La « bistronomie », variation sur la simplicité| Extrait gastronomique de Jean El Gammal

Dans son dernier ouvrage sur l’histoire de la gastronomie, Tables en vue. Trois âges de la gastronomie des années 1950 à nos jours, Jean El Gammal raconte, analyse et critique la passionnante évolution des espaces gastronomiques sur 60 ans, minutieusement documentée. Extrait.

Les notes de bas de page figurant dans le livre ont été ici retirées pour plus de fluidité de lecture. Une bibliographie se trouve en fin d’article.

La « bistronomie »

Le nom et l’adjectif qui en dérive sont attestés en langue française en 2003-2004 . Ils relèvent d’un ensemble de facteurs qui s’inscrivent dans une plus longue durée. En effet, l’association entre bistros et gastronomie, en elle-même, n’est pas nouvelle. Il a été question plus haut de bistrots très recommandés par les guides (à Paris, l’un des plus connus, Allard, a été repris par le groupe d’Alain Ducasse, de même que Benoît, qui, contrairement au précédent, est toujours étoilé). D’autre part, comme l’a souligné Bénédict Beaugé, dans une perspective un peu différente, les débuts de Michel Guérard et Alain Senderens dans des restaurants au cadre modeste annonçaient en un sens cette tendance.

Au tournant de notre siècle, la « bistronomie » apparaît pour plusieurs raisons. La première est d’ordre économique. La grande cuisine traditionnelle, même en dehors des palaces, représente des frais considérables, et l’association entre cuisine très soignée et décor plus simple correspond à un modèle économique. Pour une part, c’est celui des « Bibs rouge » de Michelin, voire des tables que recommandent de nombreux guides. Mais la spécificité de la « bistronomie » tient tout d’abord, semble-t-il, à ce qu’elle est pratiquée par des chefs qui sont passés par des palaces ou de grandes maisons et entendent délibérément se ranger dans cette nouvelle catégorie, à titre temporaire au moins. Cela avait été le cas d’Éric Frechon, dans son restaurant La Verrière, dans le XIXe arrondissement, avant qu’il ne prenne la direction des cuisines du Bristol. Ils peuvent diversifier leurs restaurants lorsqu’ils en possèdent plusieurs – un phénomène antérieur à l’apparition de la « bistronomie » –, être à la recherche d’un nouveau départ ou s’engager durablement dans cette voie.

En outre, la « bistronomie » bénéficie du soutien de guides ou de publications apparus au début de ce siècle, comme Fooding ou Omnivore, qui ne se limitent pas à ce domaine, mais entendent renouveler la critique gastronomique, et se trouvent parfois suivis par des guides plus traditionnels. À ce titre, le phénomène peut apparaître souvent français et concerner surtout des grandes villes. Il trouve néanmoins une sorte d’équivalent dans le phénomène des « gastro- pubs », en Grande-Bretagne. Nous examinerons successivement l’héritage des « bistrots de chefs », l’affirmation des restaurants dits « bistronomiques » et la présence de cette tendance hors de France. Il ne s’agit d’ailleurs pas, précisons-le d’entrée, d’un retour pur et simple à la problématique du modèle français, mais d’une série d’interrogations sur une éventuelle nouvelle forme de gastronomie.

Avant même que l’on ne parle de « bistronomie », certains chefs célèbres avaient multiplié les établissements, en France, voire à l’étranger. À ce sujet, il existe différents cas de figure, dont certains ne relèvent pas exactement de la « bistronomie », avec les Ateliers de Joël Robuchon, dont le cadre soigneusement étudié est certes plus modeste que celui des établissements où il avait cuisiné personnellement ou qu’il dirige (certains, en Asie, ont trois étoiles), mais qui sont des établissements assez coûteux, à Paris ou Londres, par exemple.

Les établissements dirigés par Alain Ducasse, répondent à des modèles plus divers, depuis le bistrot de cuisine classique, comme ceux cités plus haut, ou Aux Lyonnais, à Paris. Alain Ducasse, d’une certaine façon, a associé cuisine du monde et « bistronomie » dans son Spoon de la rue Marignan (puis dans d’autres établissements qui portent ce même nom) et il s’est montré à bien des égards novateur. Certains de ses collaborateurs ont d’ailleurs pratiqué une sorte de grand écart : ainsi, Christophe Saintagne, passé des cuisines triplement étoilées du Meurice au bien plus modeste e 6 Papillon, dans le XVIIe arrondissement.

On évoquera aussi, sous des angles un peu différents, les cas de la Bourgogne et de Lyon. Dans cette région, le groupe Loiseau, à partir de la fameuse table de Saulieu, a essaimé, en implantant deux tables étoilées à Beaune, Loiseau des Vignes, et à Dijon, Loiseau des Ducs. D’autre part, la célèbre ville gastronomique constitue un cadre très favorable pour une forme de « bistronomie », avec la tradition des mères, voire des bouchons ; s’ils relèvent, il est vrai, d’un style peu novateur, l’un d’eux, Daniel et Denise (il y a eu depuis d’autres adresses), a été repris par Joseph Viola, l’ancien chef de Léon de Lyon (auparavant sous la direction de Jean-Paul Lacombe), l’un des grands restaurants lyonnais les plus en vue. Paul Bocuse, de son côté, a notamment acheté ou implanté (outre l’Argenson, à l’entrée du stade de Gerland) trois, puis quatre brasseries, à l’enseigne des points cardinaux : le Nord (un établissement ancien), le Sud et l’Est, puis l’Ouest, chaque établissement correspondant à un style de cuisine. Il s’agit plutôt de brasseries gastronomiques – le grand chef de Vonnas, Georges Blanc, se situe aussi sur ce terrain, à Lyon et par la suite dans d’autres villes – que de « bistronomie », même si certaines de ces tables ont eu des « Bibs rouges », ce qui n’est pas un critère suffisant, en regard du mouvement.

En tout cas, lorsque le nouveau terme est utilisé, on mentionne souvent des chefs étoilés et leurs héritiers. À cet égard, le nom de Christian Constant est fréquemment évoqué. Chef aux Ambassadeurs, alors prestigieux restaurant du Crillon , un des plus grands palaces parisiens, il a eu pour collaborateurs de nombreux jeunes cuisiniers. Lui-même a ouvert le Violon d’Ingres, où il conserve d’abord, cela a été dit, ses deux étoiles. Il simplifie ensuite la carte et allège les prix, mais son restaurant le plus connu ne relève pas véritablement de la « bistronomie ». Il en va autrement d’établissements qu’il ouvre par la suite, rue Saint- Dominique (avec le Café Constant, sans réservation, et les Cocottes ), et dans la région toulousaine (il est originaire de Montauban) : le Bibent, place du Capitole et la Maison Constans de Montech, à proximité de Montauban. Le registre choisi est plutôt celui de la tradition revisitée.

L’un des disciples de Christian Constant, Yves Camdeborde, a choisi pour sa part de s’éloigner des circuits de la distinction gastronomique. Après avoir ouvert La Régalade, avenue Jean Moulin, dans le XIVe arrondissement – maison reprise ensuite par Bruno Doucet qui compte plusieurs enseignes dans la capitale –, il a créé le Comptoir du Relais, carrefour de l’Odéon, en relation avec un « boutique-hôtel », qui est un des piliers de la « bistronomie » dans la capitale, d’ailleurs encouragée par la municipalité. L’un des principaux pôles de ce courant se situe dans l’Est, dans des quartiers souvent qualifiés de « bobos », en particulier dans trois arrondissements. Dans le IXe se trouvent notamment deux restaurants de Franck Baranger, Le Pantruche et Caillebotte, les tables de Charles Compagnon, Richer et l’Office, ainsi que Bouillon, d’un élève de Jean-François Piège, Marc Faivre. Dans le Xe, on peut citer 52 Faubourg Saint-Denis (sans téléphone ni réservation), Chez Michel de Thierry Breton, et Le Galopin de Romain Tischenko, premier vainqueur en France de l’émission Top Chef. Le XIe est sans doute le principal bastion de la « bistronomie » parisienne, avec plusieurs tables de la rue Paul Bert, le Servan de la rue Saint-Maur ou le Villaret de la rue Ternaux. Deux autres restaurants doivent être évoqués, dont la réputation va bien au-delà de la capitale : le Chateaubriand de l’avenue Parmentier et le Septime, rue de Charonne, où Bertrand Grébaut a le premier obtenu une étoile dans cette catégorie de restaurants, suivi par Saturne, de Sven Chartier, rue Vivienne. Dans ces deux cas, il s’agit d’élèves d’Alain Passard – une « école » qui essaime. Ce type de restaurant, associant cuisine élaborée, cadre de bistrot ou décor épuré, avec un service attentif mais moins formel que dans le cadre de la gastronomie traditionnelle, a un grand succès, même si le Guide Michelin ne lui attribue guère de distinctions (le Chateaubriand n’a obtenu une étoile qu’en 2018). Les trois arrondissements de l’Est parisien sur lesquels on a mis l’accent ne sont d’ailleurs pas les seuls à retenir l’attention : le XXe compte plusieurs adresses appréciées, comme Chatomat (fermé en 2017) et le Baratin de la rue Jouye-Rouve, dont la chef argentine, Raquel Carena, est très appréciée, y compris de chefs prestigieux.

À l’étranger, on pourrait sans doute rechercher des équivalents de la « bistronomie » dans des tables à la fois modestes et de qualité culinaire. Il en existe un certain nombre à New York, par exemple, ou dans un style spécifique en Espagne, avec des restaurants à tapas réputés, ou encore en Allemagne, dans les deuxième, voire troisième tables, de restaurants prestigieux. On s’intéressera surtout ici aux « gastropubs », qui sont très implantés à Londres mais aussi dans des localités anglaises parfois très isolées. Dans le cas de la capitale, il s’agit parfois de « secondes tables » de restaurants étoilés ou, plus souvent, de pubs dont la cuisine a été modernisée : si l’on examine la situation à quelques années de distance, on s’aperçoit que la catégorie « pubs », à propos des restaurants de Londres, a été remplacée par « gastropubs », et que bien peu d’entre eux sont étoilés. Dans le Michelin Guide : Great Britain & Ireland de 2017, il n’en existe qu’un seul qui soit étoilé, le Harwood Arms, ce qui ne signifie pas que des restaurants étoilés modestes par le décor, non cités parmi les pubs, comme le traditionnel Saint-John ou les modernes Dabbous, Clove Club, Lyle’s, Ellroy ou Pidgin , ne relèvent pas de la « bistronomie ».  […]

Pages 162-170.


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Gammal 3D

  • Jean El Gammal, Tables en vue. Trois âges de la gastronomie des années 1950 à nos jours. Inédit, 2018.
  • 312 pages. Bibliographie, Index, 5 reproductions de menus en couleur
  • Livre broché. 12.5 x 19 cm
  • Parution : 17/05/2018
  • EAN13 : 9782251448114
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