mai, il met à disposition des jeunes gens les synthèses lumineuses de son parcours intellectuel. Cet extrait, tiré du chapitre « L’épanouissement », fait partie d’un ensemble que le philosophe nomme « les joies du monde », qu’il propose ainsi de (re)découvrir.

Le plaisir, avec toutes ses possibilités, est toujours et veut toujours être l’acte d’un sujet et son épanouissement. La subjecivité du plaisir n’est pas seulement due à la singularité de sa qualité vécue,
elle est aussi due au fait qu’il doit être porté par un visage, fût-il vécu en intériorité. Il doit être personnel. Le plus souvent, le plaisir s’exprime aussi par le visage.
Il y a dès lors une joie des visages.
Il ne suffit pas d’évoquer le visage, comme le fait Levinas, et d’affirmer qu’une éthique peut se construire à partir de sa seule existence. Il faudrait, pour justifier ce lien, dire en quoi consiste un visage et quelles significations, en lui, interdisent ou écartent la violence à l’égard d’autrui.
En fait, on ne saisit ces significations et leur valeur expressive que si déjà, auparavant, on affirme une éthique, c’est-à-dire le primat de la réciprocité des sujets. Il ne suffit donc pas, pour conduire sa vie, d’affirmer l’existence du visage : les agresseurs frappent les visages, les aveuglent ou les bâillonnent. Il faut au préalable affirmer le sujet et souligner qu’un visage est un sujet ; qu’un sujet « possède » toujours un visage ; et que ce visage est donc toujours singulier parce qu’il est celui d’une personne singulière. Seule l’unité du corps et de l’esprit fonde le sens et la valeur du visage, c’est-à-dire du sujet. « Reconnaître » l’autre, c’est le reconnaître comme corps-sujet et donc comme visage. C’est par celui-ci, également, qu’on « reconnaît » quelqu’un et qu’on rapporte son image présente à une perception antérieure, marquée dans la mémoire.

Étant bien établi le fait que les sujets sont des visages (« ont » un visage) et que les visages expriment l’existence et la singularité des sujets, on peut mieux comprendre maintenant le lien du visage à la question de la joie, qui nous concerne ici.
Parce que le visage est l’expression d’un sujet, la contemplation de cette expression peut revêtir une signification qui dépasse le simple désir de communication entre le sujet du visage et le sujet qui s’adresse à lui. On peut ne pas se rapporter à un visage simplement pour lui parler mais aussi en l’admirant.
Et cela est notamment le cas au temps de la jeunesse, sachant, bien entendu, que tous les âges ont leur « beauté ».
C’est bien de la beauté qu’il s’agit lorsqu’un visage est admiré. Le domaine de la communication et de la réciprocité par la parole est alors enrichi et enveloppé par cette admiration discrète, qu’elle soit esthétique, amicale ou amoureuse.
Si la « finesse » et la perspicacité du sujet qui perçoit sont données, alors l’admiration de la beauté d’un visage procure une joie.
Une joie singulière.
Ici, on souhaite souligner cette possibilité, cette éventualité : on peut vivre une joie nouvelle et singulière par la sensibilité à la beauté des visages.
La beauté d’un visage, pour un observateur attentif, un témoin, un interlocuteur, un ami, ou un amant, peut être bouleversante et conférer une joie profonde par la médiation de l’admiration. Celle-ci peut être aussi étonnée que sereine, aussi marquée que comblée.
Ce sont les peintres (portraitistes ou non) qui attirent notre attention sur l’expressivité et la singularité des visages, dont ils traduisent en même temps la beauté. Mais Raphaël, Le Tintoret, Ingres, Modigliani ou Klimt nous proposent leur propre vision de certains visages, et nous entraînent dans un monde explicitement esthétique et donc virtuel.
Le sujet jeune et déployant sa vie nouvelle pourra dépasser ou enrichir ce domaine esthétique (qui reste lié aux musées et aux expositions) en étant attentif aux personnes existantes et en étant sensible à leur beauté, à la beauté parfois stupéfiante de leurs visages.

Il n’y a pas de « canon » de la beauté. Norvégien ou sénégalais, provençal, italien ou andalou, le visage (pour moi féminin, mais certainement aussi masculin) peut à la fois exprimer une personnalité profonde, et rayonner d’une beauté à couper le souffle. À l’évidence, le regard et les yeux ne sont ni étrangers à ce rayonnement, ni absents de la joie qu’il procure.
C’est cette beauté expressive et impressionnante des visages que souhaite traduire le photographe de portraits. Comme il s’agit explicitement et volontairement d’un art, il est clair que le photographe veut communiquer la joie qu’il prend à la saisie et à l’offre d’un visage. Les plus belles photographies sont les plus admirables et ce qui est admiré par le spectateur est simultanément la substance expressive de portrait (ce que « dit » le « sujet », justement) et le talent du photographe qui a su à la fois saisir, traduire et communiquer cette substance. La joie du specateur est à la mesure et du talent de l’artiste et de la richesse du « sujet ».
Cette joie prise à la contemplation des visages est l’admiration pour une donnée fondamentale du monde humain. La « société », l’« entourage », le milieu professionnel ou affectif sont « humains »,
significatifs, vivants, parce qu’ils sont portés par des visages, parce qu’ils sont des visages-sujets. Le spectateur désintéressé ou celui qui s’engage affectivement peut, dans le même mouvement, se réjouir d’être au monde, et se réjouir d’être dans un monde qui, à la réflexion, est vivant parce qu’il est formé par les visages.
L’admiration de la beauté d’un visage confère donc une joie, mais cette joie n’est pas purement esthétique ou sensuelle. Elle peut impliquer une sorte de méditation, de réflexion à la fois heureuse et étonnée sur ce « miracle » qu’est un visage. Comment de simples muscles, recouverts de peau et structurés par une armature osseuse, peuvent-ils exprimer une conscience et ses attitudes ? Comment la chair peut-elle avoir du sens ? Comme il n’est pas question, pour moi, de donner une réponse théologique à cette question, je m’en tiendrai à la joie admirative et à l’étonnement de cette espèce de connaissance existentielle qu’est la perception oblative d’un visage humain et d’un monde signifiant par ses visages.

Les cultures traditionnelles (et pas seulement l’art pictural ou photographique du portrait) sont parfaitement conscientes de la portée existentielle et de la fonction fondatrice du visage. Bien souvent, dans ces cultures, les visages sont peints et décorés dans l’intention d’exprimer, à propos des sujets de ces visages, un statut social, un caractère personnel, une passion, une circonstance, une action guerrière ou pacifique. Quand les peintures du visage ne suffisent plus, viennent les masques. Ils sont plus souvent chargés d’exprimer une personnalité ou un rôle (comme dans le théâtre asiatique) que d’occulter réellement une personnalité (comme dans le Carnaval de Venise).
Certes, les masques peuvent aussi tourner les visages en dérision au cours des fêtes de renouvellement, mais ils souhaitent alors paradoxalement se présenter comme performances humoristiques ou critiques affectueuses, visant par là une forme d’art et donc une joie et une allégresse (songeons aux carnavals de Rio ou de Dunkerque).
Dans certaines sociétés monothéistes, le visage féminin, on le sait, est exclusivement perçu comme signifiant sexuel ; il est à ce titre accusé d’être par essence une tentation pécheresse et doit donc être réellement et totalement voilé, occulté, mis à part et nié. Que la femme retrouve son visage et son statut de sujet dans sa famille n’empêche pas que, en public, elle soit bannie, et cela par son visage.
On pourrait penser que cette pratique du voile infirme l’idée que le visage contemplé soit source de joie ; en réalité, c’est le contraire qui est vrai : c’est parce que l’orthodoxie musulmane affirme que le visage de la femme est toujours sensuel et source, par sa beauté, d’une anticipation charnelle, qu’elle décide de l’occulter. L’Islam ne dit pas que le visage ne donne pas de la joie : il souhaite seulement que cette joie de la contemplation de la beauté soit réservée à la famille.
On sait bien, pourtant, que l’admiration joyeuse qu’un témoin peut éprouver à la contemplation désintéressée d’un visage, ne lèse et ne prive en rien ni le sujet admiré, ni ses proches les plus intimes.
La démocratie mène aussi à cette liberté d’esprit, à cette ouverture.
Elle souhaite, ou devrait souhaiter la plus grande joie possible pour le plus grand nombre possible. (Pages 109-113)

En librairie le 15 mai :

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Robert Misrahi, Philosopher avec la jeunesse, coll. Encre Marine, 2015, 152 pages, 16,90 €

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