Les Somnambules d’Arthur Koestler : essai sur l’histoire des conceptions de l’Univers. Préface

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Arthur Koestler (1905 – 1983), Les Somnambules. Essai sur l’histoire des conceptions de l’Univers, coll. Le goût des idées, 2010, 608 pages, 15,90 €.

Préface

Dans l’index des six cents et quelques pages de L’Histoire, un essai d’interprétation d’Arnold Toynbee, version abrégée, on chercherait vainement les noms de Copernic, de Galilée, de Descartes, de Newton.
Cet exemple entre beaucoup d’autres peut suffire à indiquer le gouffre qui sépare encore les Humanités de la Philosophie de la Nature.
J’emploie cette expression démodée parce que le mot « science » qui l’a remplacée n’est pas chargé des grandes associations d’idées qui enrichissaient la « Philosophie naturelle » au XVIIe siècle, à l’époque où Kepler écrivait L’Harmonie du Monde, Galilée Le Messager Céleste. Car les hommes qui provoquèrent le bouleversement que nous appelons « révolution scientifique » lui donnaient un nom bien différent : la « Nouvelle Philosophie ». La révolution technique qu’amorcèrent leurs découvertes ne fut qu’un sous-produit inattendu ; leur but n’était pas de conquérir la Nature, mais de la comprendre. Et cependant leur quête cosmique détruisit l’idéal du Moyen Âge – ordre social immuable dans un univers clos – en même temps qu’elle ébranlait sa hiérarchie des valeurs morales ; elle transforma le paysage, la société, les coutumes ; les idées générales de l’Europe, aussi radicalement que l’eût fait une nouvelle espèce envahissant la planète.
Cette mutation de l’esprit européen au XVIIe siècle n’est que le dernier exemple de l’impact des « Sciences » sur les « Humanités », de l’étude de la nature de la Nature sur l’étude de la nature de l’Homme.
Elle illustre aussi la sottise des barrières universitaires et sociales qu’on érige entre ces études ; c’est un fait que nous commençons enfin à reconnaître alors qu’il y a presque un demi-millénaire que la Renaissance a inventé l’uomo universale.
Autre résultat de cette fragmentation : il existe des Histoires de la Science qui nous disent à quelle date firent leur apparition l’horloge mécanique ou la loi de l’inertie, et des Histoires de l’Astronomie qui nous enseignent que la précession des équinoxes fut découverte par Hipparque d’Alexandrie ; mais, si surprenant que ce soit, il n’existe, que je sache, aucune Histoire moderne de la Cosmologie, aucune étude d’ensemble de l’évolution des idées que l’homme s’est faites de
l’univers qui l’environne.
Ce qui précède explique à quoi vise le présent livre, et ce qu’il doit éviter. Ce n’est pas une histoire de l’Astronomie, bien que l’astronomie y ait sa place quand il le faut pour la clarté de l’exposé ; et, bien que destiné à tout lecteur cultivé, ce n’est pas un « ouvrage de vulgarisation », mais un essai de recherche personnelle sur un sujet controversé. Il commence aux Babyloniens et finit à Newton, parce que nous vivons encore dans un univers essentiellement newtonien ; la cosmologie d’Einstein demeure fluide et il est trop tôt pour dire quelle influence elle a sur notre culture. Le sujet est immense ; je ne pouvais guère tenter que d’en donner le plan, parfois ébauché, parfois détaillé.
C’est que j’ai choisi et traité les documents d’après mon intérêt pour certaines questions spécifiques, qui sont les leitmotive de l’ouvrage, et que je vais indiquer brièvement :
D’abord, ce sont les deux fils d’Ariane, celui de la Science et celui de la Religion, qui commencent unis dans la Fraternité pythagoricienne où l’on n’aurait su distinguer entre le mystique et le savant, qui se séparent, qui se réunissent, tantôt noués, tantôt parallèles, et qui finissent à notre époque dans le divorce poli et glacé de la foi et de la raison, avec, d’un côté comme de l’autre, des symboles durcis en dogmes, un oubli total de la source commune d’inspiration. En étudiant l’évolution de la conscience cosmique dans le passé on pourrait peut-être savoir si un nouveau départ est au moins concevable, et sur quelles bases.
En second lieu, je m’intéresse depuis longtemps au processus psychologique de la découverte où je vois la manifestation la plus concise de la faculté créatrice de l’homme, et aussi à ce processus inverse qui le rend aveugle devant des vérités qui, une fois perçues par un voyant, deviennent désespérément évidentes. Or, cet écran de fumée n’obscurcit pas seulement l’esprit des « masses ignorantes et superstitieuses », comme disait Galilée, mais aussi, et plus nettement encore, l’esprit de Galilée et de tant d’autres génies tels qu’Aristote, Ptolémée ou Kepler. On dirait qu’une partie de leur intelligence demandant « plus de lumière », l’autre partie ne cesse de réclamer les ténèbres. L’Histoire de la Science est relativement récente, les biographes de ses Cromwell et de ses Napoléon se soucient encore peu de psychologie ; ils représentent généralement leurs héros comme des machines à raisonner isolées sur des socles de marbre, dans un style depuis longtemps rejeté par les branches plus anciennes de l’histoire ; ils supposent probablement que dans l’oeuvre d’un philosophe de la Nature, à la différence d’un homme d’État ou d’un conquérant, le caractère et la personnalité ne comptent pas. En réalité, tous les systèmes cosmologiques, des pythagoriciens à Copernic, de Descartes à Eddington, reflètent les préjugés inconscients, les partis pris philosophiques et même politiques de leurs auteurs ; et de la physique à la physiologie aucune discipline scientifique, ancienne ou moderne, ne peut se vanter d’être absolument libre de préjugés métaphysiques. On imagine généralement le progrès de la Science comme une sorte de pur déplacement rationnel le long d’une droite ascendante ; en fait, c’est une suite de zigzags presque plus surprenante, quelquefois, que l’évolution de la pensée politique. L’histoire des théories cosmiques, en particulier, peut s’intituler, sans exagération, histoire des obsessions collectives et des schizophrénies contrôlées ; et certaines des plus importantes découvertes individuelles se sont faites d’une manière qui rappelle beaucoup moins les performances d’un cerveau électronique que celles d’un somnambule.
Ainsi, en arrachant Copernic ou Galilée au piédestal sur lequel la mythographie scientifique les a placés, je n’ai pas voulu faire oeuvre de démolisseur, mais enquêter sur les rouages obscurs de l’intelligence créatrice. Je n’aurais aucun regret cependant si, au passage, l’enquête contribuait à combattre la légende selon laquelle la Science est une entreprise purement rationnelle et le savant un personnage plus « équilibré », plus « désintéressé » que les autres (et devrait par conséquent jouer un rôle dominant dans les affaires de ce monde) ; ou la légende prétendant que le savant est capable de trouver, pour soi et pour ses contemporains, un substitut rationnel aux intuitions morales qui proviennent d’autres sources.

J’ai cherché à rendre accessible au lecteur ordinaire un sujet difficile ; j’espère que les spécialistes trouveront dans ces pages quelques renseignements nouveaux. C’est le cas notamment en ce qui concerne Johann Kepler, dont les livres, le journal, la correspondance sont restés jusqu’ici inaccessibles au lecteur anglais, et dont il n’existe aucune biographie sérieuse en anglais. Or, Kepler est l’un des rares génies qui nous permettent de suivre, pas à pas, le sentier tortueux qui les conduisit aux découvertes, et, comme dans un film au ralenti, de voir jusqu’au fond de l’acte créateur. Aussi occupe-t-il une place de choix dans mon récit.
Le magnum opus de Copernic, Des Révolutions des Orbes Célestes, a dû attendre aussi jusqu’en 1952 pour être traduit en anglais, ce qui explique peut-être de curieux malentendus à propos de cette oeuvre, malentendus partagés par tous les auteurs, ou peu s’en faut, qui ont traité le sujet, et que j’ai essayé de corriger.
Le lecteur non spécialiste peut fort bien négliger les notes placées à la fin du volume ; en revanche, le lecteur scientifique est prié de parcourir avec patience des explications qui lui sembleront peut-être d’une banalité intolérable. Tant que notre système d’enseignement s’obstinera à maintenir le « divorce », c’est un dilemme qu’on ne pourra éviter.

Arthur Koestler. Mars 1955-février 1958.


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