Nietzsche, le poète : une édition complète inédite

Sans équivalent dans d’autres langues, la présente édition bilingue par Guillaume Métayer réunit, pour la première fois dans sa totalité, une production dont on découvre qu’elle fut ininterrompue depuis les poèmes de jeunesse, inconnus en français.

Le promis de la vérité – toi ? ricanèrent-ils
non ! rien qu’un poète !
une bête, rusée, voleuse, rôdeuse, qui ne peut que mentir,
qui ne peut que mentir, sciemment et à dessein,
avide de proie, masqué de couleurs,
masque pour elle-même, proie pour elle-même
ça – le promis de la Vérité ?…
Rien qu’un fou ! Rien qu’un poète !

(page 48)


Écouter Guillaume Métayer sur France Culture dans l’émission La Compagnie des Poètes, de Manou Farine, consacrée à ce livre (17 mai 2019)


« Le volume que nous présentons ici constitue la première édition complète, publiée en continu et critique, des poèmes de Friedrich Nietzsche, en même temps que leur première traduction intégrale en français, comme d’ailleurs en quelque autre langue que ce soit.

Cet ensemble exhaustif voudrait aider à mieux connaître et apprécier l’écriture poétique de Nietzsche, afin de cerner de plus près la place de la poésie dans son œuvre de philosophe ainsi que dans l’histoire littéraire de l’Europe. C’est donc un autre Nietzsche, qui prenne mieux la mesure du rôle du poème dans la formation, l’évolution et l’expression de sa sensibilité, de son imaginaire et de ses idées, qu’il devrait être possible de rencontrer ici. Les lecteurs francophones, notamment, y découvriront de nombreuses pages totalement inédites dans notre langue. Car, à côté de ses œuvres les plus célèbres, publiées ou posthumes, à côté même de ses brillantes recherches en philologie et contrairement à son activité de compositeur vite abandonnée, Nietzsche n’a presque jamais cessé d’écrire des poèmes, des années d’enfance à l’effondrement turinois. Ses poèmes forment une masse et une mine de textes souvent méconnus, voire négligés des exégètes.

Ainsi, et contre toute attente au vu de la bibliographie pléthorique que l’œuvre du philosophe a suscitée depuis plus d’un siècle, notamment en France où sa destinée a été particulièrement riche, il n’existait aucun volume complet de ses poèmes, y compris dans l’original allemand.

(…) L’exhaustivité du présent volume devrait permettre d’offrir enfin une vue d’ensemble, sans exclusive, de la poésie nietzschéenne, dont il se trouve être aussi l’une des rares éditions bilingues.

Certes, publier la totalité des poèmes allemands pourrait n’avoir consisté qu’en la réunion en un seul volume des poèmes disséminés dans les œuvres complètes de référence du philosophe, la Kritische Gesamtausgabe, lancée par les grands érudits Colli et Montinari et prolongée par leurs successeurs. Ce serait déjà, il est vrai, un apport que de pouvoir lire ensemble et à la suite ces textes qui, dans la publication strictement chronologique de l’édition intégrale, sont souvent perdus au milieu de notations de nature fort hétérogène, allant des notes de cours aux dessins de guerre, des citations en grec aux devoirs en latin, des fragments de réflexion aux listes de livres à lire en passant par les journaux et autres travaux, voire brouillons philologiques. Les poèmes s’y confondent avec des notules où le philosophe va à la ligne, s’y déploient sous forme de morceaux de prose au statut parfois ambigu. Il n’est pas aisé, en parcourant ces volumes, de se faire une idée d’ensemble bien précise de la poésie nietzschéenne, qui tantôt pullule, tantôt se tait, renaît, rechute, revient. À cela s’ajoute que le principe de tout éditer dans l’ordre ou, si l’on veut, le désordre chronologique condamne la grande édition à des redites. Un même poème apparaît plusieurs fois, à quelques mois, parfois quelques années d’intervalle, dans des versions dont les différences sont parfois ténues, autant de variantes que je me suis efforcé d’indiquer ici, et qui n’avaient jamais été publiées comme telles, ce qui devrait aider les lecteurs à ne plus rester tiraillés entre diverses rédactions d’un même poème. À cette logique de recueil puisé dans les œuvres complètes j’ai ajouté systématiquement, pour que la collection soit aussi exhaustive que possible, les poèmes que Nietzsche a pu, çà et là, semer dans sa correspondance.

Une autre raison que l’effet de groupement explique toutefois l’utilité d’une telle édition. C’est que la transcription des manuscrits nietzschéens par les successeurs des grands éditeurs italiens se révèle assez souvent étrangement inexacte. Ces déficiences ont requis un travail de recherche sur les manuscrits aux Archives Nietzsche de Weimar puis sur le site Internet « Nietzsche source », ainsi que le recours à une édition complète plus ancienne, à laquelle les éditeurs modernes semblent malencontreusement ne pas s’être référés, celle qui fut réalisée par Joachim Mette, Carl Koch und Karl Schlechta. Les choix éditoriaux de cette édition antérieure, sans doute dus à une plus grande familiarité avec l’écriture dite gothique, sont d’un grand secours pour amender l’édition récente, tandis que celle-ci complète également, en retour, çà et là, certaines omissions de l’édition Mette ou tout simplement des textes de Nietzsche qui n’étaient pas encore connus, particularités que j’indique dans les notes du texte allemand.

Le texte ainsi établi, en corrigeant et complétant les deux éditions l’une avec l’autre et en se référant, par sondages successifs, aux manuscrits de Nietzsche, se veut donc également d’une valeur philologique plus solide que l’édition de référence actuelle en allemand. (…)

Enfin, cet ouvrage souhaite d’apporter quelque nouveauté sur un autre plan, celui de la traduction.

Il ne s’agit certes pas de faire ici l’éloge du résultat, qu’il revient aux lecteurs d’apprécier, mais d’expliciter des partis pris qui se veulent une contribution à une meilleure connaissance de la poésie nietzschéenne et, par là même, de sa portée dans son œuvre d’écrivain et de penseur.

Le point central de cette approche a consisté à considérer que la traduction des poèmes de Nietzsche devait être la plus poétique possible, entendons par là la plus conforme à l’esthétique de chaque poème, libéré de toute téléologie philosophique, et que, par ce chemin seul, ces textes pourraient, en un second temps éventuel et « par surcroît » (à la manière de certains systèmes de la grâce), découvrir ou recouvrer leur pleine dimension philosophique. (…)

Une traduction en vers vise à resituer ce poème dans son contexte esthétique et d’en faire mieux ressortir, par contraste, la singularité poétique, indissociable de la révolution philosophique qu’il opère.

L’idée de base qui préside à ce choix repose donc sur la conviction que le mode d’expression choisi ou forgé par Nietzsche est, à l’origine et en profondeur, indissociablement philosophique et poétique, et que, par conséquent, pour le dire de manière quelque peu scolaire, respecter sa forme constitue la meilleure manière de rendre justice à son fond. (…)

Traduire en forme, c’est bien suivre l’exemple de l’enseignement nietzschéen sur la question, celui d’une « danse dans les chaînes » que les générations de poètes n’ont eu de cesse, à son avis, de rendre plus difficile.

La poésie d’un poème est certes autre chose que sa forme, personne n’aurait la sottise d’affirmer le contraire. Pourtant, rares sont ceux qui s’avisent que c’est bien en une forme donnée que cette qualité poétique s’est incarnée et révélée. (…)

Le parti pris et le défi ont donc bel et bien été de chercher chez Nietzsche la poésie du poème et non pas seulement la poésie hors du poème.
L’ambition de ce travail n’est pourtant pas aussi démesurée qu’elle pourrait paraître. Il ne s’est pas agi ici de rendre les formes de ces poèmes dans une exactitude absolue. Une pareille gageure ne m’a paru ni tenable ni souhaitable. Toute traduction nécessite évidemment des sacrifices, et j’ai cherché à tenir ensemble deux exigences : traduire la lettre du texte et donner de sa forme une idée aussi précise que possible, en relâchant au besoin certaines contraintes, mais en m’efforçant de ne jamais céder sur le sens ni interpoler des éléments par trop exogènes à la lettre. J’ai voulu indiquer ainsi au lecteur français, par cette esquisse de fidélité musicale ajoutée à la littéralité du sens, à quelle esthétique appartenait chaque poème traduit. J’ai donc, par exemple, respecté la présence de rimes et non forcément toujours leur ordre ou leur richesse, chaque fois que cet effort m’aurait semblé devoir se payer par un déséquilibre néfaste. J’ai cherché à suggérer et imiter les rythmes, non nécessairement à les reproduire tels quels. C’est au prix de ces métathèses et de ces licences seulement que ce projet m’est apparu viable et peut-être valable : refaire, à chaque fois, un poème fidèle du point de vue sémantique et aussi semblable que possible du point de vue de l’esthétique formelle, en vertu d’un dosage qui relèvera toujours, in fine, de la subjectivité du traducteur, de l’appréciation personnelle de ses moyens poétiques et de la résistance des textes et des langues. (…)

Extraits de l’introduction (40 pages) de Guillaume Métayer.

Extraits

Une vocation de poète

Jadis, pour me revigorer,
M’étant assis au pied d’arbres obscurs,
J’entendis un tic-tac, un tic-tac très léger,
Menu, comme en rythme et mesure.
Je grimaçais, j’étais colère, –
Mais finalement je fléchis,
Et du poète empruntant la manière,
Je me mis à parler en tic-tac, moi aussi.

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À la mélancolie

Ne t’irrite pas contre moi, Mélancolie, 
Si j’affûte ma plume afin de te chanter, 
Au lieu, la tête sur les genoux renversée, 
Ermite sur sa souche, de rester assis. 
Tu me vis bien souvent ainsi, hier encore, 
Dans les brûlants rayons du soleil matinal : 
Un avide vautour criaillait dans le val, 
Il rêvait d’un corps mort au bout d’un poteau mort. 

Mais tu faisais erreur, atroce oiseau, malgré, 
Juché sur mon rocher, mon aspect de momie ! 
Tu n’as pas aperçu l’œil plein de volupté 
Qui çà et là roulait, farouche et réjoui. 
Et s’il ne filait pas jusque dans tes hauteurs, 
Mort pour les houles trop lointaines des nuées, 
Il n’en plongeait ses feux que plus en profondeur 
Dans l’abîme de l’Être, afin de l’éclairer. 

Souvent dans un désert profond, assis ainsi, 
Courbé, hideux, tel le barbare sacrifiant, 
C’est par déférence envers toi, Mélancolie 
Que je me suis, si jeune encor, fait pénitent ! 
J’étais assis, réjoui du vol du vautour, 
Et du tonnerre des avalanches roulantes, 
Tu me parlais, incapable d’humains détours, 
Vraie malgré tes airs d’une rigueur effrayante. 

Ô rude déité des rochers violents, 
Qui aimes apparaître, amie, à mes côtés, 
Me signaler les pas du vautour menaçant 
Et l’avalanche qui aspire à me nier. 
Partout, la pulsion de meurtre aux dents grinçantes 
Siffle, cruel désir de s’adjuger la vie ! 
Sur son amas de rocs inertes, séduisante, 
La fleur lointaine après les papillons languit. 

Tout cela, je le suis – je le sens, j’en frémis – 
Le papillon séduit et la fleur esseulée, 
Le vautour, le torrent brutal aux eaux transies, 
Les cris de l’orage – tout pour ta renommée, 
Dure déesse à qui, incliné, je gémis 
Tête dans les genoux, un péan effrayant, 
Ce n’est que pour ta renommée, si je languis 
Pour la vie, la vie, la vie inlassablement ! 

Ne t’irrite donc pas, ô déité féroce, 
Si je tresse ton nom de rimes doucereuses. 
Il tremble celui qu’approche ta face atroce, 
Il tressaille, celui qu’atteint ta dextre affreuse. 
Et, tout tremblant, je bégaie chant sur chant ici 
Et tressaille selon des figures rythmées : 
L’encre coule à flots, la plume affûtée jaillit – 
Déesse, déesse, laisse-moi – résonner !

Parmi les filles du désert

Le désert croît : malheur à celui qui abrite des déserts !
La pierre crisse à la pierre, le désert avale et étouffe.
La mort monstrueuse darde des regards d’un brun ardent
et rumine, – sa vie est ruminement…

N’oublie pas, homme, que la volupté brûle :
tu – es la pierre, le désert, tu es la mort…

Le monde est trop petit pour le noble esprit…

Le monde est trop petit pour le noble esprit ;
Il s’envole sur les ailes de l’enthousiasme
Au-dessus du néant de la vie
Et s’enfuit dans des hauteurs bienheureuses et meilleures
Où à côté de lui étoiles et soleils gravitent
Et il voit régner dans l’univers
Celui qui, infini, voit tout.
– Mais il est un sentiment qui inhibe
Le fougueux, sauvage élan du cœur
Qui lui fait fleurir la vie riche et pleine
D’amour et de réconfort
– C’est le sublime sentiment de l’amour de la patrie !
Ô heureux qui dans la tourmente de cette vie
Sait une maison où il peut reposer,
Où un souvenir doré l’entoure de ses flots,
Et où la félicité de mai lui sourit tendrement.

Là règne la paix, règne le plaisir bienheureux,
Et chaque cœur sent la proximité sacrée de Dieu.
Là le rêve de jeunesse plein d’espoir
A traversé une nouvelle fois le cœur fatigué
Le mai fleuri de la vie se rajeunit une nouvelle fois
Avec le chant du rossignol et le parfum des violettes
Avec le tourbillon des alouettes et le vert de l’espérance.
Et cette patrie, où tu es né,
Où tu as joui richement de la félicité de la vie,
Tu l’as perdue !

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Nietzsche, Poèmes complets

Texte et traduction nouvelle intégrale, introduction et annotation par Guillaume Métayer

Édition bilingue allemand-français | Introduction de 40 pages, index alphabétique des titres et incipit

L + 920 pages – 12 x 19 cm, couverture à rabats, 45 €

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