Scripta Minora de Jacques Jouanna : une œuvre majeure réunie en un volume d’exception

Le travail du philologue est un champ méconnu.

Son aboutissement — éditions critiques et monographies — occulte la matrice que forment les articles, les recensions, les préfaces, les communications, i.e. la production préparatoire et compagne de travaux au long cours. Le monde érudit les désigne sous le nom de Scripta minora ou Kleine Schriften, œuvres mineures. Il est, pour certains savants, permis de contester la modestie de la formule. Ainsi pour l’œuvre de Jacques Jouanna.
Au fil des quelque 3000 pages qui suivent, le lecteur découvrira des Opera maxima.

Pourquoi ? Trois raisons viennent distinguer le travail de Jacques Jouanna.

Tout d’abord, le temps, la durée et la régularité de sa contribution plus exactement. L’ordre chronologique des articles qui suivent atteste soixante-deux années de recherche et d’enseignement, sans interruption. Viennent ensuite les champs d’investigation, tragédie et médecine. Ils couvrent deux vastes et difficiles domaines des études classiques, en ce qu’ils sont, pour les antiquisants, des questions ouvertes. Il y a une question tragique et une question hippocratique. S’aventurer, c’est bien le terme, à apporter des éléments de réponse à ces questions suppose la maîtrise de nombreuses sources et outils (paléographie, épigraphie, codicologie etc.) mais avant toute chose celle de la langue grecque. Sur ce point, Jacques Jouanna offre à son lecteur un véritable conservatoire en partage.

Ces deux marques de distinction du travail considérable accompli s’abreuvent d’une même source qui donne une troisième raison à l’exemplarité du travail de l’helléniste : ce que nous nommerons la méthode Jouanna. Comment la définir ?

Garder une curiosité juvénile, toujours, vérifier les sources, toujours, revenir au grec, toujours. Et veiller à mépriser ce que l’on croit posséder, en ceci que chaque regard sur une question doit être lavé de tout préjugé ou prétendu acquis. Persévérer, creuser, ne pas s’éparpiller en considérations inutiles mais affronter scientifiquement et fermement les difficultés et problèmes au fil de la recherche. Pas d’innovation oiseuse mais une solide construction, pas de miracle mais l’observation et le constat. Cette fantastique combinaison entre la permanence et la variation, le lecteur de ces pages pourra justement l’observer et la constater.

Last but not least, la méthode de Jacques Jouanna s’incarne dans un souci et un style. Le souci est celui d’un devoir envers lui-même et envers les autres : s’instruire et les instruire. Car la science est une pédagogie individuelle et collective dont l’œuvre est un enseignement. Ce souci, animé par les vertus qu’il cultive et son admiration pour « ses » auteurs, tisse chez lui un style rare, propre au savant de premier plan qu’est Jacques Jouanna. Il lui confère une place d’exception dans l’histoire antiquaire, dans la tradition et la classe d’Émile Littré et Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff. […]

Le présent volume de Scripta minora réunit l’intégralité des articles scientifiques de J. Jouanna, à savoir 234 textes parus en plus de soixante années de carrière (1961-2023). Essentiellement écrits en français, mais aussi en anglais et en italien, ces articles sont dispersés dans des revues et des livres spécialisés, parfois rares ou difficilement accessibles. Dès lors, ce volume a pour but de permettre au lecteur cultivé comme au spécialiste d’avoir commodément accès à l’ensemble des articles de l’un des plus grands spécialistes actuels de la médecine et de la tragédie grecques, de leur transmission et de leur réception, et, plus généralement, de l’un des meilleurs hellénistes de notre temps, et d’apprécier ainsi la richesse de ce que ce savant a apporté aux études classiques.

Loin d’être le fruit d’un esprit disparate, l’œuvre immense de J. Jouanna se caractérise par une profonde unité organique, autour de deux genres littéraires principaux, la médecine et la tragédie, qui tous deux illustrent parfaitement cette période de naissance et d’épanouissement de la pensée et des arts grecs qu’a été le siècle de Périclès, et à l’étude desquels l’auteur a donné une impulsion décisive. Dès lors, mêlant idéalement des articles de spécialisation aux travaux de synthèse, ce volume de Scripta minora constitue non seulement un complément indispensable à ses biographies monumentales sur Hippocrate et sur Sophocle, mais aussi, plus généralement, une excellente introduction à l’histoire de la médecine et de la tragédie grecques antiques, et plus généralement, à la philologie et à l’histoire de la langue grecque. […]

L’ouvrage est complété d’un index des mots grecs qui font l’objet de discussions. En effet, J. Jouanna a publié une foule d’articles qui précisent le sens et l’étymologie de mots et de familles de mots grecs, et qui, ce faisant, permettent d’améliorer et de corriger des dizaines d’entrées des dictionnaires qu’emploient quotidiennement les hellénistes, débutants ou avertis. Nous formulons le vœu que cet index facilitera la tâche, non seulement du simple lecteur, mais également des philologues en charge de la mise à jour des dictionnaires, lexiques et autres instruments de travail.

Parce qu’il réunit en une seule publication l’édition, parfois princeps, de textes grecs et latins, mais aussi toutes les améliorations et corrections que l’auteur a apportées aux textes au fil de ses recherches, ce volume permettra aussi de faire connaître ou de redécouvrir des traités souvent méconnus. Enfin, par un retour constant aux textes, à savoir aux mots, mais sans jamais d’érudition vaine, les articles rassemblés constituent des modèles du genre, dont la lecture suscitera et nourrira les réflexions des lecteurs modernes, mais sera aussi de la plus grande utilité pour les générations futures.

Caroline Noirot et Antonio Ricciardetto, extrait de l’Introduction.