Maurice Garçon, Journal (1939-1945) : folle traversée des années noires de la France

Aquarelle de Maurice Garçon (hors ouvrage). Copyright : Collection privée.

Aquarelle de Maurice Garçon (hors ouvrage). Copyright : Collection privée.

Maurice Garçon (1889-1967) fut l’un des plus grands avocats de son temps.
De 1912 à sa mort, il a consigné presque chaque soir les événements, petits et grands, dont il était le témoin ou l’acteur.
Ce premier volume de son journal inédit couvre, parfois heure par heure, la guerre, la défaite, l’Occupation et la Libération. À cinquante ans, l’avocat est alors au sommet de son art. Dans ces chroniques, il révèle aussi des qualités d’observation et un talent d’écriture enviables. Il y a du Albert Londres chez Maurice Garçon. Curieux de tout, il sillonne Paris et la province, furète, recoupe, rédige, avec le mérite constant, et rare, de s’interdire toute réécriture : c’est un premier jet qu’on lit sur le vif. Son journal déborde. Portraits, anecdotes, détails méconnus foisonnent. En voici pour vous quelques extraits.

17 mars [1939] – Pages 21-22.
Je suis avocat depuis un peu plus de vingt-huit ans, j’aime passionnément ma profession et j’ai cru longtemps en elle. Il y a cinq ou six ans, publiant un ouvrage sur la justice (1), j’ai écrit en conclusion que le pays pouvait être fier de la sienne. Je ne l’écrirais plus aujourd’hui. À la vérité, il faut longtemps pour comprendre et approfondir. Tant qu’on est jeune, on plaide des procès sans importance et l’on ne voit pas d’intrigues. Il faut longtemps pour que viennent à l’avocat les affaires graves où des intérêts capitaux sont en jeu. Quand ces dossiers-là sont venus, il ne reste plus que du mépris pour ceux qui jugent.
Les politiciens sont abjects. Leurs intérêts électoraux ou d’argent leur font faire des ignominies. Pour les magistrats, c’est autre chose. La décoration ou l’avancement en font des valets. Ils sont lâches, trembleurs et pusillanimes. Ils ont peur de leur ombre dès que se manifeste une intervention un peu puissante. Toutes les palinodies leur sont bonnes lorsqu’il s’agit de flatter le pouvoir. Leur prétendue indépendance dont ils parlent est une plaisanterie. Plus ils gravissent les échelons des honneurs, plus ils sont serviles.
On en trouve de relativement honnêtes et à peu près indépendants dans les petites villes lorsqu’ils ont vieilli sur place et ne nourrissent pas d’ambition. Mais pour faire la grande carrière, il faut avoir accumulé tant de platitudes qu’on peut dire que leur bassesse est proportionnelle à leur élévation. Voilà pourquoi Paris est pire que tout. Pour arriver là, il faut avoir tant de fois courbé l’échine et servi des maîtres divers que toute moralité est absente.
Ils sont méchants d’ailleurs et passablement jaloux. Ils n’aiment pas les avocats et se passent la langue sur les lèvres lorsque l’un d’eux défaille. Longtemps j’ai cru à leur sympathie et je me suis efforcé de leur éviter des erreurs. Cet état d’esprit m’est passé. Je les ai vus trop indifférents aux malheurs injustifiés de quelques-uns que je connais pour avoir pitié d’eux si leur destinée devient mauvaise. Tant pis pour eux, ils ont de trop vilains caractères. […]
Ils sont d’ailleurs ingrats. Si le gouvernement change, ils se mettront au service de celui qui tient présentement le pouvoir et jetteront impitoyablement en prison ceux dont quinze jours avant ils léchaient encore les bottes et auxquels ils doivent ce qu’ils sont.
C’est une considération mélancolieuse que celle à laquelle j’aboutis. Vivre quotidiennement avec des gens qu’on méprise, passer ses jours dans une maison sale
et respirer un air plein de miasmes, voilà pourtant ma destinée.
Quelquefois, il m’est revenu qu’on me trouve au Palais un peu distant. N’y a-t-il pas de quoi être réservé ? Quand on vit parmi des voleurs, on boutonne ses poches, quand on fréquente obligatoirement la canaille, le moins qu’on puisse faire est de se méfier et se taire.

(1) La Justice contemporaine, 1870-1932, Grasset, 1933.

11 mai [1940] – Pages 79-80
6 heures du matin.
Vais-je remplir ce cahier par des notes inscrites d’heure en heure ? Hier soir, je me suis couché pendant qu’on tirait, me persuadant hypocritement que puisque les sirènes n’avaient pas donné il n’y avait pas de risques. Et comme j’étais persuadé que l’alerte vraie sonnerait dans la nuit, je voulais prendre un peu de sommeil. Ce n’est qu’il y a dix minutes que le sale cri déchirant destiné à réveiller la ville m’a éveillé.
Hier soir, les avertissements ont été formels. Maintenant c’est sérieux. Il y a eu des morts à Lille, à Lyon et à Nancy, il faut se garer.
Et voici que lorsque j’ai été prêt, je n’ai pu me décider à quitter l’appartement. Il fait un temps radieux. Le soleil brille magnifique et ce n’est que la nuit qui cause la crainte et l’angoisse.
Pourquoi ?
Il semble que lorsqu’on voit clair, on éprouve l’impression qu’on peut se protéger, qu’on est moins en danger. C’est absurde, et c’est pourtant un fait.
Et voilà que pendant que j’écris, il est 6 heures 50 et que les sirènes beuglent que c’est fini et qu’on peut se recoucher. Je vais voir l’aspect de la rue.

Il y avait foule. Le boulevard Saint-Germain est encombré comme un jour de fête.
Cette fois, il est bien certain que beaucoup de gens étaient descendus. Il sort de la bouche du métro autant de monde qu’aux heures de grande affluence lorsque les gens reviennent de leur travail.
Mais la foule est bizarrement vêtue. On s’est habillé vite. Sous les pardessus on aperçoit les pyjamas qui dépassent. On a repris les cylindres contenant les masques à gaz.
Les voitures passent un peu trop vite sur les chaussées. Les chauffeurs veulent rattraper le temps perdu. Il faut prendre garde si l’on ne veut point se faire écraser.
En dix minutes, chacun est rentré chez soi. La vie a repris. Tout de même, pour n’avoir été dérangés que deux fois, les Parisiens marquent une lassitude… Déjà ! Il
doit y avoir des départs dans les gares.
J’observe une manière de parler assez curieuse. Lorsque, à propos des événements, les Français parlent d’eux, ils disent NOUS; lorsqu’ils parlent des Allemands, ils disent LUI. Ils marquent ainsi distinctement et instinctivement la différence qu’ils font entre la démocratie et la dictature.

4 janvier [1941] – Page 218
Déjeuner chez Sacha Guitry fortement indigné parce qu’on l’a, dans un journal, traité de juif. Décidément, il faut considérer que ce terme porte aujourd’hui atteinte à la considération. Ce matin, Édouard Bourdet m’a chargé de lancer une assignation pour le même motif.
Sacha, qui demeure au Champ-de-Mars, est magnifique. Grand, large, bien découplé, la voix bien posée, il m’accueille en haut de l’escalier de son hôtel et me fait entrer dans une très grande pièce ornée de beaux tableaux et dont le fond est entouré de vitrines.
Sa main large est ornée de bagues dont la moindre pèse une demi-livre. Il donne à celui qu’il reçoit un incontestable sentiment d’autorité et de puissance. Dommage que sa femme précédente, Jacqueline Delubac (1), m’ait naguère confié que le secret de ses malheurs gît dans son impuissance, due à je ne sais quelle maladie de peau qui lui cause des démangeaisons au derrière et au bas-ventre.
Nous parlons. Il est le Magnifique. Il porte un vêtement d’intérieur de laine bleue qui tient le milieu entre le costume d’officier retraité et celui de bibliothécaire de province.
Sur ce pyjama, il porte la rosette sur coussin de commandeur de la Légion d’honneur.
Il m’étale son pedigree catholique. Depuis trois mois, il court les sacristies pour trouver les preuves de son orthodoxie.
Il s’interrompt pour dire :
– Regardez… Le fanion de Joffre… Le gilet de Marat… Une lettre de Musset… Une traite de Dickens… La médaille militaire de Joffre… Le diplôme de franc-maçon de Murat… Une lettre de George Sand… Le manuscrit de Poil de Carotte
C’est un mélange étonnant, invraisemblable. On se demande s’il veut rire des rapprochements ou être sérieux. Il est sérieux. Il est certain qu’il possède des pièces rares. Il a du goût, le bougre. Mais quel magma !
Sa femme entre. Une gamine de vingt ans (2). Chandail de laine et pantalon de bure. Quelques bijoux. Et l’on passe à table après avoir admiré une autre vitrine où il a réuni des soldats de plomb… en plâtre. Une belle collection d’ailleurs.
À table, on gémit.
– Il n’y a plus moyen de vivre… J’en suis réduit à envoyer un cycliste chercher des plats chez Maxim (3).
Et il fait défiler dans mon assiette un foie gras au porto, un filet de chevreuil, des petits pois, des fromages nombreux, des poires grosses comme ma tête, un kilo de petits fours. Et puis le café. Et puis les alcools.
Peu de vin. Ses démangeaisons doivent l’empêcher de boire. La conversation point sotte. Il gémit qu’on ne veuille pas fréquenter les Allemands.
– C’est le seul moyen de créer un vrai rapprochement…
J’en ai assez et je m’explique. Je lui dis qu’il n’a rien vu, rien souffert, qu’il ne sait pas le courage des industries et des campagnes. Il me fixe et, pas bête, laisse tomber :
– Je pense comme vous !
Il est décourageant et magnifique. Puis il prend une figure attendrie, attristée :
– Vous ne prenez pas mon procès assez au sérieux. Il est capital mon procès… Occupez-vous plus de moi !
L’heure est venue de partir. Je lui serre la main. Je pars. Il me rattrape.
– Auparavant, regardez ça : un Monet… Un Toulouse-Lautrec… Un Utrillo… Un Renoir…
Il continue, imperturbable. J’avale toute la collection de tableaux. Je pars. Son chauffeur me ramène chez moi. Car en ces temps où tout le monde manque de tout, il chauffe son hôtel comme une étuve, il mange comme en temps de paix et il continue à devoir un million au percepteur et a conservé sa voiture automobile.
C’est bien Sacha le Magnifique.

(1). L’actrice Jacqueline Delubac a été mariée à Sacha Guitry de 1935 à 1939 ; quelques mois plus tard, il a épousé Geneviève de Séréville.
(2). Elle est née en 1914.
(3.) Le célèbre restaurant Maxim’s, rue Royale, à Paris, alors géré par un Berlinois, est devenu le rendez-vous des officiers allemands et du Tout-Paris de la collaboration.

22 juin [1941] – Pages 268-269
9 heures du matin.
L’Allemagne a déclaré cette nuit la guerre à la Russie. La radio qui m’apporte cette nouvelle ne donne aucun détail. Voila qui complète le tableau des mensonges et perfidies de nos ennemis. À l’un après l’autre, Hitler aura déclaré la guerre, ménageant celui-ci pour vaincre celui-là, d’abord séparément. La guerre a débuté par un pacte d’alliance germano-soviétique et pendant qu’il était tranquille à l’Est, il fit la guerre à l’Ouest.
Ah ! Si tous les peuples avaient compris le danger en même temps, l’Allemagne eût été réglée en six mois et nous serions heureux. […]

Midi. Radio-Paris a lu la proclamation par laquelle Hitler explique la guerre. Il dit qu’il n’a jamais traité avec les Russes qu’à contrecœur et que tout ce qui survient est la faute des Slaves. Le discours est habile et menteur. C’est un historique tendancieux.
On justifie toujours ce qu’on veut démontrer quand on n’a pas de contradicteur et qu’on cherche une mauvaise querelle.

Dîner avec le peintre Bracque [sic] (1).
Après l’échange de quelques pronostics vains à propos des Russes, nous parlons de son art. Quelques considérations qu’il profère me frappent par leur justesse.
– L’art doit être vivant d’abord et rien que vivant… Lorsqu’on a construit l’Acropole, on a cassé des chefs-d’oeuvre archaïques pour leur faire servir de soubassement… Phidias ne s’est pas préoccupé de ce qu’on avait fait avant lui.
On pourrait ne voir là que les propos d’un barbare iconoclaste jaloux du passé. Mais pour Bracque [sic], qui est fort intelligent, ce n’était qu’une image. Il convient qu’il doit beaucoup au passé et il le respecte, mais il voit avant tout dans l’art une création actuelle. Il ajoutait en forme de paradoxe :
– Le jour où on a créé des musées, on a commencé à dégénérer.
Il a développé longuement cette idée et m’a dit encore :
– Le jour où un peintre fait appel à son talent pour peindre, c’est qu’il a perdu toute imagination. Il devrait s’arrêter.

Minuit.
La chaleur est étouffante. Depuis huit jours, le thermomètre reste, à l’ombre, aux environs de 25°. Et pendant ce temps, on se bat durement. Une guerre colossale
commence sur le front russe.
Que peut-on en présager ? Pas grand-chose, la Russie est une énigme.

(1) Georges Braque.

9 juillet [1941 ] – Page 275
[…] Ce matin, les Allemands ont fait un défilé triomphal de l’Arc de triomphe à la place de la Concorde. Depuis deux jours, ils l’avaient annoncé. J’avais pensé que l’avenue des Champs-Élysées serait déserte. Une fois de plus, je me suis trompé. Les Parisiens sont décidément immondes. Il paraît qu’ils se sont rendus en foule sur le lieu du défilé comme à une revue du 14 juillet. Dès l’aube, les gens stationnaient le long des trottoirs avec des petits bancs. On voulait voir. Et l’armée ennemie a défilé devant des haies de Français ébaubis. On n’en a pas tué assez pour qu’ils comprennent.

18 juillet [1942] – Pages 389-390
On commence à avoir quelques renseignements sur les arrestations en masse auxquelles il a été procédé depuis deux jours. Par pleins camions, on a ramassé pêle-mêle des hommes, des femmes et des enfants. En général, jusqu’à présent, on semble n’avoir cueilli que des juifs étrangers ou d’origine étrangère. On n’a eu aucune pitié même pour les malades. Je n’ai vu personnellement rien que quelques cars bondés passant à vive allure. Mais on me rapporte que dans les quartiers de la rue de Clichy, de la Bastille, de Saint-Paul et de l’Hôtel de Ville, les spectacles des rafles ont été déchirants.
En quelques minutes, sans leur donner le temps de faire un paquet de linge, des familles surprises de bonne heure ont été arrêtées. On entendait des cris, des supplications, et c’est la police française qui faisait cette vilaine besogne.
Rue des Grands-Augustins, à côté de chez moi, on me rapporte qu’on a pris une femme et son enfant de sept ans atteint de la rougeole. On ne sait où ils ont été conduits.
Une grande partie des juifs a été conduite au Vélodrome d’Hiver. Ils sont secourus là et nourris par la Croix-Rouge. La misère y est atroce. Il n’y a pas de cabinets en suffisance. En une journée, l’odeur est devenue atroce. Les malheureux couchent à même le sol. Les malades sont mélangés aux personnes saines. Il y a là des scarlatines et des typhoïdes. On s’attend à une épidémie avant peu. Les journaux n’ont pas osé même parler de la mesure atroce qui a été prise. Plus tard, les historiens seront sans document précis pour dire ce qui s’est passé. On ne saura les choses que par tradition orale.
Ce retour à la barbarie fait peser sur la ville une tristesse inexprimable. On se raconte les choses à voix basse parce qu’on a peur des mouchards qui foisonnent.

22 juillet [1942]
Gare d’Austerlitz.
Tandis que je prends le train qui me conduit à Ligugé, j’aperçois sur le quai voisin un convoi composé de wagons à bestiaux. On y fait monter une multitude d’enfants et quelques femmes qui pleurent. Tous portent l’étoile jaune. Où mène-t-on ces juifs misérables (1) ? Il paraît qu’ils sont tous ou presque d’origine étrangère. Misérable troupeau d’émigrés déjà déracinés et qui repart pour un nouvel exode. Les plus petits, qui ne comprennent pas, rient. Les plus grands ont le regard anxieux. Tout est silencieux.
Autour de moi, dans ce train joyeux qui est rempli de gens partant en vacances, on regarde avec curiosité mais personne ne manifeste très nettement son indignation.
On sent une réprobation muette seulement. Par ce temps de terreur, il est trop grave de faire connaître ses sentiments s’ils ne sont pas absolument conformistes.

(1) Les familles parquées au Vélodrome d’Hiver sont envoyées dans les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande (Loiret) où elles seront séparées avant d’être déportées. Dans Le Cahier noir publié en août 1943 sous le pseudonyme de Forez, aux Éditions de Minuit clandestines, François Mauriac se fera le témoin d’une scène identique, aperçue par les siens le 19 juillet, gare d’Austerlitz (lire à ce sujet Pierre Laborie, Les Français des années troubles, « Points Histoire », Seuil, 2003).

2 octobre [1942] – Pages 398-399
La Cour a fait sa rentrée solennelle. Dans la première chambre, tous ces messieurs, vêtus de rouge, avaient pris place. Dans le prétoire, on avait installé une douzaine de fauteuils pliants pour les notabilités. Ils avaient été loués à une entreprise pour fêtes et banquets et portaient sur le dos le nom et la qualité de l’entrepreneur : « Georges Gosel, Coctails [sic] à domicile ! » C’est là qu’on a fait asseoir le gros Joseph Barthélemy, ministre de la Justice, qui s’était déplacé pour la circonstance.

La cérémonie fut banale. Jodelet (1) a fait l’éloge des morts d’une voix confidentielle.
On devrait bien apprendre aux avocats généraux à lire et à parler. Je n’ai pas attendu la fin et suis allé bavarder dans l’antichambre. […]
Un peu impatient de ne point voir sortir les magistrats, je me suis avancé vers la chambre du conseil dont la porte était entrouverte. J’ai aperçu, tassés là et debout, tous les magistrats que haranguait leur ministre et je me suis glissé au dernier rang de la foule pour entendre ce qui pouvait bien se dire.
Barthélemy donnait des conseils sur un ton familier.
– Je ne vous cacherai pas que ma surprise est grande de constater que les peines pécuniaires que vous infligez soient insuffisantes, je dirai même dérisoires… J’imagine que vous les prononcez en fonction des montants de vos traitements… Il faut bien vous rendre compte qu’une ou deux années de vos traitements ne sont rien pour un spéculateur actuel, vous devez vous placer sur un autre terrain…
Et il continua à développer cette idée, d’ailleurs juste, mais parfaitement indécente en ce qu’elle constituait une manière d’ordre donné par un ministre à des magistrats du siège qui n’ont même pas à recevoir de conseil. S’il s’était adressé à son procureur général et à ses avocats généraux en leur fournissant des injonctions pour requérir, il n’y avait rien à dire. En traitant ainsi des juges, il leur envoyait un soufflet dont pas un n’a senti même le vent. Je les observais. Ils ne bronchaient pas. Parmi ces conseillers tous âgés et près de la retraite, il ne s’en est pas rencontré un seul qui ait songé qu’il était convenable de sortir plutôt que d’entendre ce discours injurieux pour leur conscience.
Que penser d’une magistrature qui reçoit de pareils coups de pied au cul ? Quelle confiance lui accorder ?
Tous ces hommes ont fait leur carrière sous la République, ils se sont fait recommander par des politiciens de gauche, ils n’ont avancé que dans la mesure de leur attachement à un régime dont ils ont vu sans révolte la destruction. Puis ils ont prêté serment de fidélité à la personne de celui qui a été l’auteur du bouleversement qui devait effondrer tout ce à quoi ils étaient censés croire. J’en ai vu beaucoup qui m’ont dit qu’ils n’attachaient pas d’importance à ce serment. Ils sont prêts à servir demain n’importe qui qui prendra le pouvoir. Leur fonction de juge n’est qu’un métier qui rapporte de quoi vivre. Ils sont sans doctrine et n’ont pas conscience que leur premier devoir est de rendre la justice non sur des ordres mais en fonction de leurs scrupules moraux. Voilà pourtant ceux qui sont chargés de prononcer entre le juste et l’injuste et de défendre nos libertés individuelles.
Barthélemy pérora longuement. Ayant fait accepter le début, il n’avait plus à se gêner. Il parla du devoir.
– Vous devez être loyaux envers le régime, même dans vos conversations privées… Le gouvernement ne tolérerait pas…
Cet appel à la servilité et à la délation, au besoin, m’a fait tant rougir pour eux que je n’ai pas voulu en entendre davantage. Je suis parti honteux et confondu.

(1) Maurice Jodelet, qui représentera seul le parquet au procès de Xavier Vallat devant la Haute Cour de justice, en 1947.

8 mars [1943] – Page 448
Mes enfants m’ont demandé d’inviter des amis. Je les ai laissés faire et, ce soir, ils dansent dans la partie de l’appartement que j’ai mise à leur disposition.
La musique que déverse leur phonographe est affreuse. Ce sont des airs américains, brutalement scandés, et qu’ils accompagnent de coups de talons sur les parquets qui gémissent sourdement.
À plusieurs reprises, je suis allé voir la fête. Ils dansent et ne parlent même pas entre eux. Ces jeunes gens dont le sort se joue et qui demain, peut-être, seront déportés me font penser à ces ci-devant qui dansaient au bal des guillotinés.
J’ai bien peur qu’ils soient occupés à nous faire une France pire que celle que ma génération a faite. Ils ne font rien ou presque et ne se préoccupent d’aucun des événements qui bouleversent le monde sous leurs yeux.
Je n’en ai, pendant toute cette soirée, pas vu deux se réunir pour parler. Ils sont comme des benêts sautillants et faisant la roue, attendant d’aller au buffet et reprenant leur gymnastique. Aucun ne lit de journaux, ils ne savent des événements que ce qu’ils entendent d’une oreille discrète [sic] dans leurs familles.
C’est grand pitié. Ils n’ont pas encore compris les rigueurs qui se préparent pour eux. La bourgeoisie est bien coupable de ne pas faire à ses petits la vie dure. Ils auront à souffrir.
Je crois savoir que tous ne sont pas ainsi. Dans les milieux ouvriers – qu’on désigne maintenant, quand il [sic] a une activité, sous le nom de communiste –, on serre les poings et l’on essaie d’avoir une doctrine.
Est-il tolérable, alors que l’ennemi nous occupe, que notre sort se joue et que les ruines s’accumulent, que toute une jeunesse rigole, parle de marché noir où elle se fournit en cigarettes à 100 francs le paquet, et ne soit agitée que d’un prurit d’amusement ?
Le pays est en deuil et ses enfants dansent. On se fout de tout pourvu qu’on mange des aliments de contrebande et qu’on puisse aller au cinéma. Le cabotin qui fait le pitre sur l’écran tient plus de place dans l’esprit de mes enfants que les hommes qui tentent de leur rendre la liberté qu’ils ont perdue et qu’ils ne font rien pour recouvrer.

12 janvier [1944] – Page 523
On ne respire plus. Chaque jour, on attend un débarquement qui ne se produit pas. On vit dans l’angoisse. Évidemment, il faut en finir. Ça ne peut plus durer. Le débarquement, s’il a lieu, causera d’horribles catastrophes. Ce sera un carnage, une destruction de toute la partie du territoire [sic]. Chacun s’effare, on craint le pire et, pourtant, on espère parce qu’il faut en finir. On parlait il y a quelques années de guerre des nerfs. Jamais les nôtres n’ont été à pareille épreuve. Les Téhessefs du monde entier annoncent chaque jour des nouvelles qui ne se réalisent pas et notre sort empire d’heure en heure. Les jeunes qui ont organisé secrètement une résistance pour le jour où l’on escompte la délivrance piaffent, se manifestent et se font arrêter. Les prisons s’emplissent. Les attentats se multiplient. Les mauvais sujets se mêlent aux bons. On ne s’y reconnaît plus. Les nerfs sont trop tendus. On en arrive à souhaiter le pire, pourvu qu’il se produise quelque chose.
À propos du débarquement, il court des bruits divers et tous inquiétants. L’opinion commune la plus répandue est que les Allemands, par crainte de troubles intérieurs, enfermeront dans des camps de concentration tous les hommes de seize à soixante ans.
On raconte qu’au Luxembourg, on monte des baraques et qu’on installe des lieux d’aisance. Je ne suis pas encore allé voir.

8 mai [1945] -Pages 684-685

On ne donnera avis de la capitulation qu’à trois heures cet après-midi.

6 heures. Je suis fourbu. J’ai voulu assister à l’annonce de la fin des hostilités dans l’avenue des Champs-Élysées. Une foule énorme. Un vaste quatorze juillet. Les hautparleurs, à trois heures, ont diffusé un discours de de Gaulle. Sa voix est trop désagréable.
Depuis quatre ans que je l’entends, je ne puis m’y habituer. Le ton est prétentieux. Il paraît que l’homme ne correspond pas à la voix. Discours sans grande envolée. Puis les sirènes ont mugi. Des gens se sont embrassés. Une cohue s’est ruée sur la chaussée.
On rit, on crie, il n’y a pas de vrai enthousiasme ou, plutôt, l’enthousiasme est divers. On est content, mais pas très content. La guerre est finie mais tout le monde a le sentiment que les embêtements vont continuer. On n’est pas assez libéré des ennuis pour que la satisfaction soit franche. Tout se réduit, en tant que manifestation, à aller et venir dans les grandes artères. Les Américains conduisent des camions sur lesquels ils laissent monter qui veut. Quand les passagers sont tassés là comme des harengs en boîte, ils roulent au hasard des rues jusqu’à la panne d’essence. On s’amuse comme on peut.
Place de l’Opéra, un haut-parleur déverse des airs de danse. On ne danse pas. Sur les boulevards, on erre. À mesure que s’avance la journée, la foule devient plus dense.

9 mai [1945]
3 heures du matin.
Je rentre après avoir couru un peu partout pour voir. À Montmartre, les petites rues Saint-Vincent et autres du même genre sont si encombrées qu’on n’avance que lentement, comme dans les couloirs du métro aux heures d’affluence. Des projecteurs éclairent brillamment le Sacré-Cœur. Sur les marches de l’église, des milliers de personnes regardent Paris qui reprend vie et manifeste sa convalescence en s’illuminant. D’un peu partout, on voit s’élever des fusées rouges, vertes, blanches. À chacune, la foule pousse le Oh ! traditionnel.

Je regagne le Trocadéro dont les eaux jouent et projettent un brouillard de lumière. Partout, la même foule immense. Pas un Parisien n’est chez lui. Peu d’ivrognes. On manque d’alcool et de vin. Pas de bals improvisés, ce sera sans doute pour la nuit prochaine. Pas de chants. Peu de bruit. C’est une promenade, une sortie, une fête qui n’est pas une vraie fête parce que l’on vient pour voir quelque chose qui ne se produit pas. La vraie fête est celle où l’on participe comme acteur et, en réalité, cette foule n’est faite que de spectateurs. Il manque quelque chose.


En librairie:

Maurice Garçon, de l'Académie française, Journal (1939-1945), édition établie, présentée et annotée par Pascal Fouché et Pascale Froment. 2015, 704 pages. Prix de lancement 29 € jusqu'au 30 juin / 35 € après cette date.

Maurice Garçon, de l’Académie française, Journal (1939-1945), édition établie, présentée et annotée par Pascal Fouché et Pascale Froment. 2015, 704 pages. 35 €

 

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