Sybille Lewitscharoff: Pourquoi j’écris sur Hans Blumenberg

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Extrait de Sibylle Lewitscharoff interrogée dans le Dei Zeit du 20 janvier 2011 : Pourquoi j’écris sur Hans Blumenberg

« Mon amour de la philosophie n’est malheureusement pas partagé. Si grande que soit mon envie de mieux la comprendre et si assidue que je sois lorsque j’étudie des ouvrages de philosophie, il n’en reste pas grand-chose gravé en moi. En revanche ma mémoire se rappelle avec ferveur maint roman lu il y a trente ans. Les philosophes, par exemple le vénéré Ludwig Wittgenstein, je ne les comprends pas au fond, à l’exception du journal de ce dernier. Au bout de quelques pages, déjà, mes pensées vagabondent et produisent des ondes romanesques. Ce qui m’attire, ce sont des phrases ou des mots isolés qui se détachent devant mes yeux, comme s’ils étaient découpés dans la page, mais sans que je parvienne à suivre le cheminement de la pensée.
Mon amour pour les œuvres de Blumenberg est ancien et durable. J’étais encore écolière quand un Blumenberg m’est tombé entre les mains pour la première fois – La légitimité des Temps modernes. J’ai toujours aimé les livres extrêmement exigeants, à condition toutefois d’y sentir que ma honteuse difficulté de compréhension ne repose que sur moi. Plus tard, quand les fébriles penseurs français sont arrivés en foule sur le marché, je n’ai eu que rarement ce sentiment. Qu’est-ce qui était, qu’est-ce qui est si attirant dans les œuvres de Blumenberg ? Certainement leur pure opulence. Une opulence du savoir qui est très plastique par sa langue et qui puise sans effort dans les domaines annexes de la philosophie, dans la théologie, dans l’histoire de l’art et dans la recherche scientifique, en particulier dans l’astronomie.
Le mot-clé de Blumenberg est ambivalence. Il est étonnant qu’un agnostique connaisse la théologie de façon si subtile. Et même si Blumenberg ne minimisait jamais les conquêtes du monde moderne mais y voyait au contraire un progrès bienvenu, la mélancolie plane sur son œuvre. Le philosophe y fait le bilan des pertes, avec une sublime tristesse pour ce qui a été perdu. Quand les hommes ne peuvent plus se défendre contre l’exigence de la réalité à l’aide du mythe et de la religion, quand ils renoncent à la toute-puissance des vœux de l’imaginaire et s’obligent mutuellement à aller à la montagne d’ossements du réalisme, ils deviennent incapables d’être consolés. Ils ont comme toujours besoin de consolation mais sont incapables de la recevoir et incapables de la dispenser.
(…) Mea culpa, je me suis décidée à écrire un roman sur Blumenberg. Pas une biographie. En l’occurrence, le risque d’échec n’est pas mince. Une part de vampirisme est aussi attachée à un tel projet, quand on s’empare d’un nom célèbre en écrivant ; peut-être se régale-t-on ainsi du trésor spirituel d’un géant dans la mauvaise intention de se grandir soi-même. D’autre part, il est sacrément séduisant de s’essayer à une vie de saint moderne. Dans le roman, pas le moindre grain de poussière provenant de la vie ne doit déranger ni amoindrir le vénéré travailleur nocturne. Qui était Blumenberg, je ne le sais pas. Je ne l’ai pas connu. Mais quel plaisir de relire ses livres et d’essayer de deviner quelle genre d’homme a pu les concevoir, et d’installer – en passant – un lion sur le tapis de son bureau. Que serait un véritable saint sans lion ? »

Traduction de l’article allemand par Gérard Marino. Tous droits réservés.

Sibylle Lewitscharoff, Blumenberg, trad. G. Marino, Les Belles Lettres, coll. L’Exception, 2014, 200 pages, 21 €.

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