Les stèles du Vietnam ancien : une longue histoire de la charité par Philippe Papin

Dans La Chair des stèles, Philippe Papin, spécialiste des stèles gravées dans les villages du delta du fleuve Rouge, raconte le rôle essentiel de la donation pieuse au Vietnam.

« Le bon historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la
chair humaine, il sait que là est son gibier. »
Marc Bloch


大矣哉報施之義乎。投桃之有報信斯語矣。
« Qu’il est grandiose de donner et de rendre !
Qu’il est vrai que “Donation implique rétribution” ! »
i.21187, 報善碑記

La donation pieuse, à l’origine de l’immense majorité des stèles érigées dans les villages du Vietnam, a joué un rôle essentiel dans la vie économique, sociale et religieuse depuis le VIIe siècle.
Loin d’être immobile, cette longue histoire de la charité commence avec des dons gracieux accordés aux sanctuaires par des grands personnages et des moines ; elle se poursuit avec d’innombrables cohortes de donateurs secondaires, issus de milieux sociaux plus ordinaires, qui vont peu à peu se distinguer par des dédicaces privées à l’attention des défunts de leurs familles, puis s’extraire des mouvements collectifs en isolant leur donation et leur histoire sur leurs propres stèles. Et soudain, vers 1630, apparaît la grande innovation : l’élévation des donateurs au rang d’Épigones du Bouddha ou de la Divinité tutélaire. Pourvus d’un titre religieux et de privilèges cultuels garantis par un contrat, honorés par les villageois à dates régulières, ils accèdent à la semi-divinité.
La subtilité de cette procédure, qui explique son succès fulgurant, c’est qu’elle ajoutait au don gracieux, versé en numéraire, un don foncier dont le revenu régulier finançait le culte des Épigones « pour l’éternité ». C’était une fondation pieuse, mais ouverte aux femmes et à toutes les catégories sociales, depuis les grands mandarins et les princesses de la cour jusqu’aux odalisques, aux notables et aux paysannes.

Sans la pierre, nous n’aurions rien.

Cette enquête historique sur la donation au Vietnam, des origines à la fin du XVIIe siècle, repose sur près de 2200 inscriptions qui ont été gravées sur des stèles en pierre, plus rarement sur des piliers, des cloches, des gongs, des parois rocheuses, des entablements d’autels et des petites tablettes semblables à des ex-voto. Derniers témoins de pratiques et croyances du passé, elles renferment toute une documentation historique qui, sous d’autres cieux, eût été classée dans d’épais registres conservés dans les archives locales. Elles portent une facette de la mémoire des villages, et justement la facette qui est la moins connue. Ce qui en effet accroît leur valeur, mais aussi leur cohérence, au-delà d’appartenir au genre épigraphique, ce sont les informations qu’elles délivrent : elles sont ancrées dans des milliers d’histoires très concrètes.

Avoir fondé mon enquête sur cette seule documentation, alors que le croisement des sources est la règle d’or de la science historique, n’est pas le résultat d’un libre choix. C’était une obligation car, quelle que soit d’ailleurs la période étudiée, rien d’autre n’est disponible pour appréhender la donation, la voir à l’œuvre, en analyser les rouages, les causes, les objectifs, en déterminer le volume, la chronologie, la géographie, et finalement la comprendre en partant des cas particuliers dont elle est la somme et qui la définissent.

À cette situation d’extrême dépendance envers un monopole documentaire, ennuyeuse mais inévitable, s’ajoute une complication : les inscriptions de donation ne sont pas toujours des « originaux » à proprement parler. Dans la majorité des cas, elles sont les copies, plus ou moins fidèles, de contrats qui étaient écrits sur du papier. Mais ces archives-papier n’existent plus. Elles ont totalement disparu, dévorées par l’humidité du climat, les flammes de la guerre ou, plus simplement, la négligence. La sempiternelle formule utilisée par les rédacteurs des stèles, à savoir qu’elles enregistrent pour l’éternité ce qui, sur du papier, sera fatalement condamné à disparaître, prend aujourd’hui l’allure d’une prédiction. Ils étaient certes optimistes en parlant d’éternité. Des stèles ont été détruites, d’autres sont très abîmées, voire illisibles, particulièrement dans la région de Kiến-An. Tout ce qui a été gravé n’est pas parvenu jusqu’à nous, qui ne sommes pourtant qu’un proche maillon de la pérennité. Et pourtant, ce que nous possédons est d’une valeur immense car, sans la pierre, nous n’aurions rien.

Philippe Papin, extrait de la note liminaire au présent ouvrage.

Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, agrégé d’histoire, membre de l’École Française d’Extrême-Orient de 1995 à 2002, Philippe Papin est directeur d’études à la section des Sciences historiques et philologiques de l’École Pratique des Hautes Études. Historien, épigraphiste, auteurs de plusieurs ouvrages sur l’histoire du Vietnam, il étudie les stèles gravées dans les villages du delta du fleuve Rouge.


Là, et nulle part ailleurs, se trouve la documentation qui permet d’écrire l’histoire de quatre cents ans de charité, de ferveur, de pécules durement accumulés mais offerts à l’approche de la mort pour en conjurer les tourments.

La donation fut la grande affaire des campagnes vietnamiennes pendant quatre siècles, en dates rondes de 1550 à 1950. Il suffit pour s’en rendre compte de pénétrer dans le sanctuaire bouddhique ou la maison communale d’un village moyen du bassin du fleuve Rouge, d’y faire quelques pas sur le côté, puis d’avancer dans les travées latérales : on y découvrira, malgré la pénombre, quatre, cinq, peut-être plus, de ces petites stèles grises ou bistre clair qui en transmettent la trace. Posées au sol, sur un entablement, dans une niche, ou encastrées dans les murs, elles sont en général adornées de motifs végétaux, de volutes feuillues, de fleurs en rinceaux qu’encadrent des frises rectilignes, ou amollies en vaguelettes, ou tressées en croisillons, avec quelquefois le dessin de pots à encens, de chandelles, de personnages et jusqu’à des statues sculptées dans l’épaisseur de la pierre, le tout couronné de dragons, de soleils ou de lunes accrochés aux tympans. Le monument est artistique. Et il est bavard aussi : près de la moitié de sa surface, toutes faces comprises, est couverte d’écritures. De quoi parlent ces écritures ? Des donations modestes qui ont scandé la vie religieuse, économique et sociale du village.

Là, et nulle part ailleurs, se trouve la documentation qui permet d’écrire l’histoire de quatre cents ans de charité, de ferveur, de pécules durement accumulés mais offerts à l’approche de la mort pour en conjurer les tourments. La piété était à la racine du geste, assurément ; mais, à partir du XVIe siècle, la stratégie n’en était pas absente. Elle visait à s’assurer que l’âme du bénéficiaire spirituel de la donation – qui d’abord fut un membre défunt de la famille du donateur, puis un membre en vie, enfin le donateur lui-même – serait toujours révérée dans l’avenir, même s’il ne restait personne dans son lignage pour s’en charger.
L’objectif était de transférer à la communauté des habitants du village, par le truchement des notables et des moines, le devoir d’entretenir le culte des disparus, ou des futurs disparus.


Une véritable « histoire populaire » vietnamienne

« Le nouveau livre du Professeur Philippe Papin, spécialiste du Vietnam classique, est paru le mois dernier et s’annonce comme une référence majeure pour les études vietnamiennes. Derrière ce titre assez énigmatique, La Chair des Stèles, se cache une véritable histoire sociale du Vietnam où l’étude de milliers d’inscriptions gravées dans la pierre ramènent à la vie une foule de personnages différents et représentatifs de la société vietnamienne d’autrefois. Fruit de vingt ans de travail, ce fort gros ouvrage (636 pages) est peut-être l’œuvre d’une vie. » Nhat Vo Tran ♦ Blog Médiapart (Lire tout l’article à ce lien – accès libre)


PHILIPPE PAPIN

La Chair des stèles

Enquête sur les donateurs et les Épigones du Bouddha et des divinités, au Vietnam, des origines à la fin du XVIIe siècle

Livre relié • 16 x 64 cm • 636 pages • 68 illustrations in-texte et cartes en couleurs • Bibliographie

Paru le 18 novembre 2022 • 55 €

Disponible en librairie et sur notre site internet


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