Ayn Rand, Une philosophie pour vivre sur la Terre – Extraits

Plusieurs extraits du recueil de textes d’Ayn Rand, Une philosophie pour vivre sur la Terre, destiné à saisir l’essence de sa philosophie objectiviste.

L’homme a-t-il besoin ou non d’un code de valeurs, et pourquoi ?

La première question à laquelle on doit répondre, comme condition préalable à toute tentative de définir, de juger ou d’accepter quelque système éthique que ce soit, est : Pourquoi l’homme a-t-il besoin d’un code de valeurs ?

J’insiste sur ce point. La première question n’est pas : quel code de valeurs particulier l’homme doit-il accepter ? Mais : l’homme a-t-il ou non besoin d’un code de valeurs, et pourquoi ?

Le concept de valeur, du « bon » et du « mauvais », est-il une invention humaine arbitraire, un concept n’ayant aucune relation avec les faits de la réalité, dont la source ne proviendrait pas d’eux ni ne serait fondé sur eux, ou est-il fondé sur un fait métaphysique, une condition invariable de l’existence de l’homme ? (J’utilise le terme « métaphysique » pour signifier ce qui concerne la réalité, la nature des choses, l’existence.) Le fait que l’homme doit guider ses actions suivant un ensemble de principes, est-il décrété par une convention humaine arbitraire, une simple coutume, ou existe-t-il un fait de la réalité qui l’exige ? L’éthique est-elle du domaine de l’irrationnel (caprices, émotions personnelles, contraintes sociales, révélations mystiques), ou du domaine de la raison ? L’éthique est-elle un luxe subjectif, ou une nécessité objective ?

Dans les tristes annales de l’histoire de l’éthique, les moralistes ont, sauf en de très rares et infructueuses exceptions, considéré l’éthique comme étant du domaine de l’irrationnel. Certains l’ont fait d’une manière explicite, intentionnellement ; d’autres, implicitement, par défaut. Est « irrationnel » le désir ressenti par une personne qui n’en connaît pas la cause et ne tient pas à la connaître.

Aucun philosophe n’a donné une réponse scientifique, objectivement démontrable et rationnelle à la question : Pourquoi l’homme a-t-il besoin d’un code de valeurs ? Aussi longtemps que cette question demeura sans réponse, aucun code éthique objectif, scientifique et rationnel n’a pu être découvert ou défini. Le plus grand de tous les philosophes, Aristote, ne considérait pas l’éthique comme une science exacte ; il fonda son système éthique sur l’observation de ce que les hommes sages de son temps choisissaient de faire, laissant sans réponses les questions suivantes : qu’est‑ce qui motivait leurs choix ? et pourquoi considérait-il ces hommes comme sages ?

Extrait de l’Ethique objectiviste (1961), pages 126-127

La faillite intellectuelle

Tout le monde semble d’accord pour dire que la civilisation subit une crise, mais personne ne se soucie d’en définir la nature, d’en chercher la cause ni d’assumer la responsabilité de proposer une solution. En période de danger, une culture moralement forte bat le rappel de ses valeurs, son estime de soi et son esprit conquérant afin de lutter, avec une totale et légitime confiance, en faveur de ses idéaux éthiques. Mais ce n’est pas le scénario qui se déroule aujourd’hui. Si l’on demande à nos guides intellectuels de nous désigner les idéaux précis qu’il convient de défendre, la réponse vient avec la consistance poisseuse d’un liquide sirupeux ranci – son salmigondis de paroles lénifiantes et bien-pensantes, de demandes de pardon tous azimuts tournant autour de l’amour fraternel, du progrès global et de la prospérité universelle que l’Amérique doit offrir au monde sur ses propres deniers : c’est à ce point qu’une mouche, loin de sacrifier sa vie pour un tel projet, s’y noierait.

L’une des erreurs tragiques à mettre au compte de l’Amérique, c’est qu’une trop grande partie de ses esprits les plus fins sont convaincus – comme par le passé – que la solution consiste à se vouer à l’anti-intellectualisme et s’équiper d’une sagesse de quatre sous issue du peuple. C’est tout le contraire qui est vrai. Ce que nous avons un besoin urgent de comprendre, c’est l’énorme pouvoir et l’importance cruciale que détiennent les professions intellectuelles. Une culture ne peut exister sans un flot continu d’idées, et sans les esprits vivaces et indépendants qui les génèrent ; elle ne peut exister sans une philosophie de la vie, et sans ceux-là mêmes qui lui donnent corps et la mettent en mots. Un pays sans intellectuels, c’est comme un corps sans tête. Et c’est précisément à cela que ressemble l’Amérique contemporaine. Notre état actuel de désintégration culturelle n’est pas le fait, dans sa durée, des intellectuels proprement dits, mais de leur absence totale. Pour la plupart, ceux qui se donnent de nos jours une posture d’intellectuels sont des zombies pris de panique, qui jouent leur comédie dans un néant qu’ils ont créé eux-mêmes, et font l’aveu de leur désertion du monde de l’intellect lorsqu’ils se font adeptes de doctrines ayant pour nom existentialisme ou encore bouddhisme zen.

Extrait de La nouvelle figure de l’intellectuel (1961), pages 161-162

Subordination de la société à la loi morale

La réalisation la plus profondément révolutionnaire des États-Unis d’Amérique fut la subordination de la société à la loi morale.

Le principe des droits individuels de l’homme représentait l’extension de la moralité au système social, en tant que limitation des pouvoirs de l’État, protection de l’homme contre la force brute du collectif, subordination de la force au droit. Les États-Unis furent la première société morale de l’histoire.

Tous les systèmes précédents avaient considéré l’homme comme un moyen sacrificiel pour les fins d’autrui, et la société comme une fin en soi. Les États-Unis considéraient l’homme comme une fin en soi, et la société comme un moyen pour la coexistence pacifique, ordonnée et volontaire des individus. Tous les systèmes précédents avaient considéré que la vie de l’homme appartient à la société, que la société peut disposer de lui à sa guise, et que ses libertés ne sont que des privilèges accordés en vertu d’une autorisation qui peut être révoquée à tout moment par la société. Les États-Unis considéraient que la vie de l’homme est sienne en vertu d’un droit (ce qui signifie : en vertu d’un principe moral et de par sa nature), qu’un droit est la propriété d’un individu, que la société comme telle n’a pas de droits, et que le seul but moral d’un gouvernement est la protection des droits individuels.

Un « droit » est un principe moral définissant et sanctionnant une liberté d’action, pour un homme, dans un contexte social. Il n’y a qu’un seul droit fondamental (tous les autres sont ses conséquences ou corollaires) : le droit d’un homme à sa propre vie. La vie est un processus d’action qui s’auto-génère et s’auto- entretient ; le droit à la vie signifie le droit de s’engager dans un tel processus, c’est-à-dire la liberté de prendre toutes les actions requises par la nature d’un être rationnel pour la conservation, le développement, l’accomplissement et la jouissance de sa propre vie. Telle est la signification du droit à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur.

Le concept d’un « droit » ne se rapporte qu’à l’action, et spécifiquement à la liberté d’action. Il signifie le fait d’être dégagé de la contrainte, de la coercition ou de l’ingérence des autres hommes.

Ainsi, pour chaque individu, un droit est la sanction morale d’un principe positif, c’est-à-dire de sa liberté d’agir selon son propre jugement, en fonction de ses propres objectifs, en vertu de ses propres choix volontaires, non contraints. À ses semblables, les droits d’un homme n’imposent aucune obligation sauf d’un genre négatif : s’abstenir de violer ses droits.

Le droit à la vie est la source de tous les droits, et le droit de propriété est le seul moyen qui en permette la réalisation. Sans droits de propriété, aucun autre droit n’est possible. Puisque l’homme doit maintenir sa vie par son propre effort, l’homme qui n’a aucun droit au produit de son effort n’a aucun moyen de maintenir sa vie. L’homme qui produit alors que d’autres disposent du fruit de son effort est un esclave.

Extrait de Les Droits de l’homme (1963), page 231 – 232

Projeter l’image de l’homme idéal

Quelle est la raison pour laquelle j’écris, et dans quel but ? Pour projeter l’image de l’homme idéal. Décrire la configuration d’un idéal moral, voilà mon but littéraire, qui est à lui-même sa propre finalité – les valeurs didactiques, intellectuelles ou philosophiques incluses dans un roman n’étant que les moyens mis à son service.

Je voudrais mettre l’accent sur le point suivant : ce que je vise, ce n’est pas du tout une prise de conscience philosophique chez mes lecteurs, pas plus que l’influence bénéfique que mes romans pourraient exercer sur les gens, ni le fait que mon œuvre pourrait concourir au développement intellectuel de ceux qui me lisent. Ce sont tous là des points importants, mais ils demeurent des considérations secondaires, ils n’existent que comme effets et conséquences, ce ne sont ni les causes premières, ni les éléments générateurs. Mon but principal, la cause première et l’élément générateur qui m’ont motivée, ce fut de brosser le portrait de Howard Roark ou de John Galt, ou encore de Hank Rearden ou de Francisco d’Anconia – ma finalité était là ; ce n’était pas qu’un moyen au service d’une autre cause. Ce qui, soit dit en passant, est ce que j’ai de plus précieux à offrir au lecteur.

Écouter la suite de cet extrait :

Extrait de Ce qui a inspiré mon oeuvre (1963), page 243.

La sagesse de Reinhold Niebuhr

« Que Dieu m’accorde la sérénité qui me permette d’accepter ce que je ne peux changer, le courage de changer ce que je peux modifier, et la sagesse de percevoir la différence. »

Ce remarquable commentaire est attribué à un théologien avec les idées duquel je suis en désaccord sur tous les points fondamentaux : Reinhold Niebuhr. Et pourtant – si je veux bien oublier l’aspect formel de la prière, à savoir le non-dit sous-jacent que les états mentaux et émotionnels sont un don de Dieu – cette réflexion est profondément juste, dans sa concision et sa sagesse : elle définit l’état d’esprit que tout homme rationnel doit s’efforcer d’atteindre. Elle est belle dans son éloquente simplicité ; et pourtant, l’opération mentale qui conduit à cet état d’esprit puise aux plus profondes problématiques métaphysiques et morales constitutives de la philosophie.

J’ai été stupéfaite d’apprendre que la réflexion de Niebuhr a été adoptée en guise de prière par les Alcooliques Anonymes, groupe qui n’est pas franchement une organisation philosophique. Étant donné que les théories psychologiques contemporaines mettent en avant les frustrations et les besoins émotionnels, plutôt qu’intellectuels, pour expliquer la souffrance humaine (par exemple, le manque d’« amour »), il faut reconnaître à cette association le mérite d’avoir compris qu’une prière de ce genre peut aider à résoudre les problèmes des alcooliques – que la confusion lamentable qui s’est instaurée autour de ces questions produit des effets dévastateurs et constitue l’un des facteurs poussant les hommes à boire – ou en d’autres termes, à fuir la réalité. Ceci n’est qu’un exemple de plus de la manière dont la philosophie a envahi l’existence d’individus qui n’ont jamais été en situation, ou simplement désireux, d’en entendre parler.

La plupart des gens passent leur vie à se rebeller, pour rien, contre les choses qu’ils ne peuvent pas changer, à baisser les bras quand ils peuvent changer quelque chose et aussi bien – dans une attitude de refus constant de comprendre la différence – à cultiver dans les deux cas un sentiment chronique de culpabilité et de perplexité.

Remarquez bien les prémisses philosophiques sur lesquelles se fonde la mise en garde de Niebuhr et qu’il faut respecter si l’on veut la mettre en pratique. S’il est des choses que l’homme peut changer, cela veut dire qu’il a en lui le pouvoir d’opérer des choix, en d’autres termes qu’il est doué de volonté. S’il en est dépourvu, il ne peut rien changer, y compris ses propres actes et caractéristiques, telles que le courage ou son absence. S’il est des choses que l’homme ne peut pas changer, cela signifie qu’il existe des éléments qui ne peuvent être transformés par ses actes et restent hors d’atteinte de ses possibilités de choix. Voilà qui nous conduit tout droit à la question métaphysique qui se trouve à la base de tout système de philosophie : le primat de l’existence ou bien le primat de la conscience.

Extrait du Donné métaphysique vs le construit humain (1973), pages 269-270.

Le loup solitaire tribal

Quelles que soient les constructions théoriques qu’il puisse, dans différents domaines, sortir de sa manche pour les exhiber, c’est celui de l’éthique qui le remplit le plus de terreur et d’un sentiment de sa propre impuissance. L’éthique, c’est une discipline conceptuelle ; l’adhésion à un code de valeurs exige une capacité à comprendre des principes abstraits, et à les mettre au service de situations et d’actions concrètes (y compris au niveau le plus élémentaire, celui où l’on répond à des impératifs moraux de base). Le loup solitaire tribal n’est doué d’aucune intelligence directe d’un système de valeurs. Il a conscience qu’il souffre là d’une lacune, et qu’il doit la dissimuler à tout prix – et il sait fort bien que ce mensonge est, pour lui, le plus difficile à tenir. Les lubies qui le guident et varient selon les moments, ou les années, ne sont pas de nature à l’aider, dans son for intérieur, à rester fidèle sa vie durant à des valeurs qu’il aurait faites siennes. Ses lubies le conditionnent et produisent l’effet contraire : elles déterminent en tout point son refus de s’engager pour de bon vis-à-vis de quiconque ou de quoi que ce soit. Privé de valeurs morales, un être ne saurait faire la part entre le bien et le mal. Le loup solitaire tribal est quelqu’un d’amoral sur toute la ligne. (…)

Pour l’être amoral, le critère implicite qui sous-tend son autoévaluation (critère qu’il n’identifie ou n’admet que rarement) est le suivant : « Je suis un homme bien, parce que je suis moi. »

Au-delà de l’âge d’environ trois à cinq ans (c’est-à-dire au-delà du stade perceptuel du développement mental), nous avons là non point l’expression d’une fierté ni d’une estime de soi, mais bien son contraire : celle d’un vide – d’une disposition mentale figée, sclérosée, avouant son incapacité à incarner toute valeur ou toute vertu personnelle.

Il faut veiller à ne pas confondre ce type d’attitude avec le subjectivisme psychologique. Le subjectiviste psychologique ne sait pas identifier pleinement son système de valeurs, ni apporter la preuve de sa validité objective, mais rien n’interdit qu’il le respecte et lui obéisse dans la pratique (au prix, toutefois, de terribles difficultés psycho-épistémologiques). L’être amoral, quant à lui, n’est porteur d’aucune valeur subjective ; des valeurs, il n’en respecte aucune. Le critère implicite qui sous-tend tous ses jugements de valeur est celui-ci : « Cela est bien parce que cela me plaît à moi » – « Cela est juste parce que je l’ai fait, moi » – « Cela est vrai parce que c’est moi qui en décide ». Quelle est la nature de ce « moi » dans ces affirmations ? Une masse informe mue par une angoisse chronique. (…)

Mais ces pitoyables succédanés qui se font passer pour de l’éthique ne sont qu’un faux-semblant : l’être amoral ne croit pas un instant au « je suis un homme bien parce que je suis moi ». Cette posture lui sert en fait de protection contre une conviction qui ne s’affichera jamais clairement : « je ne suis absolument bon à rien ».

Extrait d’Égoïsme sans égo (1973), pages 288-290.

Si vous êtes indifférent aux idées abstraites, pourquoi vous sentez-vous obligés d’y avoir recours ?

Vous ferez valoir sans doute – comme la plupart de vos semblables – que vous n’avez jamais été influencé par la philosophie. Je vous demanderai de bien réfléchir à ce que vous affirmez là. Avez-vous un jour pensé ou parlé en ces termes : « Méfie-toi de tes certitudes, personne n’est jamais sûr de rien. » ? Cette opinion vous est venue de David Hume (et de beaucoup, beaucoup d’autres), même si son nom ne vous dit rien du tout. Ou encore : « Cela peut être bien en théorie, mais ça ne marche pas en pratique. » Vous tenez cela de Platon. Ou bien : « C’est un scandale de faire cela, mais après tout c’est humain, personne ici-bas n’est parfait. » C’est saint Augustin qui vous l’a soufflé. Ou bien : « C’est peut-être vrai pour vous, mais ce n’est pas vrai pour moi. » C’est du Hegel. Ou bien : « Je ne peux pas en apporter la preuve, mais j’ai le sentiment que c’est vrai. » Du pur Kant. Ou bien : « C’est logique, mais la logique n’a rien à voir avec la réalité. » Kant encore. Ou bien : « C’est mal, parce que c’est de l’égoïsme. » Kant toujours. Vous est-il arrivé d’entendre ces mots de la bouche des activistes modernes : « Agissez d’abord, réfléchissez après » ? Ils les ont appris de John Dewey.

Je devine ce que certains pourraient répliquer : « Bien entendu, j’ai dit ces choses-là en différentes occasions, mais rien ne m’oblige à y croire absolument tout le temps. C’était peut-être vrai hier, mais ça ne l’est plus aujourd’hui. » Cette idée-là, c’est du Hegel. Les mêmes ajouteront peut-être : « La cohérence, c’est le monstre froid des esprits mesquins. » Cet axiome vient lui-même d’un esprit fort mesquin. Emerson. On pourrait encore entendre dire : « Mais ne peut-on pas trouver un compromis, et puiser à différentes notions nées de diverses philosophies, en fonction de la nécessité du moment ? » Le propos a été tenu par Richard Nixon – qui l’a emprunté à William James.

Posez-vous alors cette question : si vous êtes indifférent aux idées abstraites, pourquoi vous sentez-vous (et tous les hommes aussi bien) obligés d’y avoir recours ? La vérité, c’est que les notions abstraites sont des agrégats conceptuels qui subsument un nombre incalculable de données concrètes – et que, sans l’aide de ces notions abstraites, vous ne sauriez vous confronter aux problèmes concrets, spécifiques, de la vie réelle. Vous seriez dans la même situation que le nouveau-né, pour qui tout objet est un phénomène unique et sans précédent. La différence entre son état mental et le vôtre réside dans le nombre d’intégrations conceptuelles que votre esprit a réalisées.

Extrait de Qui a besoin de la philosophie ? (1974), pages 302-303.