Catherine Verna enquête sur l’industrie médiévale dans un village des Pyrénées

Le modèle économique des campagnes médiévales révélé par une enquête proche de la micro-histoire, grâce aux nombreux registres notariés catalans : bienvenue dans le bourg d’Arles-sur-Tech au XIVe et XVe siècle, quand la Couronne d’Aragon s’étendait au nord des Pyrénées. En librairie le 24 octobre 2017.

> Dans cet article, vous trouverez la présentation de Catherine Verna, un extrait de l’introduction faisant un point sur la définition de l’industrie à la fin du Moyen Âge et une bibliographie de nos études et essais sur le Moyen Âge occidental. Excellente lecture !

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Source photo : Rendez-vous de l’Histoire à Blois, 2017

Catherine Verna est professeur d’histoire médiévale à l’université Paris 8 Vincennes-Saint Denis.

Ses recherches sont consacrées à l’histoire du travail dans les campagnes de la fin du Moyen Âge, à l’histoire des techniques et aux relations entre science et technique médiévales. Elle a récemment dirigé en collaboration avec Joël Chandelier et Nicolas Weill-Parot Science et technique au Moyen Âge (Saint-Denis, 2017). L’ouvrage qu’elle a co-dirigé sur l’acier introduit une réflexion neuve sur la rationalité technique et l’entreprise L’acier en Europe avant Bessemer, dir. Par Philippe Dillmann, Liliane Hilaire et Catherine Verna (CNRS-Université de ToulouseLe Mirail, 2011).

Elle dirige actuellement un des programmes de recherche internationaux de la Casa de Velazquez consacré à « L’entreprise rurale en Méditerranée occidentale » (XIIIe-XVe siècles).

Début de l’introduction

Ce livre est tout entier consacré à l’industrie des campagnes médiévales. En cela réside sa principale originalité. Force est de constater que l’industrie médiévale est mal servie par l’historiographie européenne, en particulier française, qui la confond souvent avec l’artisanat, comme si les deux termes et les deux secteurs de production étaient interchangeables. Certes, des travaux récents lui ont été consacrés , sans parler d’ouvrages plus anciens qui, pour certains d’entre eux, faisaient usage du terme « industrie » avec une relative provocation. Je pense au livre de Jean Gimpel, La révolution industrielle du Moyen Âge. Mais ils tardent encore à être enregistrés par la collectivité des médiévistes et même, plus largement, par l’ensemble des historiens. La confusion entre artisanat et industrie se perpétue dans les manuels et les ouvrages de synthèse qui, par ailleurs, accordent généralement un faible intérêt à l’industrie. Il y a là un décalage entre la recherche historique et sa diffusion. Il m’est apparu que cet objet de recherche peu fréquenté méritait une mise au point tant conceptuelle que méthodologique, permettant d’apprécier la démarche qui me semble particulièrement appropriée à sa meilleure connaissance : celle de la micro-histoire. Encore faut-il que les archives s’y prêtent et c’est pourquoi l’enquête proposée dans cet ouvrage se déploie à partir des registres notariés catalans. Pour mieux en apprécier la portée, c’est par un bilan historiographique que je souhaite ouvrir l’enquête. […]

Qu’est-ce que l’industrie au Moyen Âge ?

Extrait des pages 18 à 21. les notes présentes en fin de volume ont été ici retirées pour une lecture plus fluide.

Dans son article de 1998 et dès l’introduction, Philippe Braunstein remarque qu’« il est sans doute plus aisé à des historiens du monde contemporain d’admettre qu’avant l’industrie il y avait déjà l’industrie qu’il ne l’est à des médiévistes de reconnaître que l’artisanat, catégorie du travail et des services de proximité, ne saurait rendre compte de tous les niveaux de la production ». Un an plus tard, Philippe Braunstein rappelle utilement aux médiévistes qui auraient encore un doute que le terme d’« artisanat », qui a envahi le secteur de la production non agricole de la médiévistique française, a été forgé relativement tard par les historiens, ceux du XIXe siècle, sûrs de leur industrie, de la force et de l’originalité de leur capacité de production et qui voulaient affirmer la spécificité de leur mode de production . Pourtant, la distinction est claire. L’industrie est capable de livrer une production quantitativement importante, régulière, de qualité constante et reconnue sur le marché, une production qui dépasse le marché local. Draps, lingots de métal, cuirs et autres produits sont munis de leurs marques, autant de signes qui en assurent la reconnaissance. C’est l’ampleur et la qualité du marché (dans le sens de la spécificité des produits et non dans celui de « bonne qualité », la qualité étant toujours relative) qui permettent de définir comme « industriel » un secteur de production médiéval. Cette définition, Philippe Braunstein la partage avec les deux grands historiens et archéologues tchèque et suisse que sont Radomir Pleiner et Paul-Louis Pelet. Tous deux avaient réfléchi, pour l’Antiquité et le Moyen Âge, à la notion d’« industrie extensive », c’est-à-dire sans accroissement de la productivité, la production en quantité et de qualité constante s’opérant par la multiplication des unités de production. À cette industrie extensive il faut opposer l’« industrie intensive » qui accroît la production et la productivité par le perfectionnement technique. C’est le cas des industries de la fin du Moyen Âge, qui profitent de la mise en place d’une mécanisation liée à l’énergie hydraulique et, en particulier, de machines soufflantes et frappantes. L’absence d’investissements substantiels en capital fixe et l’usage de techniques qui augmentent la productivité du travail sont souvent présentés comme les marques distinctives de l’industrie avant la révolution industrielle. Il faudrait cependant discuter du sens à donner à « substantiel », et rapporter le poids de l’investissement au contexte économique dans lequel il s’inscrit. Par exemple, dans le comté de Foix, le capital fixe investi dans les forges hydrauliques, même s’il ne peut pas être chiffré précisément, est lourd rapporté aux indices dont on dispose sur la fortune des notables qui en entreprennent leur construction.

La distinction à opérer entre industrie et artisanat signifie égale- ment que le secteur textile n’est pas exclusivement industriel, pas plus que le secteur métallurgique, qui regroupe des ateliers de type artisanal. Revenons sur les qualificatifs que Robert Fossier associe à l’artisanat : « segmenté et modeste ». Modeste, certes, dans la diffusion locale de ses produits, dans le niveau d’investissement. Mais comment comprendre le terme de « segmenté », car l’industrie textile, comme celle du métal, ou d’autres, peut regrouper des ateliers, petites structures souvent familiales, dont la juxtaposition ou la combinaison concourent à la production industrielle, dans le cadre du Verlagssystem, par exemple. Artisanat et industrie correspondent bien à deux niveaux de production, mais les unités qui les composent (les ateliers) et les hommes qui y travaillent participent souvent des deux. Le cas des forgerons béarnais est, à cet égard, tout à fait exemplaire : ils répondent, tout à la fois, à la demande locale et à des commandes des marchands qui organisent le commerce extra-régional de produits à forte valeur ajoutée : lames pour scieur de long et faux . De même, dans le cadre urbain, Philippe Braunstein rappelle utilement qu’un artisan peut travailler soit pour la demande locale, soit pour l’exportation : « Un fabricant de gantelets articulés à Cologne, capitale de l’armement au XIVe siècle, est un spécialiste reconnu et respecté à la fois par l’homme d’affaires rhénan qui écoule ses produits sophistiqués sur le marché de Bruges ou de Londres, et par le grand seigneur qui lui passe commande pour son propre compte. » Sans doute les exemples pyrénéens sont-ils plus modestes, mais ils ont l’intérêt de montrer que ce phénomène, c’est- à-dire la combinaison entre artisanat et industrie, caractérise aussi les campagnes et que l’atelier de l’artisan n’est ni exclusivement ouvert sur le marché local, ni uniquement intégré à l’entreprise urbaine, ni même à l’origine d’un unique courant d’exportation émanant du bourg. C’est sur la diversité du phénomène, sa fluidité, qu’il convient d’insister.

À la définition par la qualité du produit et par le marché, Philippe Braunstein ajoute une dimension humaine. Pour lui, l’industrie se caractérise par « une faculté de l’âme », c’est-à-dire, tout à la fois, l’esprit d’entreprise, le sens de l’organisation et de la gestion, le goût de l’innovation dont disposent certains individus. Il faut s’arrêter un moment sur la place des techniques, et particulièrement sur celle de l’innovation, dans la définition de l’industrie médiévale. Nous reviendrons en détail sur la notion d’innovation et sur son usage pour le Moyen Âge mais, dès à présent, on peut affirmer que les travaux, qui se sont développés depuis une vingtaine d’années, remettent en cause le prétendu immobilisme médiéval des techniques de production. La remarque, émise par Jacques Le Goff en 1964, ne peut plus être acceptée comme telle par les historiens de l’économie médiévale que sont les historiens des techniques. La nouveauté et la création, sous différentes formes, ont caractérisé l’industrie médiévale. L’artisanat n’est pas, non plus, un secteur forcément routinier, car l’ingéniosité (« ingenium ») peut aussi consister en l’amélioration d’un outil ou d’un savoir-faire, d’un geste. Déjà André-Georges Haudricourt nous avait alertés sur la notion de routine artisanale. Le geste technique, même le plus simple et le plus convenu, est l’expression d’une intention et n’est donc jamais une répétition plus ou moins appliquée. Ajoutons qu’interpréter les savoir- faire éprouvés comme de la routine serait ignorer qu’ils sont souvent l’expression d’un équilibre entre la technique et son environnement.

Présentés en 1998, réitérés en 2002, les arguments de Philippe Braunstein sont toujours d’actualité aujourd’hui. Après s’être interrogé sur le fait que l’historiographie traditionnelle reconnaît le « grand commerce » et se refuse à voir l’industrie, alors que ledit « grand commerce » est incompréhensible si les seuls produits à diffuser sont ceux de l’artisanat, Philippe Braunstein affirme : « L’industrie au Moyen Âge serait-elle donc un objet nouveau ? Non, puisqu’elle existait ; encore faut-il que les historiens l’“inventent” et l’appellent par son nom. » En éclaircissant une notion en friche, Philippe Braunstein encourageait l’étude de l’industrie médiévale, sous ses différentes facettes. Cependant, pour l’industrie rurale, restait la délicate question du corpus, tant les riches fonds d’archives sont rares dans ce domaine. Les sources catalanes, en particulier celles conservées aujourd’hui dans le département des Pyrénées-Orientales, permettent de sauter le pas et de commencer l’enquête.

Composition

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Cet ouvrage de 560 pages se compose d’un corpus de 410 pages, d’importantes notes en fin de volume (77 pages), d’une vaste bibliographie (48 pages), d’un index rerum et d’une table des figures contenues dans le volume. Hors texte, huit cartes en couleur viennent enrichir cette minutieuse enquête.

Exemple de carte contenue dans L'Industrie au village. Droits de reproduction réservés.

Exemple de carte contenue dans L’Industrie au village. Droits de reproduction réservés.

Sommaire

Introduction 
1. « Industrie » : un nécessaire état des lieux historiographique
2. Qu’est-ce que l’industrie à la fin du Moyen Âge ?

Partie I : Questions de méthode

Chapitre 1. Le Vallespir et ses industries : un territoire pour l’historien
Pouvoir « écouter les morts avec les yeux »
Petites villes, bourgs et industrie
Industrie rurale et « crise catalane »

Chapitre 2. La main des notaires et la micro-histoire
Le notaire n’est-il qu’une main ?
De la parole à l’écrit
Arles et la combinaison des focales


Partie II. Les industries d’Arles

Chapitre 3. Les mots du notaire et l’industrie
Tisserands, pareurs et teinturiers
Cordonniers et corroyeurs
Fusters
Forgerons catalans et forgeurs étrangers

Chapitre 4. Les silences du notaire et la pluriactivité
Pluriactivité et complément de revenu
Pluriactivité et entreprise

Chapitre 5. Le district industriel du Vallespir
Bourgs et complémentarité fonctionnelle
Circulation des capitaux et financement de l’industrie
En quoi le Vallespir est-il un district ?

Partie III. L’innovation technique en Catalogne

Chapitre 6. L’innovation, le roi et les notables
Le haut Vallespir et l’innovation
Territoire technique et modèle ariégeois

Chapitre 7. La forge et la question des origines
L’hypothèse de Bertrand Gille
L’origine catalane : une hypothèse fragile
Léca et la soufflerie hydraulique

Partie IV. Les marchés des fers

Chapitre 8. Les fers et les aciers des actes notariés
Le fer par écrit
Quelle désignation pour les fers du comté de Roussillon ?

Chapitre 9. Prix des fers et valeur des hommes
Le « prix de Pere Noelli » et le marché des experts
Le marché de redistribution et la valeur des hommes
Payer avec du fer : le marché des étrangers
Partie V. Migrer pour rembourser sa dette

Chapitre 10. Basques, Ariégeois et Languedociens
Des Basques dans le Vallespir
D’une montagne à l’autre
Ariégeois et Languedociens : les autres migrants de la forge

Chapitre 11. Travailler dans la forge
Gérer la forge
Une entreprise instable
Les stratégies des pauvres
Partie VI. La mine d’argent et l’élaboration des savoirs

Chapitre 12. La mine des Comelles
1425 : la reprise de l’extraction argentifère
De la mine des Comelles au mener real

Chapitre 13. Compétences et savoirs
La mine des Comelles et la loi d’Alphonse le Magnanime
Les essais et l’expertise à Montbolo
La fusina, les hommes d’Arles et le savoir technique
L’apothicaire d’Arles et la métallurgie
Conclusion
Notes
Sources et bibliographie
Index
Table des illustrations


Se procurer l’ouvrage

  • Catherine Verna, L’Industrie au village. Essai de micro-histoire (Arles-sur-Tech, XIVe et XVe siècles) [2017]
  • 560 pages. Bibliographie, Index, 8 cartes.
  • Livre broché. 15 x 21.5 cm
  • Les Belles Lettres, collection Histoire N° 140
  • Parution : 24/10/2017
  • EAN13 : 9782251447605
  • 35 € en librairie ou sur notre site internet

 


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