« Pourquoi, entre 1947 et 1948, Erwin Schrödinger a-t-il choisi de consacrer une part considérable de son travail à rédiger des textes sur la pensée grecque ? La conjonction de réelles aptitudes d’helléniste, et du désir de revenir sur les présupposes d’une physique incertaine de sa propre identité, a-t-elle suffi à motiver Schrödinger ?
Dans une certaine mesure, oui. Schrödinger a bien, pour l’essentiel, suivi les pas des nombreux scientifiques et philosophes qui se livraient à une interrogation en retour sur les racines de leur savoir. Comme eux, il a été habité par le souci rétrospectif de mise en perspective historique que décrit J.-P. Vernant : «La pensée rationnelle, dans le temps qu’elle s’inquiète de son avenir et qu’elle met en question ses principes, se tourne vers ses origines ; elle s’interroge sur son passé pour se situer, pour se comprendre historiquement. » Mais s’en tenir là serait faire de La Nature et les Grecs une œuvre achevée, fermée sur un dessein qu’elle aurait accompli. Or rien, dans ce texte, dans les circonstances de son élaboration, ou dans les prolongements qu’il a pu avoir, ne s’accorde avec l’idée d’un achèvement. Un simple regard circulaire sur les rayonnages de la bibliothèque personnelle d’Erwin Schrödinger suffit à mettre en doute sa pertinence. L’explosion d’achats de livres sur le monde hellénique survient en effet après la rédaction de La Nature et les Grecs.
Entre 1948 et 1960, Schrödinger se procure quantité d’ouvrages sur la science, la philosophie et la société grecques, des dictionnaires grec-anglais, des traités sur l’évolution de la langue grecque et des éditions anglaises des tragiques grecs. De nombreuses annotations en marge de ces livres témoignent de l’intensité des lectures qu’en faisait leur acquéreur. »
Michel Bitbol, La clôture de la représentation, introduction, page 105 de La Nature et les Grecs dont il a assuré la traduction pour la collection l’Âne d’or.