Voilà un essai original et raffiné, qui interroge le sens d’un événement obligé, socialisé, susceptible de devenir un «rendez-vous avec soi-même trop longtemps attendu, différé, rêvé ignoré».
Libération – 04 novembre 2017
Accompagné du philosophe allemand, Stéphane Floccari nous invite à franchir dès à présent la porte de Janvier avec la ferme intention de devenir ce que nous sommes.
” Et si il devenait urgent et même vital de lever les yeux du compte à rebours universel pour passer du trompe-l’œil de la carte de vœux et de la vraie-fausse résolution au rendez-vous enfin pris avec soi-même ? Et si dire oui, faire oui à la manière nietzschéenne, c’était simple comme le Nouvel An ? ”
C’est une véritable prouesse de Stéphane Floccari […] que d’avoir su écrire, pour son premier livre, et sous un titre déroutant, une passionnante analyse de ce que signifie l’aube d’une nouvelle année pour le philosophe qui féconde le plus en profondeur notre époque.
L’Humanité – 23 octobre 2017
Une brève histoire du Nouvel an
Extrait du chapitre Quand l’an se fait jour, pages 27-30
Dans le calendrier occidental contemporain, qui comprend douze mois du fait des Romains, le premier jour de janvier marque le tournant du temps commun, entre déclin et renouveau. Il ne s’ouvre pas sur l’équinoxe comme en Mésopotamie, ni sur les crues du Nil qui était plus et autre chose qu’un feuve pour les Égyptiens de la Haute-Antiquité. Janus, avec ses deux faces (bifrons), désigne le portail, la découverte, l’immersion du dehors et de l’inconnu dans le quotidien, à la fois clôture et ouverture. Depuis Rome et ses registres de dettes, dans lesquels notre rapport au temps semble lui-même figurer en bonne place, janvier est le mois des comptes et des bilans, celui où les sujets et les entreprises jaugent leurs échecs et leurs réussites, règlent leurs dettes, regardent leurs faillites en face et affichent leurs objectifs. Chacun fait alors individuellement l’inventaire improbable de ses ressources et fouille dans les réserves secrètes de ses attentes. C’est le moment où les Occidentaux, ceux qui vivent là où le soleil décline (le mot Occident vient d’un verbe latin, occidere, qui signifie tomber et qui donne tuer aussi), ont progressivement imposé à (presque) tous les hommes leur manière d’homogénéiser l’ordre de la nature. Au premier jour de janvier, choisi pour l’entrée en fonction des consuls romains, le « on » (souhaite) devrait céder la place au « je » (désire), en principe du moins.
L’histoire nous enseigne que Romulus et Charlemagne préféraient le premier jour de mars à celui de janvier, à la différence de César et Numa. Sous son quatrième mandat de consul, vers 46 avant Jésus-Christ, le premier a établi un calendrier qui porte le nom de sa lignée, le calendrier julien. Lorsqu’elle commençait encore le premier mars, l’année romaine pouvait comprendre comme septième, huitième, neuvième et dixième mois ceux qui, plutôt que des noms d’empereurs (comme juillet, julius, et août, augustus, par exemple) se distinguaient par leur position dans une série arithmétique : septembre, octobre, novembre et décembre. Nous en avons conservé la trace dans notre calendrier actuel.
Les chrétiens du Moyen-Âge, plus soucieux d’obéir à Dieu que de suivre l’ordre temporel des puissants et des nations, arriment quant à eux l’an neuf à la Résurrection. Ils se réfèrent au jour, variable selon les années, de Pâques, selon un calcul savant qui associe le nombre d’Or – qui veut que, tous les dix-neuf ans, année lunaire et année solaire commencent le même jour –, la lettre dominicale et les phases printanières de la lune. Le jour de Pâques, la plus grande fête liturgique de l’année, est fixé au premier dimanche après la pleine lune de l’équinoxe de printemps. Mais ce n’est ni le premier janvier, ni le jour de Pâques, qui marquent le début de la liturgie chrétienne ; c’est celui de l’Avent, qui correspond au quatrième dimanche précédant Noël. Le mois de janvier est particulièrement chargé en célébrations pour les chrétiens : circoncision du Christ le premier du mois, Épiphanie et adoration des rois mages le six, conversion de saint Paul le vingt-cinq. Il fait suite à la plus importante des fêtes fixes de l’année, celle de Noël, qui renvoie au solstice d’hiver et aux antiques Saturnalia.
Charles IX est le premier monarque moderne à rétablir l’antique repère romain de janvier par l’édit de Roussillon du 9 août 1554. Mais c’est le pape Grégoire qui a vraiment changé la donne, en établissant en 1582 un nouveau calendrier demeuré lui aussi éponyme, le calendrier grégorien. Les révolutionnaires français fixent le début de l’An I de leur République travestie de romanité au premier Vendémiaire, qui correspond pour nous au 22 septembre. Ils seront provisoirement imités dans ce geste par les Communards en 1871. Entre 1792 et 1806, le II Nivôse, notre premier janvier, est un jour comme les autres. Napoléon rétablit le calendrier grégorien, longtemps concurrencé par le julien – solaires l’un et l’autre, mais non sans de sévères irrégularités pour le second. Ce dernier a été forgé par les Romains, avant d’être abandonné par les chrétiens. Les orthodoxes et certains Berbères l’ont toutefois conservé.
Le XIXe siècle se règle sur ce mouvement d’autorité impériale et généralise la pratique des Étrennes. On se met alors à échanger vœux et gratifications en tous genres, en référence à la déesse romaine d’origine sabine Strena (Strenia ?). Selon la mythologie antique, celle-ci vivait dans un bois où l’on pouvait trouver la verveine, prisée pour ses vertus médicales et aphrodisiaques. Aux calendes de janvier, on échangeait fleurs, fruits, monnaies et médailles d’argent, comme autant d’offrandes faites aux puissants et à ses proches, sous le double signe de l’espérance et de la fidélité. Les Égyptiens de la haute Antiquité s’échangeaient leurs plus beaux flacons bleu et or, les Gaulois le gui sacré des druides, les Chinois de sibyllines sentences qu’il revenait à chacun de déchiffrer pour soi. En 1843, l’Anglais Henry Cole invente la carte de vœux. L’expédition postale devient son mode le plus commun d’envoi et d’échange. Les dons, puis les achats de calendriers se généralisent. Ceux des égoutiers d’abord, puis ceux des pompiers et des éboueurs. On se rappelle ainsi le sacrifice exigé pour s’acquitter de tâches ingrates dont l’exécution est tout au long de l’année utile et même indispensable à tous.
Égrenant le chapelet des capitales du monde, voilà que depuis quelques décennies déjà les télévisions, relayées depuis peu par les réseaux sociaux du village planétaire, diffusent en boucle, chaque trente et un décembre, les images de foules en liesse. Aux quatre coins du globe, lorsque sonnent les premières heures de l’année nouvelle, les individus formulent des vœux et prennent des résolutions en tous genres avec un empressement et un conformisme qui peuvent paraître suspects. Personne n’est censé échapper au renouvellement caporalisé du calendrier, ni à l’injonction adressée à chacun de se réjouir en masse. S’impose provisoirement un langage réduit à la part phonétique des langues d’un monde « ashtaguisé ». La comédie humaine bat alors son plein, quand l’année vire et suspend tous les regards à l’horloge universelle. Les monnaies contemporaines se réforment ou sont mises en circulation encore ce jour-là (le Franc en 1960, l’Euro en 1999 et en 2002).
Mais quelle étrange monnaie frappe-t-on tous ce jour-là ? Quelles valeurs et quelles aspirations sont inscrites, à la hâte ou après mûre réflexion, dans le marbre frais de l’an nouveau ? Sont-elles vraiment nouvelles, originales et durables ? En un mot, sont-elles seulement et vraiment les nôtres ? Le sont-elles au point d’avoir sur nos existences un pouvoir de modification volontaire ?
Les calendes de Saint-Janvier
Extrait des pages 99 à 103. Les notes présentes en bas de page ont été ici retirées pour plus de fluidité.
Quand Nietzsche a-t-il commencé à réfléchir sur la nouvelle année ? Et à la vivre, puis à la concevoir comme le nom d’une expérience particulière de l’existence ? Là encore, on ne le saura jamais, sinon en s’appuyant sur les traces les plus anciennes et les plus marquantes de sa vie et de sa pensée. En allant chercher à la source de son éducation et en suivant pas à pas l’évolution de son attitude, de ses gestes et de ses réactions liés au Nouvel An. En comprenant comment, indépendamment de Noël, elle est devenue l’objet d’une attention particulière. Avant de se muer en objet de réflexion philosophique.
Il est probable que le tout jeune Nietzsche a été, dès sa prime enfance, familier du beau poème d’Andreas Gryphius (1616 – 1664), ce poète du XVIIe siècle admiré de Goethe (1749 -1828), qui est une des sources littéraires décisives de sa jeunesse. On avait coutume de le lire dans les chaumières allemandes. Sous la plume de Gryphius, qui appelle à se concentrer sur le présent, comme le fera après lui le génie de Weimar, on peut lire : « Ce qui est mien, c’est ce qui a fait l’année et l’éternité ». Nietzsche n’aura de cesse d’inscrire ses pas de pensée sur le même chemin qui conduit à faire de l’instant (Augenblick) la forme vécue la plus intense du temps, celle par laquelle l’expérience de la vie est non seulement la plus puissante, mais la plus personnelle et la plus singulière aussi. De Gryphius, peut-être, il aura retenu une leçon matinée de pratique chrétienne, lui qui ne manque jamais une occasion de se présenter comme une plante de presbytère protestant et luthérien : ce que nous faisons de bon au cours d’une année et dont nous pouvons nous féliciter au moment de lui donner congé, demeurera pour celles qui lui succéderont, en nous laissant une satisfaction qui ne prendra jamais fin.
Mais le moment de la nouvelle année n’est pas fait que de bons sentiments. D’une part, il appelle un bilan, une évaluation de ce qui a été accompli. C’est la part acquise de la vie. Celle sur laquelle on peut et doit s’appuyer pour aller de l’avant. C’est cela la leçon de Gryphius : ce que j’ai fait de bien, ce que j’ai fait mien, c’est ce qui vaut pour l’année écoulée et pour les temps à venir. Rien ne l’effacera. Soit. Mais, que faire du reste ? Faut-il s’en accommoder ou s’en défaire ? Le vers du poète n’en dit rien. D’autre part, il y a ce qui arrive, ce vers quoi ouvre et engage l’année qui commence. Elle est précisément ce qu’il faudra s’approprier, faire sien, avec toutes les incertitudes et toutes les inconnues dont elle est encore grosse. Mais tout change dès lors que l’année nouvelle n’est plus abordée avec le secours de la foi dans le cadre strict donné par une éducation religieuse. Quand Noël et Pâques, surtout la seconde fête du reste pour les chrétiens, cessent d’être vécus comme les points culminants du calendrier. Lorsque ce dernier ne s’articule plus entre la Nativité et la Résurrection. Or, Nietzsche va progressivement et définitivement sortir de ce cadre qui lui est imposé depuis ses premières heures de vie. Une telle rupture est sans doute préparée par une série d’expériences dont nous ne savons pas grand-chose. Pour Nietzsche, elle correspond à une forme de passage à la majorité intellectuelle, qui est le résultat d’un cheminement intérieur qui le conduit à donner à son existence un autre cours que celui qui lui était assigné par son milieu et par son époque. Il n’est pas le seul dans ce cas, bien sûr. Mais, comme tout ce qu’il fait, son revirement est aussi spectaculaire qu’irréversible.
Une première année de théologie le persuade en effet qu’il n’est pas fait pour devenir pasteur comme son père, ni même pour rester croyant comme tous les siens. Il refuse de communier à la Pâques de ses vingt et un ans, provoquant l’ire et la stupeur de sa mère. Quelque chose s’est rompu à l’intérieur de lui et entre eux. Il ne pourra plus jamais faire machine arrière. Il décide alors de se tourner vers la philologie. Elle l’occupera pendant quelques intenses années d’études et de formation passées du côté de Leipzig, entre 1865 et 1868, dans la droite ligne de la sévère discipline des six années passées à Pforta (latin et grec à très haute dose). Elle lui vaut très vite des succès d’estime, dont le principal aboutit, avec l’aide de son maître Ritschl, à une série de publications, puis à sa nomination comme professeur à Bâle à seulement vingt-quatre ans. On lui confie très vite un service d’enseignement partagé entre l’université et le lycée de la ville. Nietzsche, qui rêvait plutôt de voyager à Paris avec son ami Erwin Rohde et de s’ouvrir à tous les champs de la pensée, voit la philologie le contraindre à une sorte de mariage forcé. Celle qu’il voulait quitter pour la philosophie et qu’il regarde déjà avec un œil critique lui vaut une offre qu’il ne peut refuser.
Au même Rohde, il écrit de Leipzig, le 16 janvier 1869, pour lui dire combien il regrette de ne pouvoir exaucer un vœu qui lui est si cher :
[…] c’est un grand coup que j’ai reçu sur la tête, et nos communs projets parisiens s’envolent à tous les vents. Et avec eux mes plus beaux espoirs.
Vraiment j’avais voulu, une fois encore, avant d’être lié par les obligations d’un métier, j’avais souhaité de toute mon âme goûter le profond sérieux et le magique enchantement d’une existence nomade, et, une fois encore, en compagnie du plus fidèle, du plus compréhensif des amis, savourer l’ indescriptible chance d’ être spectateur et non acteur. Je nous voyais déjà tous deux, l’œil grave et le sourire aux lèvres, avancer au milieu de la foule parisienne, couple de flâneurs philosophes que l’on s’accoutumerait à voir partout ensemble, dans les musées et les bibliothèques, dans les Closeries des Lilas (sic) et à Notre-Dame, portant partout le sérieux de leur pensée et la tendre compréhension de leur mutuelle appartenance. Et qu’est-ce qui m’échoit en lieu et place d’un tel vagabondage, d’une telle amicale proximité ? Ah ! Toi qui es le plus cher des amis, je crois que le jeune marié éprouve des sentiments du même genre que les miens : jamais notre douce indépendance, nos idéales flâneries ne me parurent plus enviables qu’en ce moment.
Jamais une autre occasion ne se représentera de réaliser ce souhait si profond de rejoindre Paris en nomade avec l’ami et l’égal ès philologie pour une virée de garçons en fleurs. Nietzsche n’y mettra pas les pieds. Il n’aura que ses yeux pour pleurer, lorsque les Communards menaceront de brûler le Louvre.
Un vœu non exaucé n’est pourtant pas nécessairement un malheur. Il y a des ratés qui ouvrent des possibles insoupçonnés. Et des regrets qu’on remplace par des aventures nouvelles. Comme il y a des choses qu’on voulait à tout prix faire et qui, une fois faites, nous laissent le goût de l’inachevé ou celui du temps perdu. En attendant de voir peut-être un jour Paris (il n’ira jamais plus à l’ouest d’une ligne Metz-Nice sur le territoire français !), ce mois de janvier 1869 lui offre, comme il l’écrit dans la même lettre à Rohde, « un conte de fées ». Il est « suffoqué de bonheur, passant tout l’après-midi à marcher en chantant des mélodies de Tannhäuser, [lorsque] Ritschl [l]e convoque » pour lui annoncer sa très probable nomination à l’université de Bâle, avec un complément de service au Pädagogium de la ville. Ce dernier, qui correspond à notre lycée, lui coûtera un peu plus chaque année et finira par l’épuiser complètement, lorsque ses forces auront commencé de décliner et que les premiers stigmates de la maladie auront porté leurs funestes assauts. Mais l’heure est à la fête et ce mois de janvier 1869 (il a tout juste vingt-quatre ans !) lui apporte une première joie immense qui dépasse toutes ses espérances : devenir professeur extraordinaire à l’université. Il le restera à peine une décennie, vivant année après année une sorte de lente descente aux enfers, avant de traverser in fine la pire période de toute sa vie. Sa manière de passer d’une année à l’autre oscillera par la suite entre le meilleur et le pire, entre l’accélération positive, qui donne le vertige délicieux d’une vie accordée à ses propres désirs et les dépassant même, et la décélération négative, qui conduit à désespérer de soi et de la vie sous les effets conjugués de la maladie et de l’isolement.
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