Le Monde comme le voyaient les Grecs, de Danielle Jouanna, en librairie le 19 septembre. Comment les Grecs concevaient-ils le monde ? La Terre était-elle immobile dans l’univers ? Quelle position la Grèce occupait-elle dans ce territoire ? Le Monde était-il fini ? L’ouvrage de Danielle Jouanna montre combien les réponses ont différé de la période archaïque à la période hellénistique, et suivant que l’on se place du point de vue des savants ou des gens du commun. En voici un extrait.
La passion des cartes géographiques
Évidemment, on pourrait penser que les gens du peuple ignoraient tout de ces cartes. Cependant, deux témoignages, l’un parodique, l’autre très sérieux, prouvent qu’il existait à la fin du Ve siècle une véritable passion du public pour les cartes géographiques, passion qui pouvait toucher toutes les couches sociales. Dans le premier, la comédie d’Aristophane Les Nuées, datée de 423, qui tourne en dérision l’enseignement de Socrate, un paysan plutôt borné, Strepsiade, vient s’inscrire à l’école du philosophe (pour un motif bien particulier : il pense qu’on y enseigne à ne pas payer ses dettes) ; guidé par un disciple, il découvre dans cette école des objets surprenants, parmi lesquels une carte de « la terre tout entière », et plus précisément de la Grèce :
Le Disciple. – Et voilà devant toi la carte de toute la terre [gès periodos pasès]. Tu vois ? Ici, Athènes. […] C’est bien véritablement le territoire attique.
Strepsiade. – Et où sont les Cicynniens, mes compagnons de dème ?
Le Disciple. – Là, ils sont là. Et l’Eubée, comme tu vois, la voilà qui s’étend à côté, tout en longueur, bien loin.
Strepsiade. – […] Mais Sparte, où est-elle ?
Le Disciple. – Où elle est ? La voilà. Strepsiade. – Comme elle est près de nous ! Songez
sérieusement à l’écarter de nous, bien loin (v.200-216)
Là encore, on ne peut qu’être étonné en voyant que sur cette carte « de la terre tout entière » figuraient aussi nettement Athènes, Sparte et l’île d’Eubée, et l’on se demande quelles pouvaient être les dimensions (et la forme) d’une pareille carte. En tout cas, le fait qu’une comédie s’amuse à parodier l’élaboration de ce genre de carte est bien la preuve que le public connaissait cette nouvelle « mode ».
Le second passage figure dans la Vie d’Alcibiade de Plutarque (c. 17). On objectera peut-être qu’il s’agit d’un témoignage tardif, donc sujet à caution, mais on sait que Plutarque disposait de nombreux textes (en particulier ceux des historiens successeurs de Thucydide) que nous avons perdus, ce qui permet de lui accorder une relative confiance. Il évoque là (comme Thucydide) l’enthousiasme qui régna à Athènes chez les jeunes quand fut décidée en 415 l’expédition de Sicile : « Les jeunes, tout de suite exaltés par ces espérances, étaient déjà gagnés à l’avis d’Alcibiade […] de sorte que beaucoup
d’Athéniens, assis dans les palestres et dans les hémicycles, dessinaient la forme de l’île et la position de la Libye et de Carthage. » On peut imaginer que ces ébauches dessinées dans le sable des palestres représentaient en gros le bassin méditerranéen de l’Ouest, en y plaçant sans trop de précision la Libye et Carthage en face de la Sicile. C’étaient sans doute les trois points de repère essentiels que tout jeune Athénien avait en tête pour cette région : la Sicile où les cités grecques avaient fondé de nombreuses colonies, la Libye à cause de Cyrène, Carthage à cause de l’omniprésence des Phéniciens, mais surtout parce qu’elle aussi avait des vues sur la Sicile. Et, là encore, le fait que les Athéniens se plaisaient à dessiner ce genre de carte prouve qu’ils en avaient déjà une certaine habitude.
On voit donc que les Grecs (ceux qui appartenaient aux classes aisées, et sans doute aussi, plus largement, ceux qui vivaient en ville) avaient désormais grâce à ces cartes une image du monde bien différente de celle des contemporains d’Homère, et même de leurs prédécesseurs de l’époque archaïque. Ils ne regardaient plus le monde ni de très près, ni de très haut, mais le voyaient comme un ensemble géographique où figurait sans doute en place centrale leur propre pays – une image pas si différente au fond de l’idée que, encore récemment, nos écoliers modernes pouvaient se faire du monde et de leur propre pays en regardant leurs atlas, avant que le développement des voyages et le raccourcissement des distances grâce aux avions ne viennent réduire les dimensions du monde.
Le dessin de « la Terre entière » selon les savants
Pour se faire une idée plus précise de la façon dont ces « atlas » ioniens représentaient « la Terre entière », il faut s’appuyer sur les extraits d’Hécatée, complétés par les allusions d’Hérodote.
La carte d’Hécatée
Hécatée, on l’a vu plus haut, est réputé avoir amélioré la carte d’Anaximandre. Nous n’avons pas cette carte, mais on peut assez clairement s’en faire une idée d’après les extraits de son œuvre. La plupart d’entre eux sont cités par Étienne de Byzance ; très brefs, ils se présentent sous la forme suivante : le nom d’une ville ou d’un peuple et sa localisation, suivis de l’indication « Hécatée, dans l’Europe » ou « Hécatée, dans l’Asie » – indication donnée la plupart du temps sous une forme abrégée : « Héc. Eur. » ou « Héc. As. », et quelquefois sous une forme développée « Hécatée, dans la Périégèse de l’Europe », ou « Hécatée, dans la Périégèse de l’Asie ». On en conclut sans peine qu’Hécatée dessinait un monde partagé en deux continents seulement, l’Europe et l’Asie. Il semble bien que l’Égypte et la Libye (c’est-à-dire l’Afrique) étaient pour lui non pas un troisième continent, mais seulement des parties de l’Asie.
Plusieurs savants modernes ont essayé de reconstituer la carte qui accompagnait certainement l’ouvrage d’Hécatée en s’appuyant sur les remarques ironiques d’Hérodote mentionnées plus haut : « Ils représentent l’Océan coulant tout autour de la Terre, elle-même toute ronde comme si elle était faite au tour, et ils font l’Asie égale à l’Europe » (IV, 36). Les érudits proposent donc, avec diverses variantes, une carte circulaire, partagée en deux parties, l’Europe et l’Asie. Pour imaginer la suite, il faut oublier nos cartes modernes, modifier l’emplacement des mers européennes, et tracer à l’équateur de ce cercle un axe à peu près horizontal traversant la Méditerranée, la mer Noire et la mer Caspienne (ouverte sur l’« Océan ») ; puis placer au nord de cette ligne l’Europe, au sud l’Asie, englobant l’Égypte et la Libye.
À vrai dire, aucune reconstitution n’est tout à fait satisfaisante. Mais le nom qu’Hécatée donne à ces deux continents mérite qu’on s’y arrête. Le nom de l’Asie n’est pas surprenant : elle est mentionnée dès les textes homériques ; en revanche, la mention d’un continent nommé Europe est une relative innovation. Avant lui, le nom était apparu pour la première fois au début du VIe siècle seulement dans l’Hymne à Apollon (v. 251 et 291), où il désignait un territoire très limité. On y voit le dieu demander à une nymphe de Delphes de le laisser installer son culte chez elle ; il y recevra de « parfaites hécatombes » apportées par « tous ceux qui habitent le gras Péloponnèse, et tous ceux [qui habitent] l’Europe et les îles ceintes de flots ». Ici, le dieu partage visiblement la Grèce en trois zones : les îles de l’Égée, la presqu’île du Péloponnèse, et la Grèce continentale, qu’il nomme Europe. Ce serait donc un espace très limité. On n’en mesure que mieux à quel point a évolué en quelques années, entre le début et la fin du vie siècle (entre l’Hymne à Apollon et la Périégèse d’Hécatée), ce que pouvait être l’image du monde : Hécatée désigne maintenant sous le nom d’Europe non plus une partie de la Grèce, mais un espace qui devait recouvrir à ses yeux environ la moitié de la Terre.
Le lecteur ici s’interroge peut-être : Comment un Grec du VIe siècle pouvait-il réellement imaginer l’Asie au sud, alors qu’il voyait bien qu’elle commençait à l’est, de l’autre côté de la mer Égée ? Était-il d’accord pour rattacher l’Afrique à l’Asie ? Et quelle dimension donnait-il réellement à l’Europe ? Or on voit clairement que peu après Hécatée, à l’époque d’Hérodote, c’est-à-dire au Ve siècle, le monde scientifique se posait précisément ces questions de l’image générale de la terre habitée, du nombre des continents et de leurs dimensions respectives.
Hécatée, on vient de le voir, intégrait la Libye (c’est-à-dire l’Afrique) à l’Asie. Au temps d’Hérodote, il semble bien que l’opinion la plus courante ait été au contraire de voir dans la Libye un troisième continent distinct. La première attestation d’un partage en trois continents paraît figurer chez Pindare qui, dans sa IXe Isthmique datée de 474, rappelle qu’Apollon enleva la nymphe Cyrène jusqu’en Libye, où elle fut la « troisième racine d’un continent » (v. 14). Et peut-être Eschyle, dans sa pièce des Suppliantes, voit-il lui aussi dans la Libye un continent à part entière : du fils d’Io est née « Libye, qui reçoit la plus grande des parties du monde » (v. 316). Il est possible qu’il y ait déjà là un écho de discussions contemporaines ; toutefois, aucun géographe grec de l’époque n’a jamais vu dans la Libye « la plus grande des parties du monde ».
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Pages 131-137
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Danielle Jouanna
Danielle Jouanna est helléniste et historienne. Parmi ses essais déjà publiés : Aspasie de Milet (2005, prix Diane Potier-Boès de l’Académie Française), L’Europe est née en Grèce (2009), ainsi que, aux Belles Lettres:



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