Tibère, biographie inédite de Robert Turcan. Un exilé volontaire : extrait

C’est alors que, « malgré tant d’avantages acquis, dans la force de l’âge et en pleine santé, il décida soudain de disparaître » (Suet., Tib., 10, 1) et de s’éloigner au plus loin possible de Rome. Naturellement, un pareil coup de théâtre ne manqua pas déjà de délier les mauvaises langues. 
On insinuait que Tibère voulait accroître son autorité par une absence qui le ferait bientôt regretter, auctoritatem absentia tueretur (Suet., loc. cit.). Plus tard, Tacite (Ann., I, 4, 4) prétendra même que « sous le nom de retraite » (specie secessus), Tibère tendait à déguiser « ses débauches secrètes », anticipant ainsi sur les bruits de scandales que suscitera le « nésiarque » de Capri. En l’occurrence, rassasié d’honneurs, il aspirait (disait-il) à souffler un peu, « se reposer de ses labeurs » (Suet., Tib., 10, 2). Car il avait beaucoup donné depuis quelques années, notamment dans les camps légionnaires. Auguste se plaignit au sénat d’être abandonné et Livie, dont ce retrait n’arrangeait pas les plans mûris de longue date, multiplia en vain prières et supplications (Suet., Tib., 10, 3). Rien n’y fit.
Ne cédant aux instances ni de son beau-père, ni de sa mère, Tibère, qui avait fait la grève de la faim durant quatre jours,  obtint enfin la permission de s’éloigner (ibid., 4). Il s’embarqua donc à Ostie, « sans répondre un seul mot à ceux qui l’avaient escorté, ni les embrasser, sauf un tout petit nombre » (ibid., 5).
Mais il longeait déjà la côte campanienne, quand on lui apprit que la santé d’Auguste s’était affaiblie. Il crut alors devoir arrêter son voyage. C’était sans compter avec les mauvais bruits des langues ennemies. Car, de toute évidence, si Tibère interrompait sa route, c’était afin d’attendre le décès d’Auguste ! (Suet., Tib., 11, 2). Bien avant « Internet » et les « réseaux sociaux », le jeu oral des insinuations avait des effets immédiats… Apprenant la rumeur, Tibère refit aussitôt voile pour Rhodes, s’arrêtant seulement dans l’île de Paros pour y acheter une statue d’Hestia qu’il destinait au temple de la Concorde (DC, 55, 9, 6), mais qui ne coïncidait vraisemblablement pas avec l’œuvre célèbre du sculpteur Scopas.
Tibère était fatigué, non seulement par ses campagnes militaires, sous des climats rudes, mais surtout par le monde de l’Vrbs, par l’ambiance empoisonnée de cette société où les ambitions et les arrière-pensées dominaient les esprits. Il cherchait à fuir tous les tohu-bohu de l’opinion publique, où les infidélités affichées de Julie se mêlaient aux sombres jalousies qu’inspiraient les convoitises du pouvoir. Tibère était aussi un homme cultivé à qui manquaient Mécène et Horace et Virgile. Or Rhodes avait gardé tout son prestige intellectuel et les activités qui le faisaient valoir.
Un premier voyage en Orient quatorze années plus tôt avait donné au beau-fils d’Auguste l’occasion de faire escale dans « la plus belle » des îles avoisinant l’Asie Mineure (Plin., NH, 5, 132). D’après Strabon (Geogr., XIV, 2, 5), Rhodes était une ville admirable. Qu’il s’agît de ses ports, de ses rues, de ses murs et autres constructions, elle était incomparable : « aucune autre cité ne lui est supérieure ». Rhodes avait également un très riche patrimoine sculptural (73 000 statues, d’après Mucien que cite Plin., NH, 34, 36), et l’on sait le goût de Tibère pour la plastique grecque, classique ou hellénistique.
Il appréciait d’ailleurs aussi le charme et la salubrité (Suet., Tib., 11, 2) de cette île, où le soleil dissipait chaque jour de très rares nuages (Plin., NH, 2, 15), tout comme ultérieurement il goûtera le climat délicieux de Capri, face au « plus beau golfe du monde » (Tac., Ann., IV, 67, 3).
Mais la motivation majeure, la raison profonde de cet exil volontaire étaient plus délicates et ne pouvaient pas être données d’emblée. Significativement, Velleius Paterculus (II, 99, 2) écrit qu’alors Tibère fit preuve « d’une piété étonnante, incroyable, indicible ». Pietas en latin ne concerne pas uniquement le culte des dieux, mais encore le respect des enfants pour leurs parents et l’amour des parents pour leur progéniture, les égards qu’on se doit en famille. Velleius désigne là un sens religieux des liens familiaux, dont Ti. Nero instruisit ses deux fils.
Caius César, le petit-fils d’Auguste, allait, en revêtant la toge virile, entrer dans l’âge adulte et dans la vie publique. Lucius César, son frère, ne tarderait pas à entrer, lui aussi, dans le cursus honorum. Compte tenu de la position acquise par Tibère, il y eut des tensions inévitablement (DC, 55, 9, 7)4. Tibère crut donc devoir s’effacer quelque temps, pour ne pas avoir l’air de leur porter ombrage (Vell. Pat., II, 99, 2 ; Suet., Tib., 10, 2 et 11, 8). Il agissait apparemment comme Agrippa qui, en – 23, s’était retiré à Mytilène, sous couvert d’une mission en Asie, afin de ne pas apparaître en concurrent de Marcellus (Vell. Pat., II, 93, 2 ; Suet., Aug., 66, 3 ; Tib., 10, 2).
Mais les motivations d’Agrippa ne coïncidaient pas avec celles de Tibère. Les circonstances, en fait, étaient bien différentes.
J. Carcopino avait une autre explication liée à la personnalité de Julie. Celle chez qui, selon lui, « l’orgueil étouffait jusqu’à l’amour maternel » n’admettait guère un semblant d’équilibre entre Tibère investi pour cinq ans de la tribunicia potestas et le petit-fils d’ Auguste, Caius César, que son père adoptif préparait au pouvoir. Elle aurait voulu que son mari Tibère eût bien le second rang – et non pas d’autre – dans l’État. Un époux résigné ne lui convenait pas. J’avoue ne guère croire, en l’occurrence, à une querelle de préséance.
Au vrai, Tibère avait un dilemme à résoudre, et non des moindres. En tant que mari trompé, il avait le devoir d’incriminer sa femme, mais il ne le pouvait qu’au nom de la loi même que le père de Julie avait portée dix ans plus tôt, De adulteriis coercendis (Suet., Aug., 34, 1 ; D, 48, 5, 1) : une obligation double et contradictoire. Mieux valait donc alors quitter la scène. Les tensions conjugales et familiales n’étaient pas sans péril pour la res publica. Les scrupules de Tibère procédaient bien d’une forme de pietas, comme celle dont fait état Velleius : pietas envers les siens, pietas envers la patrie romaine.
Naturellement, le beau-fils d’Auguste ne révéla rien de ses sentiments profonds. On l’accusera volontiers de dissimulation (Tac., Ann., I, 4, 4 : simulationem) et jusques à sa mort (ibid., VI, 50, 1)7. Il faut dire qu’il avait souvent lieu de rester sur ses gardes (Tac., Ann., I, 11, 5). La dissimulation est un moyen d’autodéfense contre toute agression indiscrète d’autrui. […]
Tibère commença donc par confirmer les raisons « culturelles » de son séjour à Rhodes. S’y contentant d’une demeure plutôt modeste, outre une villa aux environs qui n’était guère plus vaste, il adopta un train de vie très simple. Il flânait au gymnase sans licteur ni appariteur. Il avait avec les Grecs de l’île des relations cordiales et sur un pied d’apparente égalité (Suet., Tib., 11, 3). Car il parlait le grec « couramment et sans peine » (ibid., 71, 1). Il fréquentait assidûment les écoles de  rhétorique et de  philosophie, se rendait volontiers aux conférences des différents professeurs, sans doute aussi aux cours de certains grammatici commentant les poètes obscurs qu’il savait apprécier.
Rhodes avait, en effet, une école de philologues rivalisant avec Alexandrie et Pergame. Car on allait à Rhodes pour y perfectionner son talent oratoire, mais également afin d’y devenir « plus savant » (Cic., Brut., 41, 151). Aristodème de Nysa y enseignait la rhétorique le matin, la « grammaire » (c’est-à-dire la lecture commentée des poètes) l’après-midi (Strab., Geogr., XIV, 1, 48).  […]
Mais à Rhodes Tibère fit surtout la connaissance de l’astrologue Thrasylle, qui était en même temps philosophe platonicien et qui dut profiter de l’héritage intellectuel de Posidonius. Comme lui, Thrasylle aspirait à une connaissance totale de l’univers. Il s’intéressait aux sciences de la nature, comme en témoigne Pline l’Ancien. Il avait travaillé sur le pythagorisme et sur le platonisme (Schol. Iuu., Sat., VI, 576 ; Porph., V. Plot., 20). Il raisonnait donc en  philosophe sur le fonctionnement du monde. La mathématique céleste était alors, pour ainsi dire, le dernier mot de la science.
Tibère croyait à l’astrologie, mais se défiait des astrologues, des faux savants, sachant, comme l’écrira Tacite (Ann., VI, 22, 5) à propos justement de Thrasylle, que nombre d’imposteurs «  prédisent ce qu’ils ignorent » ou qu’une « limite étroite sépare la compétence de l’erreur » (ibid., IV, 58, 4). Il aurait mis à l’épreuve les candidats au poste d’astrologue consultant.
Sur le sujet, on contera plus tard des histoires sinistres. Chaque fois que Tibère interrogeait un de ces experts (ou qui se prétendaient tels), « il utilisait l’étage supérieur avec la complicité d’un unique affranchi qui, illettré et vigoureux, menait l’homme par des chemins mal frayés au bord d’un précipice (car son palais s’élève au-dessus des rochers) » et, si le candidat « s’attirait le soupçon de mensonge ou d’imposture, on le précipitait dans la mer pour supprimer l’indicateur (éventuel) du secret » (Tac., Ann., VI, 21, 2).

Extrait des pages 50 à 58 du chapitre  » Un exilé volontaire. »

Tibèrecouv

Robert Turcan

Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, ancien membre de l’Ecole française de Rome, professeur émérite (Paris IV), membre de l’Institut (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), Robert Turcan a travaillé sur l’art romain, les sarcophages, le dionysisme et les cultes orientaux du monde romain. Il a publié dans la Collection des Universités de France :

Firmicus, L’Erreur des religions païennes (1982, édition et traduction du latin)

Histoire Auguste : Vies de Macrin, Diaduménien et Héliogabale (1993, édition et traduction)

Mais également, aux Belles Lettres :

Recherches mithriaques. Quarante ans de recherches et d’investigations (2016)

L’archéologie dans l’Antiquité. Tourisme, lucre, découvertes (2014)

Vivre à la cour des Césars (2009)

Les Cultes orientaux dans le monde romain (2004 pour la 3e ed)

Mithra et le mithriacisme (2004 pour la 4e ed).

Il a de plus publié (chez Faton et Albin Michel) des biographies d’Héliogabale, Constantin, Marc Aurèle et Hadrien.

 

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