Clément Rosset donne sept entretiens à Santiago Espinosa dans Esquisse biographique

Philosophie – collection Encre Marine / En librairie le 14 septembre 2017

Dans ce livre, Clément Rosset s’entretient librement avec Santiago Espinosa sur divers sujets.

Dans une première partie, comprenant cinq entretiens, Rosset raconte avec humour les quatre épisodes marquants de sa vie l’ayant conduit à la réflexion philosophique. Il est ainsi question de son enfance, de son amour de la musique et de la littérature, de ses années de normalien et de son entrée à l’Université de Nice. Il y revient sur ses auteurs de prédilection, sur ses rapports avec l’Académie et avec les philosophes dont il a été le contemporain et parfois l’ami (Cioran, Deleuze, Jankélévitch, Descombes).

Dans une seconde partie, deux entretiens visent, au vu d’un certain nombre de contresens ayant été faits par des commentateurs à son égard, à clarifier et à détailler les concepts-clés de sa philosophie : le double et le réel. Il s’agit donc à la fois d’un livre biographique, où Rosset parle de lui-même, et d’un ouvrage de fond, où le lecteur trouvera, tantôt un supplément conceptuel aux livres qu’il aura lus de sa philosophie, tantôt une introduction et une invitation à leur lecture.

Clément Rosset Esquisse biographique extrait

Extrait

Clément Rosset – C’est très bien d’être lu par des gens éminents, mais parfois ce serait mieux de ne pas l’être.

Santiago EspinosaC’est tout de même assez curieux, pour ne pas dire mystérieux, cette manière fréquente de passer à côté d’un livre (ou de toute une œuvre) en faisant dire le contraire de ce qui est dit et écrit noir sur blanc (ou de ce qu’un artiste a réussi à « exprimer »). Vous avez suggéré dans En ce temps-là qu’il y a plusieurs manières de ne pas être lu ou compris, l’une d’elles consistant à plaquer sur ce qu’on lit ce qui n’y est pas écrit. Le propos du livre dont on parle, par exemple, était de montrer qu’au fond votre pensée était très proche de celle de Derrida, ce qui, aux yeux de ces auteurs, rendait légitime la lecture de vos livres.

Clément Rosset – C’est vrai et ça peut un instant agacer. Mais il y a mille raisons qui suffisent à nous expliquer cette incompréhension. L’une – en ce qui concerne l’écrit – est qu’on peut apprécier (ou déprécier) un livre qu’on n’a pas lu. Une autre est qu’on peut faire une lecture aveugle, je veux dire aveuglée par les opinions qu’on a déjà sur tout sujet et qui ne s’accordent pas avec le livre en question. Une troisième, variante inverse de la seconde, mais assez fréquente elle aussi, consiste à apprécier tout à fait le livre parce qu’on s’imagine y reconnaître les idées qui sont les siennes mais aucunement les vôtres.

Santiago EspinosaLes lectures des faux-amis seraient ainsi les pires. […]  Il y a aussi sans doute le fait qu’il existe un certain public qui préfère les ouvrages obscurs aux écrits clairs. J’ai des collègues qui semblent réellement se méfier de ce qu’ils parviennent à comprendre.

Clément Rosset – Sans doute. Ce public, souvent assez snob, donne sa préférence à des livres peu compréhensibles, dont ils parlent beaucoup sans vraiment les avoir lus. Schopenhauer, qui avait, vous le savez, une dent contre Hegel, Fichte et Schelling, expliquait ce goût par l’illusion de profondeur qui se dégage des textes qu’on ne comprend pas et comparait cette technique d’écriture à l’art de la pieuvre, qui se protège d’un liquide noir lorsqu’elle estime être en danger (d’être vue et « comprise » par un prédateur) et se hâte aussitôt de regagner des eaux plus claires. La comparaison est souvent juste, mais pas toujours. Car il y a des auteurs souvent difficiles à lire, ou volontairement obscurs, qui valent la peine d’être lus et compris : Hegel justement, ou Platon parfois, ou Plotin, et même Lacan.

Santiago EspinosaJe pense au cas de Michel Foucault, dont l’écriture n’est pas spécialement obscure, mais terriblement étriquée et fatigante.

Clément Rosset – On peut lui reprocher une écriture un peu bavarde et délayée : il lui faut souvent trois pages pour écrire ce qu’il aurait pu dire en trois lignes. Quant à sa pensée, elle est très claire aussi : supprimons les asiles et il n’y aura plus de fous, supprimons les médecins et il n’y aura plus de malades, supprimons les prisons et il n’y aura plus de délinquants. Bref, l’institution sociale est la cause de tous les maux, comme le pensaient les philosophes se recommandant du cynisme grec. Cette démagogie simpliste a toujours eu du succès et ne date pas d’hier, puisque la démagogie consiste à alimenter le ressentiment des gens. Elle me rappelle un passage de L’Île mystérieuse de Jules Verne. Pencroff, alors que ses compagnons d’infortune se réjouissent qu’aucun des naufragés réfugiés sur l’île ne soit tombé malade, réplique : « Pourquoi serions-nous malades, puisqu’il n’y a pas de médecins dans l’île ? » Mais je vais vous raconter une histoire drôle qui, à mon avis, en dit long et du personnage et de ses idées. La scène se passait le soir de la soutenance de thèse de Deleuze. Il y avait eu un petit pot pour fêter la réussite. Il y avait Godard, que j’avais pris pour un SDF qui s’y était infiltré pour manger quelque chose. Foucault était venu avec son ami, Daniel Defert, que j’avais connu en khâgne à Lyon, il n’était pas idiot ni antipathique. Alors voilà qu’il m’a abordé, bien que j’eusse une réputation d’être une bête furieuse, et pas du tout intelligent. Nous avons discuté un peu et il m’a proposé d’aller faire un petit tour sur le toit (nous étions au 5e étage). Il y avait une immense hutte en pierre qui appartenait à l’ami de Deleuze qui nous accueillait, tout près de la sous-pente de Cioran. Il y avait un orage épouvantable. En montant l’escalier je me disais que tout cela était très drôle, mais je me demandais comment j’allais me tirer de l’affaire, car je n’avais pas l’intention d’aller plus loin avec Daniel. Or je fus sauvé par l’orage et les éclairs, qui ont provoqué une panne d’électricité dans tout le quartier, ce qui m’a permis de m’éloigner un peu. Alors à ce moment-là une cohorte monte, dirigée par Deleuze à l’aide d’une lampe-tempête, suivi immédiatement de Foucault. Ils marchaient à quatre pattes dans la nuit, car il fallait s’agenouiller pour entrer par la petite porte de la hutte. Donc je vois brusquement apparaître la lampe et, derrière, la tête de Deleuze qui crie : « Ils sont là ! » Alors la lumière est revenue et les ambiguïtés se sont évanouies. J’ai profité de cette occasion pour demander un conseil à Foucault. Je me faisais harceler à cette époque par une fille qui était anesthésiste en chef dans un grand hôpital parisien. Et comme je voulais m’en débarrasser, je raconte à Foucault que depuis six mois cette fille me persécute et qu’elle m’a avoué l’avoir persécuté lui-même les mois d’avant. Je voulais donc m’éclairer de la manière dont lui- même s’en était débarrassé. Alors il me répond : « Les flics, que voulez-vous. » L’hypocrisie et la mauvaise foi avaient ainsi vu le jour.

Sixième entretien (Sur le réel), extrait des pages 99 à 101.

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Clément Rosset

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Photographie tirée du site clementrosset.com

Clément Rosset (Carteret, Manche, 1939) est un ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm), agrégé de philosophie et docteur ès lettres. Il a enseigné pendant 30 ans la philosophie à l’Université de Nice. Bibliographie complète sur son site.

Santiago Espinosa

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Santiago Espinosa (Mexico, 1978) est docteur en philosophie et traducteur de Clément Rosset en Amérique latine. Ses travaux ont comme centre d’intérêt le rapport entre musique, littérature et philosophie. Il a déjà fait paraître dans la collection Encre Marine :

et son dernier ouvrage, Traité des apparences, clôt sa réflexion sur la notion d’expression en art et paraît également le 14 septembre 2017 :

 

Clément Rosset Santiago Espinosa

 

 

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