
Les chapitres réunis dans ce recueil sont issus des articles que le directeur du Sole 24 Ore, Guido Gentili, a proposé à Carlo Ossola de publier dans son quotidien, à un rythme soutenu, pendant l’été 2018. Ils sont traduits pour notre édition par Lucien d’Azay.
Douze stations pour devenir un peu plus humains
Extrait de l’introduction
Comme beaucoup de jeunes hommes de ma génération, j’ai été formé par les modèles des « vertus héroïques » (résumées par les sept dons du Saint-Esprit et proches de la sainteté), bien qu’elles soient impossibles à atteindre, étant le fruit d’un don et dépendant, selon saint Thomas, de la perfection de la partie raisonnable de l’âme, ainsi que d’une disposition à faire le bien sans rien attendre en retour. Il convient de dire, pour justifier la catéchèse de cette époque-là, qu’un don accessible est plutôt un exercice humain qu’une munificence divine : j’ai tout de même appris, alors, qu’en pensant petit on demeure minuscule…
À l’appui de ces attentes élevées (moradas thérésiennes : les vertus héroïques figurent du reste, de manière explicite, dans le procès de canonisation de la sainte), il existait des vertus autrement accessibles, les vertus théologales (foi, espérance et charité) et les vertus cardinales (prudence, justice, force d’âme [fortitudo], et tempérance), protagonistes de longs passages de la Divine Comédie. un panorama magnanime, mais sur lequel planaient, comme une tempête, l’intempérance et l’imprudence des mouvements de 1968, qui ont transféré à l’énergie collective ce qui demeurait trop difficile à atteindre par l’individu.
Un panorama magnanime, mais sur lequel planaient, comme une tempête, l’intempérance et l’imprudence des mouvements de 1968, qui ont transféré à l’énergie collective ce qui demeurait trop difficile à atteindre par l’individu.
C’est ainsi que, peu satisfait par ces transferts d’objectifs, j’ai été conforté par les Minima Moralia de Theodor W. Adorno, qu’Einaudi avait traduits en italien dix ans auparavant. Je ne sais combien de fois, depuis lors, j’ai offert, racheté, annoté et aimé de nouveau ce livre, et notamment le modeste précepte qui anime son propos, « Frapper avant d’entrer », en soi et dans la vie d’autrui : « Entrez sans frapper ! – La technicisation a rendu précis et frustres les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d’histoire, qui sont celles des choses. c’est ainsi qu’on a désappris à fermer une porte doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. » Cette manière d’obéir à de violentes impulsions annonce le retour, selon Adorno – et notre présent est loin de le démentir –, de « la brusquerie, l’insistance saccadée et la violence qui caractérisent les brutalités fascistes ». L’« emprise » tient, « pour une très large part au fait que les choses étant soumises à des impératifs purement utilitaires, leur forme exclut qu’on en fasse autre chose que de s’en servir ; il n’y est plus toléré le moindre superflu, ni dans la liberté des comportements ni dans l’autonomie des choses, or c’est ce superflu qui peut survivre comme un noyau d’expérience car il ne s’épuise pas dans l’instant de l’action ». Les Français parleraient à cet égard de « doigté », le tact et le toucher de l’artisan qui soupèse la matière, en respecte le grain naturel, la travaille « comme il faut » ; à l’ère des produits « jetables », nous sommes tous devenus fonctionnels et inutiles. (…)
Compétition, émulation, évaluation comparative, voilà des termes qui déplacent le résultat (s’il y en a un) hors de nous, nous privent de la première mouture, celle du soi, nous laissent une matière brute qui blesse au toucher et se blesse, et nous exercent à la vanité de l’orgueil. Au contraire, ce que nous recherchons, c’est l’« ordinaire » dans sa simplicité dépouillée et propre : « Vous savez que nous appelons communément une chose simple, quand elle n’est point brodée, doublée ou bigarrée. » (…)
Outre les Minima Moralia d’Adorno, la seconde moitié du XXe siècle a vu paraître Les Petites Vertus de Natalia Ginzburg, récit au titre similaire, repris ensuite par Einaudi pour son recueil de onze brèves proses et de souvenirs personnels, l’auteur ayant longuement hésité entre Silence et Les Petites Vertus (…), jusqu’à ce qu’Italo Calvino choisisse ce dernier titre en le justifiant de la manière suivante :
Venons-en à présent au problème le plus épineux de tous, celui du titre. Je demeure un partisan résolu des Petites Vertus. car ton livre est positif, tandis que Silence est un titre négatif. […] J’affirme en revanche que le fond moral de ton livre ressort bien si tu l’intitules Les Petites Vertus, « petites » lui conférant cette nuance concrète, fondée sur l’expérience, cette familiarité, cette solide humilité que comporte ta manière de voir les choses, même les plus importantes et les plus générales.
Pour Natalia Ginzburg, cependant, Les Petites Vertus sont « défensives », attitude de renoncement, de réserve, productrices parcimonieuses d’« épargne », alors que ce qui compte, dans l’éducation des enfants (c’est à celle-ci qu’est en effet consacré le bref apologue), c’est la générosité, le don de soi, sans calcul ni mesure, une largesse confiante et non réticente :
En ce qui concerne l’éducation des enfants, je pense qu’on doit leur enseigner non pas les petites vertus, mais les grandes. Non pas l’épargne, mais la générosité et l’indifférence à l’argent ; non pas la prudence, mais le courage et le mépris du danger ; non pas l’astuce, mais la franchise et l’amour de la vérité ; non pas la diplomatie, mais l’amour du prochain et le sacrifice ; non pas le désir du succès, mais le désir d’exister et de savoir.
D’habitude, au contraire, nous faisons l’inverse : nous nous hâtons d’enseigner le respect pour les petites vertus, fondant sur elles tout notre système d’éducation. nous choisissons ainsi la voie la plus commode parce que les petites vertus ne comportent aucun danger matériel ; elles nous mettent plutôt à l’abri contre les revers de fortune.
C’est pourquoi, bien qu’ayant souhaité intituler ma traversée du quotidien Les Petites Vertus (sur le modèle du petit traité de Giovan Battista Roberti), j’ai préféré proposer en définitive Les Vertus communes, celles qu’il convient d’exercer chaque jour où nous devons faire l’effort de vivre en société, vertus qui ne sont « petites » que parce qu’elles sont perçues comme telles, alors qu’elles exigent une application personnelle permanente, une présence d’esprit, consciente de ses propres limites et de celles d’autrui.
Ce ne sont pas ces manières prudentes qui nous font renoncer à donner de façon désintéressée, mais la prise de conscience de notre propre « difficulté » à remédier aux lacunes d’un ego appelé non pas tant à donner dans un élan d’oubli, dans l’immédiateté de l’impulsion, mais à plaindre et à adoucir la nature ordinaire d’êtres « indigens et necessiteux au dedans, nostre essence estant imparfaicte », comme le disait Montaigne.
Nous ne tirerons de notre voyage ni gloire ni memorabilia ; ce ne sera qu’une halte dans ce que le quotidien a d’imperceptible, si nous nous appliquons, quotidiennement et collectivement, à être humains.
(Par souci de lisibilité en ligne, nous avons supprimé dans cet extrait les notes de bas de page présentes dans l’ouvrage.)
L’Affabilité – Extrait
Selon la tradition classique, l’homme, « animal sociable », vit en société et a besoin d’elle ; il doit donc entretenir des liens avec celle-ci, tenir des conversations auxquelles une certaine « affabilité » cordiale est profitable ; mais cette science de l’« entregent » (« manière habile de se conduire pour tisser des liens ») peut aisément se retourner pour tomber dans le vice symétrique d’un opportunisme affecté, si elle n’est pas guidée par le désir supérieur de coopérer au bien commun, comme le définit Cicéron avec une juste mesure clairvoyante : « De fait, l’élévation des sentiments, la grandeur d’âme et aussi l’affabilité, la justice, la générosité sont choses bien plus conformes à la nature que le plaisir, la vie et les richesses ; mépriser ces biens prétendus, estimer qu’ils n’ont aucune valeur par rapport à l’intérêt commun, c’est le propre d’une âme grande et élevée » (De officiis, III, § 24).

Carlo Ossola
Les vertus communes
Traduit de l’italien par Lucien d’Azay
12 x 19 cm – couverture à rabats – 104 pages, en librairie le 4 octobre 2019.
11 € – 9782251449968

Carlo Ossola est professeur au Collège de France, chaire de « Littératures modernes de l’Europe néolatine ». Parmi ses livres récents : Fables d’identité, pour retrouver l’Europe (2018) ; L’Automne de la Renaissance (Les Belles Lettres, 2018) et Les Vertus communes (Les Belles Lettres, 2019).
Copyright : Tania Contrasto. Source
Carlo Ossola à l’honneur aux Rendez-vous de l’Histoire à Blois


Grand entretien avec Carlo Ossola
Samedi 12 octobre à 10h au Salon du Livre – Avec Florent Georgesco, journaliste au Monde des livres