Jean-Noël Robert, Témoin de la déséducation nationale : extraits

«  Non, l’école de la République n’était pas archaïque »

Voici un demi-siècle, l’école de Jules Ferry était le lieu de la promotion sociale, et ses maîtres demeuraient souvent dans les cœurs et les esprits comme des femmes et des hommes dévoués qui accomplissaient une mission et répondaient à une vocation plus souvent qu’ils n’exerçaient un métier. Chacun sait que leur train de vie était modeste, et un mot du célèbre Hercule Poirot dans un roman d’Agatha Christie en dit assez sur ce point : « Les petits professeurs qui inculquent le latin aux enfants n’ont pas des fins de mois somptueuses. » Mais peu importait, car le maître inspirait le respect ; il était celui qui transmettait un savoir indispensable pour s’élever au-dessus de la condition souvent difficile dans laquelle vivaient les familles modestes. Aujourd’hui, la situation a changé. L’école est un produit de consommation, les élèves et les parents en sont en quelque sorte les clients, qui, comme chacun sait, sont les rois, et les maîtres ont été ravalés au rang d’employés ou de prestataires de services auxquels le respect n’est pas forcément dû puisqu’ils sont « payés pour ça ».

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Le changement des mentalités s’explique aisément par l’évolution de la société, mais aussi par le tourbillon politique qui est né des affres de la seconde guerre mondiale. En réalité, et sans refaire l’histoire de notre système éducatif, il faut retenir une date-clé : 1968. C’est principalement dans les années qui ont suivi qu’une épidémie a commencé à sévir, celle du grand bouleversement. Il n’était plus question de considérer l’école comme un héritage, comme un patrimoine qui formait le socle sur lequel avait pu s’édifier notre République. Il fallait tout changer. Le temps des réformes profondes et révolutionnaires pour abattre l’ancien monde et construire le nouveau était venu. Malheureusement, avec un peu de recul, on s’aperçoit que ces quarante dernières années ont vu naître puis disparaître au gré des modes pédagogiques un florilège de réformes dont la principale caractéristique fut de se contredire les unes les autres. Le vieux navire de l’école, habitué à tracer sa route au milieu des tempêtes, tanguait soudain sous les coups de boutoir d’une politisation effrénée. L’esprit de liberté et d’égalité voulu depuis Condorcet et Jules Ferry pour faire de l’école le creuset de la formation des hommes et des citoyens se trouvait alors asservi par les réformateurs pour promouvoir leur idéologie politique. En 1977, dans le quotidien Le Monde, on pouvait lire le projet pour l’école de la FEN (Fédération de l’Éducation nationale) avec ces mots : « La FEN a fait un choix essentiel : celui d’une société socialiste. » L’école, instrumentalisée par le pouvoir politique, devenait la chambre d’enregistrement de toutes les élucubrations des auteurs des nombreuses réformes qui s’ensuivirent, ceux-là mêmes qui inventeront toutes les méthodes destinées à formater les futurs citoyens, j’ai nommé les pédagogistes. Ces personnages font depuis lors la pluie et le beau temps au ministère de l’Éducation, entraînant, par leur démagogie et sous le couvert de propos hypocrites, le vieux navire vers le fond dans un délire permanent. Mais, avec lui, c’est notre école républicaine qui sombre corps et biens et l’acharne- ment de ceux dont l’honneur voudrait au contraire qu’ils missent tout en œuvre pour le renflouer est exemplaire. C’est cette époque, ces quarante années de déséducation massive que j’ai vécues de l’intérieur et dont je souhaite témoigner. Pages 12-13

« Il n’existe pas une pédagogie, mais des pédagogies »

L’objectif, établi depuis très longtemps et savamment mis en œuvre depuis plus de trente ans, consiste à casser systématiquement tout ce qui avait fait la réussite de notre école. Je ne suis pas en train de jouer les passéistes et de pleurer sur l’école de grand-papa. J’ai passé trop de temps sur le terrain pour ignorer que les jeunes ont beaucoup changé en peu d’années. Partir en guerre, comme l’a fait l’inspection générale, contre les cours magistraux ne représente qu’un combat de Don Quichotte ; il est bien évident qu’il est devenu impossible d’enseigner comme on le faisait jadis. Mais inventer des théories clés en main que tous les jeunes professeurs devraient appliquer dans l’esprit du tout pédagogique et au mépris de la culture et des savoirs est une ânerie dangereuse et coupable. Je sais que nous sommes à l’ère de la communication, que le savoir-faire vaut mieux que le savoir et que, pour nos autorités, prime surtout le faire-savoir, mais tout cela se résume à du vent et, au lieu de remettre en cause les résultats des diverses enquêtes sur la qualité de notre école parce qu’elles ne leur conviennent pas, nos pédagogistes devraient plutôt s’interroger sur l’échec de leurs belles théories. Il n’existe pas une pédagogie, mais des pédagogies qu’il faut savoir choisir, combiner et adapter afin d’offrir à chaque public l’enseignement qui peut lui apporter le plus. Je me souviens ainsi d’un inspecteur, un jour, qui m’a déclaré : « Aucune de vos méthodes d’enseignement n’est vraiment originale, mais ainsi utilisées ensemble, elles sont redoutablement efficaces » (je me demande encore quel sens il fallait donner à l’adverbe « redoutablement » !).  Pages 20-21

« Les Français ont toujours eu le défaut d’admirer ce qu’ils ne comprennent pas »

Peut-être en êtes-vous resté au temps où l’on disait qu’un élève devait toujours avoir ses livres et ses crayons, pouvait être appelé à venir au tableau (il ne faut plus dire « tableau noir », d’abord parce qu’il est souvent blanc et que, surtout, le terme serait devenu « raciste » !) avant d’aller se distraire en récréation. Dorénavant, vous direz qu’un apprenant doit toujours se munir de ses supports cognitifs et de ses outils scripteurs, qu’il peut être appelé à rédiger sur une surface scripturale à usages multiples, et qu’il attend avec toujours autant d’impatience l’espace-temps de liberté interstitielle. Les Français ont toujours eu le défaut d’admirer ce qu’ils ne comprennent pas, prêtant à ceux qui les éblouissent de leurs creuses formules une supériorité intellectuelle dont ils sont malheureusement totalement dépourvus. Récemment encore, un document du ministère destiné aux professeurs de sport évoquait les différentes disciplines, comme la natation, qui est devenue un déplacement « en milieu aquatique profond standardisé », ou encore le canoë-kayak, « une activité de déplacement d’un support flottant sur un fluide », ou bien le badminton, « une activité duelle de débat médiée par un volant »… Il serait grand temps que les « géniteurs d’apprenants » se missent au goût du jour. Les enseignants eux-mêmes jonglent sans s’en rendre compte avec des termes qui ne veulent dire grand-chose ni pour les élèves ni pour les parents. Il n’est plus question de temps d’adaptation, mais de temps de remédiation ; les rédactions sont devenues « des productions écrites », et les adultes qui peuvent vous aider à y voir clair sont des « référents ». Dès l’école maternelle, on nous explique l’importance de la conscience phonologique, prérequis indispensable pour suivre une première année de primaire. Cela veut simplement dire qu’il faut apprendre aux enfants à bien différencier les sons et les syllabes si utiles pour la lecture. À l’école élémentaire, il faut pratiquer une « vigilance orthographique » et « maîtriser le geste graphomoteur et automatiser progressivement le tracé normé des lettres », c’est-à-dire apprendre à écrire ; mais à le dire ainsi, la chose paraît tellement banale (quoique, aujourd’hui…) alors qu’un jargon périphrastique et ampoulé convient telle- ment mieux à ce que nos pédagogistes veulent nous faire passer pour « une science ». Pages 23-24

« Tu sais bien que ton professeur est un con ! »

Je faisais la queue chez le charcutier. Derrière moi un père rassurait ainsi son fils, un collégien d’environ 13 ans, qui essayait de lui expliquer qu’il n’avait pas eu une bonne note parce que son professeur n’avait pas compris ce qu’il avait voulu dire. La réponse du père est symptomatique de l’opinion que beaucoup de parents se font d’un certain nombre d’enseignants. Il faut dire que, depuis que nos démagogues ont donné la parole aux parents jusque dans les instances mêmes de l’école en leur expliquant que leur jugement avait autant de valeur (sinon davantage) que celui des maîtres, un certain nombre de ces « géniteurs d’apprenants » ne se sentent plus d’aise. Chacun a son opinion sur ce qu’il conviendrait d’enseigner, sur la méthode utilisée en classe, sur l’organisation du temps scolaire et dans bien d’autres domaines encore. Le cocasse est que tous les parents ne sont pas d’accord même s’ils s’imaginent chacun détenir la vérité, et principalement ceux qui n’y connaissent rien. On ne parle bien et avec assurance que de ce qu’on ignore. Le pauvre professeur devient donc le bouc émissaire des élucubrations parentales, réduit au rang de simple domestique. Et encore ! Ils traitent plus d’une fois l’enseignant comme je ne le ferais point de ma femme de ménage de crainte qu’elle ne me rendît son tablier (et elle aurait bien raison). Le drame est que les propos tenus par ces mêmes parents à la maison devant les enfants sur le corps enseignant ne sont pas plus flatteurs, et les élèves, en classe, répercutent nécessairement dans leur attitude l’opinion exprimée chez eux par leurs parents. Si l’on ajoute à cela que les méthodes nouvelles ont supprimé tout moyen d’exprimer une autorité au nom de l’expression spontanée des jeunes, et toute discipline afin de ne pas brimer les chères têtes blondes et brunes, on aura vite compris pourquoi trop d’enseignants sont méprisés par leurs élèves et leur servent même de souffre-douleur. Tout est de la faute du professeur (sauf les bonnes notes obtenues, qui ne sont dues qu’au seul génie de l’enfant) ! Il n’a qu’à savoir se faire obéir au lieu de s’égosiller pour tenter d’être entendu par une troupe de gamins qui contestent tout, son autorité, son savoir et, parfois, jusqu’à sa tenue (je pense surtout aux femmes). Le professeur est devenu une sorte de gentil animateur qui tente d’amuser un public parfois hostile, souvent indifférent et presque toujours ingrat. Le bilan de l’opération est que, dans beaucoup d’établissements, tout enseignement s’avère très difficile, voire carrément impossible. Les fainéants et ceux que rien n’intéresse sont les rois de la classe au détriment des autres qui n’osent rien dire au risque de se faire tabasser à la récréation. C’est la royauté du cancre. Il arrive même que le professeur, exposé à l’insolence, voire aux insultes de certains, se trouve profondément blessé, humilié et n’ait qu’une envie, celle de se mettre en congé pour ne pas sombrer dans la dépression, ou encore de démissionner, ce que font de plus en plus de jeunes professeurs à leurs débuts. Pages 33-34

Mais les professeurs n’en peuvent plus. Jamais le nombre d’enseignants démissionnaires n’a été plus important qu’en 2017, et particulièrement parmi les jeunes, nous l’avons dit. Dans un document publié sur le réseau des écoles de formation des professeurs, certains formateurs ont écrit : « Nombre de nos jeunes collègues […] nous font part de leur désarroi face à certaines conduites de leurs élèves qui leur semblent relever non seulement de l’indiscipline mais de certaines formes de provocation. Les professeurs ressentent une tension extrême, allant parfois jusqu’aux risques d’agressions entre élèves ou à leur égard. Certains élèves semblent non seulement être installés dans l’indiscipline constante et extrême, mais refuser toute communication, et parfois même se placer hors des codes les plus fondamentaux de l’école. » N’y a-t-il pas comme une certaine ironie à lire ces propos (au demeurant très réalistes) sous la plume de ceux qui sont en principe chargés d’apprendre aux jeunes enseignants leur métier ? Quel aveu d’impuissance ! Pages 38-39

De quelques « spécimens »

Néanmoins, nous le savons, tous les enseignants ne s’impliquent pas de la même façon, donnant prise aux critiques acerbes des parents, et je suis le premier à le regretter. Je déplore qu’ils n’aient pas pris toute la mesure de leur responsabilité. Outre l’image négative qu’ils laisseront dans les jeunes esprits, outre l’ombre qu’ils jettent sur l’institution, certains semblent ne pas se douter qu’une année « blanche » dans telle ou telle discipline peut avoir des conséquences dramatiques pour la suite des études de tel ou tel élève fragile dont les parents n’ont pas les moyens de lui offrir des cours particuliers. Nous avons tous gardé le souvenir de certains professeurs qui se moquaient de leur travail et ne s’intéressaient guère à leurs élèves. Je pourrais m’amuser à dresser la liste de quelques collègues de triste mémoire : celui qui attendait les vacances avec impatience et qui, dès que le printemps arrivait, venait faire ses cours en bermuda et en tongs ; celui qui gardait une bouteille de whisky dans son casier dans la salle des professeurs afin de se remonter le moral entre deux cours ; ceux (ils étaient plus nombreux jadis) qui se croyaient investis d’une mission politique et prêchaient avec un militantisme sans faille les vertus de l’extrême gauche à leur jeune public – j’ai même vu, en salle des professeurs, des collègues s’empoigner jusqu’à rouler sous la table parce que l’un avait osé apporter un autre quotidien que L’Humanité ; celle qui est atteinte d’une flemmingite aiguë et qui peine à faire faire un devoir par trimestre en français à ses élèves de première (et encore le dernier n’était-il pas obligatoire, ce qui réduisait considérablement le nombre de copies à corriger)… Je voudrais évoquer particulièrement ce collègue brillant orateur et fort cultivé qui a publié ces années dernières des ouvrages très intéressants sur le métier d’enseignant et la dérive de notre ministère mais qui, lorsque je l’ai connu, ne pouvait arriver le matin avec moins de vingt minutes de retard (j’étais obligé de faire la police dans le couloir parce que sa salle se trouvait face à la mienne), et qui était atteint d’une phobie des corrections comme d’autres le sont d’une phobie administrative, au point qu’il avait, lui aussi, du mal à faire un devoir par trimestre et qu’il lui est même arrivé de ne pas rendre les copies du bac blanc.
Comment ne pas évoquer également le souvenir d’un professeur de philosophie que j’ai moi-même eu comme élève lorsque j’étais en khâgne à Louis-le-Grand ? C’était un grand acteur, il avait l’accent du Midi et ressemblait à Fernandel mais il surpassait de loin tous les comiques qui font florès aujourd’hui. Ses cours nous procuraient un divertissement bienvenu. Malheureusement il n’a abordé les auteurs au programme qu’une seule heure dans l’année parce qu’un inspecteur était venu l’écouter. Il prétendait qu’un philosophe devait savoir parler de tout et sur tout. Alors, pendant une heure d’affilée, il abordait les sujets les plus variés et les plus désopilants tels que « le mouchoir que portait Napoléon dans sa poche pendant la campagne d’Italie » ou encore « la recette du steak de baleine à la sauce Jonas ». Il habitait un hôtel particulier dans le 16 arrondissement et avait fait ses premières études dans un séminaire. Il en avait retiré une haine inextinguible de la religion en général et de Jésus-Christ en particulier. Ce dernier constituait son sujet de prédilection et il était rare qu’il ne ramenât pas à lui tout thème traité, comme ce fut le cas pour un clou qu’il avait volé, pendant les vacances, dans la maison de Hegel en Allemagne et qui fit l’objet de deux heures de cours (il fallait bien cela pour ce clou de si noble origine). […]

Le lecteur pourrait sans doute compléter à loisir ce petit tour d’horizon des originaux qui peuplent notre Éducation nationale. Je voudrais cependant lui dire qu’il ne s’agit là que de quelques spécimens rares qui sont la honte de notre institution et qui mériteraient sans doute d’être sanctionnés par la hiérarchie. Pages 45-46

 


Présentation de l’ouvrage

La démagogie et l’hypocrisie sont les deux mamelles de la déséducation nationale. C’est peu de dire que l’école se porte mal. Elle constitue la principale caisse de résonance d’un malaise qui la dépasse et qui gangrène la société. Elle souffre surtout d’une entreprise de destruction massive orchestrée par une administration ministérielle aux mains d’idéologues pédagogistes qui ne sont pas seulement de naïfs Trissotins. L’auteur de ce petit livre a supporté, non sans peine, pendant plus de quarante ans, les affres de cette « décérébration » programmée. Il a eu la chance d’exercer parallèlement dans le secondaire et dans le supérieur et s’est trouvé confronté à nombre de maux qui ont aujourd’hui engendré la débâcle de notre école : la succession des réformes, la complexité des programmes, les aberrations de l’orientation, les atteintes répétées contre la laïcité…

Une vision à la fois personnelle et élargie, simplement nourrie d’une expérience et d’un bon sens qu’exigent la pratique du « terrain » et surtout l’amour du métier.


L’auteur

Jean-Noël Robert, latiniste et historien de Rome, a publié aux éditions Les Belles Lettres une quinzaine d’ouvrages sur l’histoire des mentalités dans l’Antiquité romaine, parmi lesquels Les Plaisirs à Rome (1986, nlle édition 2005), Rome la gloire et la liberté (2008), Les Romains et la mode (2011) ou L’Empire des loisirs (Signet, 2011). Il dirige en outre la collection « Realia » et celle des « Guides Belles lettres des civilisations » dans laquelle il a signé deux volumes, Rome et Les Étrusques. 

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