Dans cette modeste théorie de la civilisation, son cinquième essai paru aux Belles Lettres, William Bonner soutient que les accords gagnant-gagnant volontaires – rendus possibles par les innovations locales dans les domaines des coutumes, du langage, de la monnaie et du respect de la propriété privée – sont progressivement devenus plus profitables que la violence. La violence était bien adaptée aux échanges à somme nulle qui ont dominé la vie humaine jusqu’à la révolution agricole. Jusque-là, le progrès d’un individu ou d’un groupe ne pouvait intervenir qu’en prenant quelque chose à quelqu’un d’autre. Mais par la suite l’augmentation de la coopération a conduit à des échanges à somme positive : production augmentée, excédents commerciaux, spécialisation, meilleurs rendement et productivité.
Ce que nous appelons la « civilisation » est le résultat de ces accords gagnant-gagnant.
William Bonner, Gagner ou perdre. Une histoire des civilisations, traduit par John Edwin Jackson, en librairie le 19 juin 2020.
« Armé d’une pioche et d’une truelle, nous creusons et creusons… à la recherche de tessons brisés et d’ossements en miettes, dans l’espoir de trouver le fondement où s’arrête le passé barbare et où commence notre ère civilisée. » (Introduction)
Tu ne tueras point
Toutefois, à mesure que les mythes qui rendaient possible une guerre à grande échelle évoluaient, d’autres mythes d’une tout autre nature évoluaient eux aussi. Certains s’étiolèrent et moururent à la lumière du jour. D’autres prirent racines et portèrent fruit. Ce sont ces différents mythes qui ont finalement retenu notre attention et qui sont devenus le sujet principal de ce livre.
« Tu ne tueras pas », par exemple, est présenté par Moïse comme étant la loi de Dieu. Si cette interdiction avait été prise au sérieux, elle aurait provoqué l’arrêt de l’histoire de la Mésopotamie et du Levant. Les guerres et les conquêtes rendues possibles par les mythes du premier type auraient pris fin grâce à ce mythe du second type. Mais comme Éros et Thanatos, l’amour et la haine, gagnant-gagnant vs gagnant-perdant, les deux types de mythe sont constamment en conflit. Au reste, les mots choisis laissaient une certaine marge de manœuvre – la nouvelle loi de Moïse excluait-elle le « meurtre » et pas l’action de « tuer » ? Et « en quoi devrions-nous tenir compte de ce que le dieu des juifs a à dire ? » Quoi qu’il en soit, il y avait assez de marge pour que les guerres continuent.
L’interdiction de tuer – comme tous les commandements de Moïse – n’est pas une prescription tribale. Elle s’adresse à des individus. Elle est une règle privée, morale. Même les non-juifs et les non-chrétiens la respectent en général à présent. Ils sont convaincus qu’il existe une raison de ne pas tuer autrui qui va au-delà de la loi formelle, écrite. À un niveau pratique, ils craignent d’être arrêtés et emprisonnés. Mais ce n’est qu’une possibilité parce que très peu de gens la mettent à l’épreuve. Lorsque les trompettes résonnent et que la tuerie s’étend, les forces de l’ordre se joignent à l’ouvrage (comme nous verrons plus clairement par la suite). Tuer une personne est un crime. Tuez-en mille et vous pourriez recevoir une médaille.
Si vous regardez les choses de plus près, vous verrez que la loi qui défend expressément de tuer est le résultat d’une interdiction plus profonde. En d’autres termes, il n’y aurait aucune chance d’être arrêté pour meurtre si le meurtre n’était pas contraire à la loi. Mais ce n’est contraire à la loi que parce qu’il existe quelque aversion mythique plus profonde pour lui.
D’où vient cette aversion ? Fut-elle le résultat de quelque éveil moral ? Est-ce le raisonnement qui nous y porta ? Ou la religion ? Peut-être va-t‑on vraiment en Enfer si on tue quelqu’un. La chose est possible mais pas démontrable. Certaines personnes que n’impressionnent ni la loi ni la religion – croient simplement que l’interdiction de tuer n’est qu’une « bonne idée » et une « bonne règle à observer »… que cela représente quelque progrès fondamental inéluctable de l’humanité. Est-ce le cas ? Encore une fois, on ne peut le savoir. Mais la défense de tuer semble être utile. Elle permet aux gens d’aller et venir à leur travail, à leur école, leurs magasins… et d’être assurés que la plupart, sinon tous, arriveront sains et saufs chez eux. En bref, c’est là l’un des mythes qui rendent la civilisation moderne possible. En quoi les mythes de civilisation diffèrent-ils des autres mythes ? Qu’est-ce qui rend les gens « civilisés » ? Qu’est-ce qui en fait des brutes ? Il est facile et plaisant de se moquer des idiots et des filous qu’on trouve dans l’espace public. Mais l’espace public est aussi le lieu où l’on trouve la vie civilisée. La civilisation ne serait pas possible sans mythes partagés. Bien entendu, la guerre à grande échelle, le génocide ou le Congrès américain ne le seraient pas non plus. Comment savoir quels mythes sont favorables à la civilisation ? Comment distingue-t-on le « civilisé » de la « guerre » ? Comment distingue-t-on un mythe utile d’un mensonge effronté ? Et de toute façon qu’est-ce que la « civilisation » ?
Voilà les questions que j’aborde. Ce sera à vous de juger dans quelle mesure j’y réponds bien.
Extrait de l’introduction (pp. 18-20)
Feuilleter l’introduction :

Gagnant-gagnant… ou perdre
Il n’existe que deux façons d’obtenir ce que vous voulez : des marchés gagnant-perdant ou des marchés gagnant-gagnant. Les marchés gagnant-perdant, en dehors de la tribu elle-même, dominaient la vie préhistorique – à coups de meurtres, de viols et de vols. C’était un monde à somme nulle, où gagnant-perdant était la seule manière d’aller de l’avant. Les marchés gagnant-gagnant naquirent avec l’agriculture et les soins donnés au bétail lorsqu’il devint possible d’améliorer votre statut sans pour autant massacrer vos voisins.
Le Sermon sur la montagne décrit la manière de conclure des marchés gagnant-gagnant. Comme nous le verrons plus en détail plus tard, de tels marchés sont le seul moyen de faire de véritable progrès. Cela est dû pour l’essentiel à quatre choses. D’abord, ils sont plus efficaces et éliminent les pertes de temps et de ressources qu’exigent les marchés gagnant-perdant. En second lieu, ils sont conclus spécifiquement par des gens dans le but d’accroître la satisfaction humaine. Troisièmement, chaque marché ajoute à notre connaissance de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. À la fin, ce qui sépare les riches des pauvres est que les premiers ont accumulé plus de connaissances utiles. Et quatrièmement, les marchés gagnant-gagnant permettent aux gens de se spécialiser, divisant le travail parmi eux de manière à apprendre davantage et à s’améliorer dans ce qu’ils font. Le résultat, condensé sur les marchés, mène à plus de richesse pour tout le monde.
Regardons ces choses d’un peu plus près. Les marchés gagnant-gagnant sont volontaires. Ils n’ont pas besoin d’être forcés ou surveillés. Dans un système d’esclavage, une somme d’énergie considérable doit être employée à empêcher les esclaves de s’enfuir. À mesure que les économies deviennent plus sophistiquées – qu’elles exigent davantage de main d’oeuvre qualifiée – le coût de garder les esclaves augmente. Imaginez faire marcher Google par des esclaves. Ils pourraient ruiner l’entreprise en quelques minutes. Et avec leur savoir-faire et leurs connaissances, ils pourraient facilement s’enfuir… et offrir leurs capacités à d’autres entreprises, peut-être même sans que le maître esclavagiste le sache. C’est probablement le déclin du revenu net du travail des esclaves qui condamna l’esclavage au XIXe siècle plutôt qu’une hausse soudaine et mondiale des sentiments antiesclavagistes. Ou pour le formuler autrement, les nobles sentiments des abolitionnistes furent bien plus abordables une fois que l’esclavage eut fini de rapporter.
Extrait des pp. 68-69
Écouter un extrait :
Faits et mythes
Au début était la parole. Mais une parole n’est pas pareille à une chose. Deux objets ou deux événements ne sont jamais exactement les mêmes. Deux tables peuvent se ressembler. Mais en les regardant de près, on constatera de légères différences. Elles ne sont pas faites du même morceau de bois, par exemple. (Même si elles sont faites à partir du même arbre, elles sont nécessairement faites avec des parties différentes de cet arbre.) Il peut y avoir de légères différences de couleur. Elles peuvent avoir des rayures, peut-être imperceptibles à l’oeil. Et ainsi de suite. À l’exception de ses électrons, chaque objet est unique et pourrait être identifié de plusieurs façons – une chose à quatre pieds, une chose en bois, une chose pour manger dessus, une chose à base de carbone, une chose brune…
L’étiquette « table » n’est qu’un identifiant. Elle n’est pas quelque chose de propre à la chose. De sorte que lorsque nous disons « c’est une table », ce que nous voulons vraiment dire, c’est qu’elle pourrait être classée dans la catégorie de ce que nous choisissons de nommer « table ». Ou pas.
Et comme nos pensées s’emplissent de mots, elles s’emplissent aussi d’identifiants composés de plus en plus éloignés de la vérité. Une « table » peut être assez simple et assez proche de la vraie chose pour être assez fiable et utilisable. Mais lorsque nous en venons à des idées complexes – comme « la Réforme » – nous sommes dans un monde de fantaisie. À un certain niveau, semblablement, toute information est fausse. Nous pensons avec des mots. Et chaque mot est, au mieux, une métaphore et, au pire, un mensonge. On en eut une illustration comique lorsque Bill Clinton, luttant contre sa destitution, mit en question le sens de « est ».
Si le verbe le plus commun du langage est sujet à interprétation, alors chaque autre mot l’est aussi. Chacun recourbe la lumière dans une direction ou dans une autre. Assemblez des mots et il est plus facile de mentir que de dire la vérité.
Nous ne possédons que cinq sens : la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat. De ces sens nous viennent des données que notre cerveau interprète selon diverses formules mythiques. Comme Platon l’a relevé, nous avons dans notre esprit une idée – un mythe ou une « forme » – de ce qu’est une chaise. Cette chaise-là n’existe pas. Elle est idéalisée et a reçu des caractéristiques générales de manière à ce qu’on puisse lui comparer tout objet réel. De sorte que lorsque vous dites « ceci est une chaise », vous n’affirmez pas un fait. Vous ne faites que sauter à une conclusion.
Bien sûr, certaines choses ne sont pas fausses. Si vous avez une peau pâle et que vous restez trop longtemps au soleil, vous aurez un coup de soleil. Peu importe que vous pensiez que le soleil est une sphère de gaz en feu… ou un dieu. De même, si vous vous placez devant une locomotive en train de foncer, vous serez écrasé et vous mourrez. Peu importe, encore une fois, ce que vous pensez. La locomotive est réelle, même si elle n’existerait pas sans les mythes qui guident l’action humaine.
La quantité de données en provenance de nos sens est pratiquement infinie. Nous pourrions regarder un arbre et voir une quantité presque illimitée de détails… que nous pourrions examiner pendant une quantité de temps presque illimitée. Au lieu de cela, nous comparons les données entrantes à quelque modèle préprogrammé aussi rapidement que possible et parvenons au jugement presque instantané : ceci est un arbre.
C’est là ce qu’Emmanuel Kant nommait les « catégories de l’entendement ». Si nous n’étions pas capables de catégoriser les données entrantes, nous serions paralysés par nos sens, recevant de « l’information », mais littéralement incapables de savoir qu’en faire. Pendant des millions d’années (même bien avant que nous ne fussions des humains), notre cerveau développa des moyens d’utiliser des fake news – des mythes – qui nous étaient utiles. La pensée abstraite évolua et s’adapta parallèlement à nos outils manuels. Les mythes qui nous aidaient à tuer le gibier, à repousser une autre tribu ou à trouver les bons champignons étaient sans doute conservés. Les autres étaient rejetés… ou les gens qui y croyaient exclus du patrimoine génétique.
Les mythes n’ont pas besoin d’être « vrais » ou vérifiables pour être utiles. Socrate, que Platon cite au livre III de La République, parle des « nobles mensonges. » Il avait saisi que les mythes grecs étaient des fake news et les dieux grecs des faux dieux. Mais il pensait qu’ils étaient utiles pour enseigner la morale : la patience, le courage, la grandeur d’âme, etc. Cela reste vrai aujourd’hui. L’appel que Staline adressa en 1941 aux camarades de se dresser pour défendre la mère patrie, plutôt que l’Union soviétique, était une forme de noble mensonge (noble, ou ignoble, selon votre point de vue). La mère patrie était un mythe. Son appel pour qu’on la protège ne reposait guère sur une information plus fiable que celui de Colin Powell aux Nations unies.
Si nous pensons aux « mythes » comme à une sorte de logiciel pour le cerveau, nous pouvons comprendre que certains logiciels sont utiles. Certains ne le sont pas. Certains sont nocifs.
Extrait des pp. 164-166
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WILLIAM BONNER
Gagner ou perdre. Une histoire des civilisations
Traduit par John Edwin Jackson
Livre broché, 15,7 x 23,8 cm, 344 pages
EAN13 : 9782251449722 – 23, 90 €
William Bonner, fondateur d’Agora Inc.
Né en 1948, William Bonner, plus connu sous le nom de Bill Bonner, est un économiste, fondateur et dirigeant d’Agora Inc., l’un des premiers groupes mondiaux d’information financière, avec des filiales dans neuf pays. Il y publie une chronique régulière. Ont déjà été traduits aux Belles Lettres : L’inéluctable faillite de l’économie américaine (2004), L’Empire des dettes. À l’aube d’une crise économique épique (2006), Le Nouvel Empire des dettes. Grandeur et décadence d’une bulle financière épique (2010), Hormegeddon. Quand trop de bien nuit (2015) et Gagner ou perdre. Une histoire des civilisations (2020).
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