“ Lorsque Thucydide suggère que la guerre du Péloponnèse était inévitable, il a bien sûr raison. Car, à un certain point du temps, avant le fracas des armes, il n’était plus possible de modifier le cours des événements menant à la guerre. Ce qui fait de l’affirmation de l’inéluctabilité un défi et ce qui la rend importante, c’est le repérage de ce moment. Dire que la guerre était devenue inévitable une fois que l’armée lacédémonienne avait franchi la frontière athénienne est une chose évidente et triviale. Dire que le déclenchement de la guerre était écrit depuis la nuit des temps est une proposition philosophique ou métaphysique qui échappe à l’analyse historique. C’est dans l’espace entre ces deux positions extrêmes que la discussion historique doit avoir lieu. ”
Donald Kagan, Le Déclenchement de la guerre du Péloponnèse.

En composant La Guerre du Péloponnèse, l’historien athénien Thucydide n’entendait pas seulement faire le récit du conflit qui, de 431 à 404 avant notre ère, avait opposé les deux plus puissantes cités grecques, Athènes et Sparte, mais aussi procurer à ses lecteurs un enseignement « pour toujours ».
Écrire « un trésor pour l’éternité » telle était en effet l’ambition de Thucydide. Elle fut amplement satisfaite : La Guerre du Péloponnèse n’a jamais cessé d’être lue et reste de nos jours un des chefs-d’œuvre de la littérature antique.
Pour la première fois réunis en un volume, les huit livres de Thucydide traduits par Jacqueline de Romilly, Louis Bodin et Raymond Weil, et introduits par Jacqueline de Romilly paraissent ce mois-ci dans notre série du Centenaire, illustrés par Armel Gaulme.
La Guerre était-elle inéluctable, comme le prétend Thucydide ?
Donald Kagan, s’appuyant sur les découvertes récentes de son temps, mena l’enquête à la fin des années 1960 pour livrer une somme de quatre volumes, Nouvelle histoire du Péloponnèse, prenant les thèses de l’historien grec à contre-pied. Une analyse devenue célèbre, d’une rare intelligence critique, dont le premier volume paraît également ce mois-ci, traduit par Alexandre Hasnaoui : Le Déclenchement de la guerre du Péloponnèse.
Introduction
Thucydide commença à écrire une histoire de la guerre entre les athéniens et les péloponnésiens parce qu’il s’attendait à ce que ce soit « un conflit de grande ampleur, et le plus digne d’être raconté ». Il ne fut pas déçu, car, que ce soit par sa durée, son étendue, sa férocité et sa portée, il surpassa toutes les guerres grecques antérieures. ce fut « la plus grande crise qui frappa les grecs, une partie du monde barbare et, pourrait-on dire, la majeure partie de l’humanité ». de notre point de vue, ce fut même plus encore : c’est là que la vie même de la cité fut mise à l’épreuve.
Même appréciées à l’aune des normes anciennes, les cités-états qui avaient émergé du chaos des siècles obscurs étaient des créations fragiles et manquant d’assise. Leur prospérité économique dépendait de la stabilité sociale et politique et de l’absence d’agressions extérieures. La bonne fortune leur a épargné le danger de voisins prédateurs quand elles étaient particulièrement vulnérables. Aucun empire agressivement expansionniste ne dominait la méditerranée orientale dans les années cruciales qui vont de l’invasion dorienne à la bataille de marathon. À l’ouest, le géant romain n’était encore qu’un embryon. La colonisation, qui siphonnait tout excédent de population, et d’éphémères tyrannies populaires, qui élargissaient la base politique et sociale de la cité-état, lui permirent de survivre et de se développer aux VIIe et VIe siècles. Lorsque l’Empire perse fut en mesure de constituer une menace extérieure sérieuse, les cités grecques étaient suffisamment fortes pour s’unir et lui opposer une résistance efficace.
Toutefois, les guerres médiques firent apparaître de façon parfaitement claire la contradiction inhérente à la vie de la polis. Ses idéaux étaient : liberté, indépendance, autonomie et même autosuffisance. En pratique, bien sûr, ils avaient toujours été limités, mais l’essence du système politique grec reposait sur un certain nombre d’états indépendants, observant chacun sa propre constitution et menant chacun sa propre politique étrangère. certes, la ligue du Péloponnèse et d’autres organisations locales avaient été créées, mais leurs membres conservaient une grande partie de leur liberté et de leur autonomie. Les guerres médiques avaient montré que la survie pouvait dépendre de la capacité des grecs à s’unir durablement contre un danger commun. un problème se posait désormais aux grecs : comment concilier la liberté et l’autonomie avec une subordination nécessaire de leur souveraineté ?
Platées et Mycale ne firent pas disparaître la menace perse, c’est pourquoi la ligue de Délos, sous direction athénienne, fut inventée pour y faire face. La ligue devint l’empire athénien, une organisation qui différait dans une large mesure, mais pas totalement, de la ligue du Péloponnèse. La Grèce était désormais divisée en deux grands blocs qui entrèrent en conflit dans la cinquième et la sixième décennie du Ve siècle. Les batailles du milieu du siècle ne résolurent pas immédiatement la question de l’hégémonie. chaque côté en sortit avec une organisation intacte, mais épuisé par l’effort qu’imposait la rivalité et dégrisé par la conscience de la force de son rival. La paix de Trente ans offrit aux états grecs l’occasion de s’adapter aux nouvelles réalités. deux grands états étaient désormais à la tête des grecs. Ils différaient par leur caractère, leur idéologie et la nature de leur puissance. S’ils parvenaient à limiter leurs désirs, évitaient les conflits et refusaient de se laisser entraîner dans des guerres par les états plus petits, ils pouvaient espérer vivre en harmonie l’un avec l’autre et ainsi installer une paix générale dans le monde hellénique. S’ils l’avaient fait, aucun ennemi étranger n’aurait pu l’emporter face à leur puissance combinée et la polis aurait pu développer son génie dans la paix et la prospérité. dans les faits, Sparte et Athènes furent incapables de vivre en paix ; la guerre du Péloponnèse eut bien lieu, charriant avec elle mort, pauvreté, guerre civile et domination étrangère. Elle porta atteinte de façon permanente à la prospérité économique, à la stabilité sociale, à la puissance militaire et, enfin, à l’assurance des cités-états grecques.
Thucydide pensait que la guerre était inévitable. « Je pense, écrit-il, que la cause la plus vraie, mais celle qu’on évoque le moins, est à chercher dans l’expansion de la puissance athénienne, qui était un sujet d’inquiétude pour les Lacédémoniens et les força à aller à la guerre ». Les historiens modernes ont discuté les causes de la guerre, mais peu ont mis en doute son caractère inéluctable, et cela n’a rien d’étonnant. L’exposé que fait Thucydide des événements qui ont conduit à la guerre est profond et convaincant, et les explications rivales, qu’elles soient antiques ou modernes, le sont infiniment moins. Sa description laconique, soigneusement organisée, de l’expansion de l’empire athénien et de la réponse lacédémonienne semble ne laisser aucune alternative à la guerre.
Or, c’est précisément la question de l’inéluctabilité qui suscite le plus grand intérêt chez le lecteur moderne, et c’est probablement ce qu’aurait souhaité Thucydide. Il voyait son travail comme un « bien pour l’éternité », « utile aux hommes qui voudraient observer clairement ce qui s’est produit et ce qui se reproduira, selon toute probabilité relative à la nature humaine, de la même manière ou d’une manière similaire à l’avenir ». Il attendrait de nous que nous cherchions dans son récit de la grande guerre qui opposa Athènes à Sparte des idées pour résoudre ou comprendre des problèmes contemporains, et le caractère inéluctable ou non d’une guerre à partir des conditions qu’il décrit n’est pas la moindre de ces idées. une rivalité entre deux grandes puissances présidant aux destinées de blocs rivaux doit-elle nécessairement dégénérer en affrontement direct ? L’historien ne peut pas répondre à une question aussi générale ; en effet, dans le cadre de sa profession, il ne peut même pas la poser. mais il y a d’autres questions qu’il peut et doit poser ; et même s’il n’est pas possible d’y répondre avec certitude, ces questions sont légitimes, et la tentative d’y apporter une réponse peut nous apprendre quelque chose sur cette « probabilité relative à la nature humaine » dont parle Thucydide.
Nous devons nous demander si la « détente » permise par la paix de Trente ans aurait pu durer, s’il n’y avait pas de réelles alternatives aux politiques qui ont conduit à la guerre. La défense des intérêts de Sparte ou d’Athènes nécessitait-elle de recourir en dernier ressort à la guerre ? Ou bien la guerre est-elle intervenue contrairement à ces intérêts ? En tentant de répondre à ces questions, nous devons résister à la tentation de suivre aveuglément tout ce que dit le plus grand historien de l’antiquité. Son récit fut commencé pendant la guerre, et lui-même ne survécut pas longtemps à la fin de la guerre. La force de persuasion d’un exposé brillant, rédigé par un historien qui a pris part à certains des événements et a été le témoin direct de beaucoup d’autres, qui a interrogé des témoins des faits qu’il n’avait pas vus lui-même et a recoupé leurs témoignages, est naturellement immense. Mais le point de vue d’un contemporain a ses défauts. La force du fait accompli, le sentiment que ce qui est arrivé devait arriver en imposent même à ceux qui ont une perspective de plusieurs siècles. Que devait-il alors en être pour Thucydide ! Nous devons résister à l’attrait puissant qu’exerce son interprétation, au moins provisoirement, pour en éprouver la validité.
Le concept même d’inéluctabilité pose certains problèmes. Que signifie inéluctable dans le domaine des affaires humaines ? Même en laissant de côté la question métaphysique du libre arbitre et de son opposition au déterminisme, il nous est toujours possible de soulever des questions légitimes quant à la réalité de la liberté humaine dans la prise de décision politique. Il ne fait aucun doute que, dans le domaine des affaires humaines, certains choix apparents sont en fait exclus par les événements précédents, tandis que d’autres sont rendus plus probables. Mais les hommes peuvent prendre des décisions qui modifient le cours des événements. C’est la difficile mais nécessaire tâche de l’historien de distinguer entre des choix relativement ouverts et d’autres qui ne sont que des choix apparents. Lorsque Thucydide suggère que la guerre du Péloponnèse était inévitable, il a bien sûr raison. Car, à un certain point du temps, avant le fracas des armes, il n’était plus possible de modifier le cours des événements menant à la guerre. Ce qui fait de l’affirmation de l’inéluctabilité un défi et ce qui la rend importante, c’est le repérage de ce moment. Dire que la guerre était devenue inévitable une fois que l’armée lacédémonienne avait franchi la frontière athénienne est une chose évidente et triviale. Dire que le déclenchement de la guerre était écrit depuis la nuit des temps est une proposition philosophique ou métaphysique qui échappe à l’analyse historique. C’est dans l’espace entre ces deux positions extrêmes que la discussion historique doit avoir lieu.
La vision de Thucydide n’est ni triviale ni métaphysique. Il est clair qu’il estimait que l’ascension de l’empire athénien après les guerres médiques, dans un monde où il existait déjà une autre grande puissance, rendait l’affrontement entre les deux inévitable. Son célèbre excursus qui commence en 479 avec la retraite des Perses et décrit la montée de la puissance athénienne est destiné à soutenir cette interprétation. Nous pouvons penser que Thucydide avait raison au sujet des causes de la première guerre du Péloponnèse (461-445), mais nous devons nous rappeler que si le caractère éphémère de la paix qui y avait mis fin nous paraît évident, elle ne l’était peut-être pas aux yeux de ses contemporains. La question que nous devons affronter est de savoir si cette paix aurait pu être maintenue, si Athènes et Sparte étaient destinées à aller à la guerre après 445.
Notre meilleure source d’information pour les années 445-431 est l’Histoire de Thucydide. Examinons-la, avec les autres témoignages dont nous disposons, pour voir quels événements se produisirent et quelles décisions furent prises qui conduisirent à la guerre ; mais demandons-nous en chaque occasion si une autre décision était humainement possible. Tout en admettant volontiers qu’il est des moments particuliers où les circonstances peuvent n’offrir aux hommes qu’une seule voie praticable, n’oublions pas qu’il en est d’autres où ils sont libres de choisir entre différentes possibilités et ainsi d’influencer leur destin pour le meilleur ou pour le pire ; la faute souvent se trouve, non dans les étoiles, mais en nous-mêmes.
Poursuivre votre lecture avec le début du chapitre I :

Donald Kagan, Le déclenchement de la guerre du Péloponnèse
Nouvelle histoire de la guerre du Péloponnèse, I.
Traduit de l’anglais par Alexandre Hasnaoui.
15 x 22cm, 512 pages, bibliographie, index. 35 €. Paru le 22 novembre 2019.
EAN13 : 9782251449807
Le volume II, La Guerre d’Archidamos, paraîtra début 2020. Suivront La Paix de Nicias et l’expédition de Sicile (III) puis La Chute de l’empire athénien (IV).
Les éditions de Thucydide aux Belles Lettres
La Guerre du Péloponnèse est disponible en six volumes dans la collection des Universités de France, introduite et traduite par Jacqueline de Romilly, Louis Bodin et Raymond Weil. Cette traduction a été reprise en trois volumes – poche bilingue – dans la collection Classiques en poche, et en un seul volume sans le texte grec, avec l’introduction d’origine et des illustrations d’Armel Gaulme, dans notre série du centenaire.
Sur Thucydide et la guerre du Péloponnèse


